Vous êtes déjà baladé à Brest et vous vous êtes demandé pourquoi certains panneaux annonçaient « Degemer mad » au lieu du « Degemer mat » vu ailleurs en Bretagne ?

Aujourd’hui, on va parler consonnes de Schrödinger, orthographe(s) du breton et sandhi. 🔽
On parle beaucoup des mutations comme l’Ankoù, l’Everest du breton (kemmadur, plijadur!) mais on ferait bien de s’intéresser à la fin des mots.
En effet, en breton, on ne peut pas savoir exactement comment on va prononcer la consonne finale d’un mot avant de la réaliser en contexte. D’où mon appellation de finales de Schrödinger.
Que se passe-t-il exactement ? En fait, les langues celtiques, et en particulier le breton, font beaucoup réagir les mots à leur environnement. En breton, ça se traduit par quatre familles de mutation (ouais tu peux aller te cacher l’irlandais, p’tit joueur)…
… mais aussi par le phénomène de sandhi. Certains préfèrent parler de liaisons et réserver sandhi aux seules liaisons durcissantes...
...mais je trouve que le phénomène est différent du français : on n’est ni en train de ressusciter des consonnes disparues au XIIIème siècle ni en train de prouver qu’on sait lire.
Du coup j’utilise sandhi, ça me permet de me la péter en faisant croire que je parle sanskrit.
Petit point : même si les deux dérivent d’un phénomène phonétique, les sandhis sont différents des mutations parce que c’est un phénomène purement phonétique, y’a pas une once de grammaire là-dedans. On ne peut pas savoir si bateau est féminin avec le sandhi.
Du coup, qu’est-ce donc un sandhi. Vous savez que chaque consonne se construit sur un point d’articulation dans la bouche. Par exemple [f] se construit en plissant les lèvres pour former un petit trou et en laissant l’air passer.
Maintenant mettez votre main sur votre gorge (oui je sais que vous essayez chez vous, y’a pas de raison que j’ai été le seul être humain à passer pour un idiot dans le métro de Rennes).
Bref, maintenant, mettez votre main sur votre gorge et faites un [v]. Que remarquez-vous ? Oh joie, le point d’articulation est le même, mais, si vous avez correctement fait les choses, votre gorge a vibré !

Si vous sortez un [z] vous devriez consulter.
Donc, la plupart des consonnes fonctionnent par doubles de points d’articulation entre sourdes (comme [f]) et sonores comme [v]. Certains disent dures [f] et douces [v].

Par exemple : [p] / [b] ; [t] / [d] ; [k] / [g] ; [s] / [z] ; [th] / [dh] etc.
Comment ça fonctionne au jour le jour ? On a trois cas : 1) soit le mot est en finale, ou isolé, 2) soit il est devant un autre mot débutant par une consonne sourde, 3) soit il est devant un autre mot débutant par une consonne sonore ou une voyelle.
Cas 1) s’il n’y a rien derrière, on pendra toujours la version sourde de la consonne. Donc [ˈmɑːt].
Cas 2) devant une consonne sourde, on prend la version sourde de la consonne finale. Du coup : [mat͜ ˈkeːna].
Cas 3) devant une consonne sonore, on prend la version sonore de la consonne finale, ce qui donne : [ˈmɑd͜ da ˈzreːbi] ; et devant une voyelle, on fait la même chose : [mad͜ ˈeo].
(Fin de la première partie, 2ème partie à suivre.... maintenant)
Alors pourquoi ces différences ? Apparemment faut que ça coule en breton, que ça soit fluide. C’est légèrement plus difficile de faire suivre une consonne sourde par une consonne sonore et vice et versa.
Du coup on assimile la couleur de la consonne à ce qui suit, et même chose avec une voyelle.
Et en finale, on met tout en sourdine probablement pour économiser les cordes vocales pour le prochain kan ha diskan.

ⓘ This claim is disputed by official sources.
Non en vrai, j’en sais rien pourquoi c’est sourd en finale, même si ça doit être plus économique.
La difficulté de faire suivre des consonnes de deux natures différentes n’est pas inconnue du français, par exemple dans « absorbé », le <b> se prononce [p] sous l’influence de [s].
