Les discussions suaves d'hier sur Napoléon m'ont remis en tête un tableau qui m'a stupéfait d'admiration chaque fois que je l'ai contemplé. Du coup, pour les 5 prochaines minutes, je vous propose un court thread sans insulte ni imprécation mais plein de belles images.
Le « Tres de Mayo » a été peint par Goya en 1814 et constitue, je crois, une vision prophétique de ce que fut le « moment Napoléon » en Europe. Le tableau dépeint un groupe d'insurgés espagnols par les troupes françaises après un soulèvement populaire à Madrid en 1808. 1/24
Ce qui frappe en voyant ce tableau (aux très grandes dimensions en réalité) c'est le contraste entre le groupe des insurgés, très organique, où chaque individu est représenté de façon tout à fait personnelle, et le peloton de soldats, minéral, anonyme, compact et uniforme. 2/24
Avant de nous confronter à cette triste représentation des Français, attardons nous sur le groupe des insurgés. Goya y embrasse l'unicité psychologique de chaque individu : certains cachent leurs visages devant l'horreur du spectacle, d'autres veulent regarder la mort en face...
Ce souci rattache Goya au « paradoxe romantique » : l'exaltation des ressentis personnels dans un siècle de masse ; l'individu est pris dans une Histoire qui le dépasse et n'a aucun scrupule à le sacrifier, et pourtant, c'est son regard qui donne leur valeur aux événements. 4/24
(c'est typiquement le fil conducteur de 90% des romans de Victor Hugo)
Plus globalement, Goya s'attache aux exigences de la peinture d'Histoire, avec par exemple une sociologie exacte des insurgés : on voit qu'ils sont issus des classes populaires (avec des habits assez humbles) et du bas clergé, comme le franciscain tonsuré à genoux. 5/24
Malgré ses liens avec l'élite, Goya se plie à la vérité des faits : durant l'occupation française, la noblesse a largement collaboré, alors que la « guerilla » (mot inventé à cette occasion) est menée par le petit peuple et l’Église qui voit en Napoléon le serviteur du Diable.
Mais la vérité que déploie Goya ne se limite pas à l'exactitude historique, elle embrasse un regard mystique sur l'événement. Dans la diagonale entre le franciscain et le clocher à l'arrière-plan qui rappellent la place de la foi chrétienne dans l'histoire espagnole... 7/24
… on trouve le personnage principal, au centre et en pleine lumière, figé dans une posture christique, bras en croix, vêtu de blanc comme les martyrs dans le livre de l'Apocalypse ; et sur sa paume droite, Goya a été jusqu'à lui placer l'une des stigmates de Jésus. 8/24
Ici, Goya reprend tous les codes de la peinture religieuse de martyr, en les insérant de façon très habile dans sa peinture d'Histoire : par exemple, les vêtements blanc et jaune de l'insurgé sont celles de la lampe, signe que les martyrs sont la véritable lumière du monde...
…mais ce martyr ici se comprend aussi bien sur le plan séculier que religieux. De même, la lampe est celle des soldats pour leur macabre tâche, détail technique et historique qui se fond dans l'idée chrétienne que les bourreaux apportent sans le savoir la lumière des saints.
Ici, il faut rappeler que le Tres de Mayo forme un diptyque avec le Dos de Mayo qui représente la journée de l'insurrection. Il y a beaucoup à dire sur cet autre chef d’œuvre ; je vais juste parler du choix de représenter l'occupant français par ses mercenaires égyptiens... 11/24
Cela rattache l'insurrection populaire à l'imaginaire de la Reconquista, en le dés-aristocratisant : la figure épique espagnole du Matamore (« tueur de maures ») n'est pas incarnée par un chevalier en armure, mais par le peuple soulevé... 12/24
De même, dans le Tres de Mayo, la catholicité de l'Espagne ne s'incarne pas dans une alliance du trône et de l'autel, mais dans la plèbe martyrisée, et pour reprendre un mot important de la théologie chrétienne, « configurée » au Christ. 13/24
Ces deux tableaux sont une très belle illustration du fait que Napoléon a fait éprouver contre lui au peuple espagnol les idéaux de la Révolution française : la Liberté, l’Égalité, et la prise en charge par le peuple de son propre destin. 14/24
Sur le plan de l'histoire de l'art, Goya montre sa capacité à jouer des codes, briser les frontières entre les genres, et le Tres de Mayo est à mon goût une fusion unique des canons de la peinture historique et de la peinture religieuse. Mais son prophétisme ne s'arrête pas là...
Au groupe organique, lumineux et spirituel des insurgés s'oppose la masse minérale, ténébreuse et uniforme des soldats français. Et à l'époque où j'étais guide, ce tableau était l'un des seuls où je considérais que l'anachronisme n'était pas seulement permis, mais obligatoire.
En regardant ce tableau deux siècles plus tard, il serait à la fois hypocrite et stupide de ne pas rapprocher cette masse implacable de soldats anonymes de nos représentations du totalitarisme, fasciste, soviétique, daeshien ou autre. Comment mieux articuler cette impression ?
Depuis l'Antiquité gréco-romaine, la culture occidentale a voulu lutter à l'intérieur et à l'extérieur d'elle-même contre la « barbarie » par (en autres) la discipline, vue comme une force de civilisation ; cf. le cliché des Romains disciplinés contre les barbares sauvages. 18/24
De ce point de vue, l'un des grands traumatismes du totalitarisme au XX° siècle, c'est celui qu'illustre très littéralement ce tableau de Goya : la Barbarie s'est retrouvée du côté de la Discipline. 19/24
Encore plus troublant, Goya met l'accent sur le processus répétitif de l'exécution : à l'avant-plan, on voit les cadavres des insurgés qui viennent d'être fusillés, au milieu ceux qui sont sur le point d'être exécutés, et derrière ceux qui vont suivre. 20/24
En un tableau sont devancées toutes les pages qui disserteront sur les liens entre la violence totalitaire et l'esprit machinal de notre modernité ; à la vie organique, individuelle et spirituelle des insurgés s'oppose la répétition minérale, anonyme et mécanique des exécutants.
De ce point de vue, Goya accomplit la prouesse de produire une œuvre antifasciste plus d'un siècle avant la naissance du fascisme -et certes, là où ça n'est pas glorieux pour nous, c'est qu'il le fait contre la France-pays-des-droits-de-l'homme toussa toussa. 22/24
Or, dire « Goya a fait une œuvre antifasciste », ce n'est pas dire « Napoléon=facho » ; c'est inscrire le moment napoléonien dans un temps long qui permet de déceler à l'ouverture de notre modernité politique les germes de toutes ses formes futures, y compris les plus horribles.
Le caractère prophétique du Dos et Tres de Mayo peut ainsi se comprendre de plusieurs manières : la réappropriation du passé, le déchiffrage spirituel du présent et la prémonition de l'avenir. 24/24
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En tous les cas, je souhaite à chacun de nous de croître chaque jour en lucidité et en espérance ;
bonne fin de semaine, paix à tous !
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