Depuis combien de temps on a des sandhis en breton ? En fait, les sandhis ont été inventés le 24 août 410 par un Breton qui voulait emmerder un Ro….
Non, évidemment je n’en ai aucune idée, même si on peut supposer que le même phénomène qui a donné lieu aux mutations soit intervenu, et on sait que les mutations sont apparues avant les Vème/VIème siècles. Donc probablement entre l’an 400 et le XIXème siècle.
Je me pose la question de savoir si ce phénomène existe dans d’autres langues celtiques, j’ai pas le souvenir en irlandais et j’ai pas fait assez de gallois, donc si des spécialistes peuvent se manifester.
Du coup qu’est-ce que ça veut dire pour l’écriture ? Parce que du coup, comment on note la fameuse finale ? Telle qu’on le prononce ? Mais pour le dico ? Sourd, sonore ?
Le breton s’écrit depuis longtemps. En dehors des quelques traces épigraphiques (coucou IRHA EMA * I.N.R.I.), on retrouve au Haut-Moyen-Âge (période du vieux-breton) tout un corpus de mots savants pour expliquer des mots latins difficiles, les gloses.
Pas de textes suivi (même si je ne désespère par de tomber sur une crypte à Landevennec) à part une liste d’ingrédients pour un remède de médecine. On note tout de même à cette époque une certaine unité dans l’orthographe, mais rien qui peut nous renseigner sur les sandhis.
Après un hiatus de plusieurs siècles, on retrouve une production écrite, très timide au début, plus importante par la suite, mais très littéraire aussi (je dois aller vérifier un manuscrit à Quimper où il y aurait des annotations en prose en moyen-breton mais chut).
On remarque là aussi un certaine unité dans l’orthographe (et la versification) ce qui fait supposer à certains chercheurs l’existence « d’écoles bardiques » sur le modèle gallois.
Ce qui me paraît certain, c’est qu’on a là un système relativement unifié et pas une anarchie de graphies différentes, même s’il existe évidemment des variations.
Mais par exemple, les mutations ne sont pas écrites (sauf marginalement, par erreur et non mes élèves ne sont pas des auteurs bretons du Moyen-Âge), ce qui laisse supposer une tradition écrite suffisamment forte pour contrer l’oral.
Qui des finales du coup ? Eh bien on constate que les finales sont très majoritairement écrites « dures » (j’utilise sourd/sonore à l’oral, mais dur/doux pour les lettres à l’écrit)...
...et même quand vous avez un <z> à la fin du mot, étant donné qu’il transcrit soit [θ] soit [ð], ce n’est pas concluant pour dire que c’est une consonne douce !
Cela reste comme ça apparemment jusqu’au XIXème siècle même si je lis çà et là des exemples de consonnes douces en fin de mot, chez Grégoire de Rostrenen qui écrit par exemple « mad ouc’h flemadur ar güenan », devant voyelle donc,...
...ou « ne gompser ket cals pe nebeud ar brezounecq », devant voyelle toujours.
Un décret datant de la période révolutionnaire (oui on traduisait les écrits officiels en breton en ce temps là, enfin, une partie de ce temps là) est particulièrement instructif [je ne l'ai plus sous la main mais dès que je le retrouve je le poste] :
même la conjonction de coordination «ha » qu’on prononce « hag » devant voyelle est écrite avec une consonne dure (« ac ») !
Ce soir, suite et fin de ce fil avec la révolution de 1908 !
On continue ?
En 1908, c’est le tremblement de terre. Soudainement, des centaines de mots qui n’avaient rien demandé à personne sont écrits avec une consonne douce. Pourquoi ? Comment ? A qui profite le crime ?
On cherche en ce début de XXème siècle à avoir une orthographe unifiée du breton (plusieurs systèmes avaient vus le jour, dont l’un pour le Vannetais), mais Ernault et Vallée vont plus loin puisqu’ils proposent une réforme de l’écriture des finales.
En observant la dérivation par les suffixes -oc’h, -añ et -at qui marquent le comparatif, superlatif et exclamatif, ils supposent qu’il faut écrire les adjectifs avec une consonne dure (comme bras < brasoc’h)....
et les noms avec une consonne douce (puisque l’ajout d’un suffixe pluriel comme -où révèle souvent une consonne douce, comme mad < madoù).
L’orthographe 1908 introduit donc une différence d’écriture selon la nature des mots, en supposant que les mots du breton fonctionnent par double aux finales différentes.
On sait aujourd’hui que cette analyse reposait sur une erreur. On aurait pu le comprendre étant donné la perméabilité entre les classes de mots en breton (finalement tout est un peu un nom : anv-kadarn, anv-gwan, anv-gwan)...
... mais on a surtout avancé dans la compréhension de la langue.
Il se trouve que les suffixes sur lesquels se fondaient Ernault et Vallée ne sont pas aussi neutres qu’on le pensait : chacun d’eux avait au Moyen-Âge un [h] qui durcissait la finale de l’adjectif et le durcit toujours.
Du coup, pour se rendre compte de la véritable consonne d’un mot en dérivation, il faudrait utiliser un suffixe neutre, c’est à dire qui ne provoque ni durcissement, ni adoucissement, de ladite consonne.
Heureusement, ces suffixes existent. On observe donc qu’en suffixant <bras> par -ig ou -ez on obetient <brazig> et <brazez> OH VA DOUE UR -Z EVEL ZORRO !
On reviendra sur ce que cela signifie pour notre propos, mais revenons en 1908. Les propositions d’Ernault et Vallée ont été adoptées par les écrivains sous le nom d’écriture KLT.
Dans un effort pour forger une écriture qui représenterait l’ensemble du domaine bretonnant, y compris le vannetais du coup, les discussions se sont poursuivies avec les écrivains concernés jusqu’à la veille de la guerre.
C’est finalement pendant la guerre que l’écriture peurunvan va être finalisée, non pas à l’initiative des Allemands tel qu’on peut le lire ici ou là...
... mais bien sous l’impulsion du régime de Vichy qui souhaitait à ce moment là autoriser des cours de breton à l’école, mais « regrettait » [sic] qu’il n’y ait pas d’orthographe unifiée.
Donc, non, le peurunvan n’est pas une orthographe de nazis, c’est le fruit de décennies de discussion pour créer une orthographe standard, même s’il faut reconnaître que le contexte a permis à ces discussions d’aboutir.
Pour revenir sur le plan plus linguistique, le peurunvan n’est pas revenu sur les innovations d’Ernault et Vallée concernant les consonnes finales.
Comme c’est l’orthographe qui a été adoptée par les écrivains d’Al Liamm au sortir de la guerre, puis par les écoles Diwan et l’Université Rennes II par la suite...
...elle s’est imposée comme une orthographe quasi-officielle avant d’être utilisée par la région et choisie par l’Educ Nat quand il a fallu faire des concours, des examens et des filières bilingues.
Mais il y a eu d’autres propositions d’orthographe. Après guerre, Frañsez Falc’hun, professeur à l'université de Rennes, travaille sur une nouvelle proposition d’écriture. Pour les finales, il propose quasi-systématiquement d’écrire les consonnes finales dans leur version douce.
Je ne sais pas bien si c’était le but lors de sa création, mais ce choix va être vu comme facilitant l’apprentissage des sandhis adoucissants qui sont la grande majorité des cas entendus en breton.
En effet, l’effet Buben, l’influence de l’écrit sur l’oral, fonctionne à l’avantage de l’apprenant qui va naturellement dire [mad͜ ˈeo] mais au désavantage du peurunvan qui pousse à dire [mat͜ ˈeo] si l’apprenant n’est pas naturellement immergé dans un environnement bretonnant.
Devant les débats, souvent plus politiques que scientifiques, entre partisans du peurunvan et partisans du skolveurieg...
...et les défauts des deux systèmes (en particulier le manque de prise en compte de ce qui n’est pas léonard par le skolveurieg #oups ), certains ont proposé dans les années 1970 une autre orthographe.
Cette orthographe, c’est l’interdialectale (etrerannyezhel).
Les principes de cette orthographe, outre le fait qu’elle puisse être utilisée par tous les dialectes, d’où son nom, c’est de se reposer sur l’étymologie des mots.
Par exemple <zh>, <z> et <s> peuvent tous les trois représenter le son [z] en léonard, mais uniquement s’ils proviennent respectivement d’un [θ], d’un [ð] et d’un [s], qui seront prononcés différemment hors du Léon.
Par exemple : Breizh < [ˈbrɛjθ] ; ruz < [ryð] ; et nos < [nos]. Du coup le son [s] est transcrit <ss>.
Pour ce qui est des consonnes finales, elles sont notées selon l'étymologie. Du coup selon la dérivation si je ne m'abuse (si quelqu'un peut contredire, qu'il le fasse, je n'utilise pas cette orthographe).
L’idée était également de se rapprocher de l’orthographe des autres langues brittoniques et du breton écrit pré-Gonideg, mais l’emploi des finales douces est, on l’a vu, une rupture par rapport aux habitudes du breton ancien.
Alors qui utilise l’interdialectale aujourd’hui, quels sont leurs réseaux ? Eh bien peu de monde, cette orthographe étant arrivée au mauvais moment, et ayant été largement ignorée dans la bisbille peurunvan/skolveurieg.
Au même moment naissaient les écoles Diwan qui ont très vite choisi le peurunvan, suivies par l’enseignement bilingue public et les services de la région. Pourtant l’interdialectale a des arguments intéressants.
Aujourd’hui, la dernière maison d’édition qui publiait en skolveurieg, Emgleo Breiz, a fermé il y a quelques années.
Skol Vreizh a publié en interdialectale, mais pas systématiquement, et je ne sais pas s’ils le font encore (j’imagine que oui).
Le peurunvan s’est imposé à tous les niveaux, c’est l’orthographe quasi-officielle du breton, c’est d’ailleurs la seule orthographe admise pour les concours de l’Educ Nat.
Aujourd’hui, beaucoup estiment qu’il ne faut « pas rouvrir la querelle de l’orthographe », que « tout ça c’est derrière nous », voire qu’on ne fera pas mieux que le peurunvan.
Pourtant les remises en cause existent, se portant principalement sur les consonnes finales, comme la proposition de rénover le peurunvan portée par Albert Boché et Jean-Claude Le Ruyet.
Mais du coup, pourquoi ces panneaux aux orthographes différentes ? Quand les premiers panneaux routiers ont été installés dans les années 1980, l’orthographe universitaire était encore largement utilisée par l’université de Brest, l’OPAB n’existait pas.
Il n’y avait donc pas de service unifié pour conseiller les collectivités territoriales sur l’orthographe. Il n’est donc pas étonnant que la ville de Brest se soit adressée à l’UBO pour ses panneaux, et ce jusqu’à assez tard.
Aujourd’hui, l’@OPAB_OPBL conseille et oriente les collectivités territoriales, les entreprises et même les services de l’État quand ils installent des panneaux sur les voies rapides, et l’orthographe utilisée est le peurunvan.
Mais ici où là (souvent dans les magasins, comme au Géant de Morlaix si mes souvenirs sont bons) subsistent des traces d’autres orthographes selon les sources utilisées. Et comment cela se voit ? Avec les consonnes finales !
PS : Si j’ai fait des erreurs, n’hésitez pas à me les signaler gentiment 😉
PPS : Je lisais l’autre jour quelqu’un écrire qu’introduire les consonnes douces en fin de mot serait « la plus grande rupture dans le système orthographique de l’histoire du breton » (rien que ça).
Pour moi non. La réforme de 1908 a déjà fait une partie de ce boulot. Et je ne pense pas qu’on soit dans une plus grande rupture que l’écriture des mutations par le Père Maunoir en 1659, ou l’imposition de la lettre unique <k> pour le son /k/ par le Gonideg.
Cela étant dit, j’aimerais qu’on revienne sur l’idée de ruptures « sans précédents » dans l’histoire de l’orthographe du breton, de faire comme si peurunvan et skolveurieg étaient deux alphabets différents.
Si on devait calculer le pourcentage de changements entre chaque réforme et chaque système, on s’aperçoit qu’on est quand même sur la base commune de l’alphabet latin, faut pas exagérer.
JC Le Ruyet a chiffré les changements apportés par le peurunvan 2.0, c’est moins de 20 % si je me souviens bien. On a vu pire.
Allez, merci à vous d'avoir lu si loin, au prochain fil et au dodo !
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