[THREAD] Qu'est-ce que le féminisme matérialiste ? Quelles sont les différences avec le féminisme essentialiste ? Quels liens avec avec le lesbianisme politique ? On va essayer d'y voir plus clair

Avant toute chose je précise que ce thread est destiné à être lu avant tout par des personnes qui ne connaissent pas ou peu les théories féministes matérialistes

C'est vulgarisé afin que n'importe qui puisse comprendre et se forger un avis

Je ne vais pas vous abreuver de références mais j'en donnerai quand même quelques unes (et elles seront également regroupées en fin de thread)

Il risque d'y avoir des approximations, n'hésitez pas à corriger/compléter en commentaire !

Pour commencer, le féminisme matérialiste est né en critique du marxisme : l'idée est que l'émancipation des femmes ne serait pas secondaire à la lutte des classes, au contraire

Silvia Federici notamment va théoriser là-dessus en avançant que l'extorsion du travail des femmes par les hommes était antérieur au capitalisme puisque nécessaire à sa perpétuation

Bref le féminisme matérialiste va réutiliser la grille d'analyse du marxisme sur les rapports femmes-hommes

En (très) gros il va voir les femmes et les hommes comme des classes, avec des rapports d'exploitation entre ces classes

Dans cette perspective, être une femme renvoie à des conditions matérielles d'existence : vivre le sexisme est ce qui fait de nous des femmes

Autrement dit, le genre est construit, "on ne nait pas femme, on le devient"

Le matérialisme s'oppose, d'un point de vue historique, politique et idéologique, à l'essentialisme

L'essentialisme, dans le féminisme, c'est l'idée qu'il existerait une "essence féminine" et que l'oppression que vivent les femmes est liée à cette essence

Les féministes essentialistes vont donc envisager le combat féministe comme une revalorisation du féminin et de toutes les caractéristiques qui y sont rattachées : valoriser les métiers du "care" par exemple

Le féminisme matérialiste, au contraire, envisage le féminin comme une construction sociale et considère que le genre doit être aboli

Le féminisme matérialiste pense le patriarcat comme des pratiques matérielles : il y a un mode de production patriarcal, où les hommes extorquent le travail domestique fourni par leur compagne au sein du foyer

Cette exploitation économique touche toutes les femmes, qui forment donc une classe

Évidemment je schématise énormément

Des dynamiques d'exploitation existent également au sein de la classe des femmes, quand les femmes bourgeoises exploitent des femmes pauvres et/ou racisées qui réalisent le travail domestique à leur place par exemple

Ce qui est reproché au féminisme essentialiste c'est donc le fait de ne pas remettre en question les rôles genrés de la société, et de toujours cantonner les femmes à certains rôles prédéfinis par les hommes

Pour mieux comprendre le sujet et l'aborder sans vulgarisation approximative, je vous renvoie à Delphy (critiquable mais indispensable à connaître je pense quand on parle féminisme matérialiste), avec "l'ennemi principal" ou "pour un féminisme matérialiste"

Vous pouvez aussi (re)lire Simone de Beauvoir étant donné que les matérialistes s'appuient beaucoup sur ses écrits

Et si vous avez la flemme de lire des ouvrages entiers, dirigez vous vers des essais, ou des extraits/résumés, vous en trouverez plein sur internet !!

Maintenant parlons de ce qui fait polémique tous les 2 jours sur ce réseau : le féminisme séparatiste aussi connu sous le nom de lesbianisme politique

On peut dire que c'est une sous-catégorie radicale du féminisme matérialiste

Dans cette perspective, les hommes sont la classe ennemie et l'hétérosexualité un régime qu'il faut rejeter

L'idée est donc de s'extraire de toute collaboration avec les hommes, et de rendre ses relations avec les femmes centrales dans sa vie (relations au sens large, pas que sexuelles/amoureuses)

Les lesbiennes ne sont pas considérées comme des (vraies) femmes dans la société ; puisqu'elles ne correspondent pas à ce que le patriarcat a défini comme étant une femme = en relation avec un homme

Comme le but du féminisme matérialiste est d'abolir le genre, et que les lesbiennes ne sont pas des femmes, être lesbienne devient un moyen pour les femmes d'aller au delà des catégories de genre et donc de s'extraire du système hétéropatriarcal

Ne pas relationner avec les hommes, c'est ne pas subir l'exploitation domestique et ne pas être exposée aux violences au sein du couple (ça n'empêche pas de subir les violences en dehors du couple, on s'entend)

Être féministe séparatiste ne signifie pas se forcer à avoir des relations sexuelles/amoureuses avec des femmes ; juste exclure les hommes de ses relations

On pourrait dire que c'est l'application littérale du "men are trash"

Pour commencer à s'intéresser à ce féminisme vous pouvez lire Monique Wittig

Je ne vais pas m'étaler plus longuement sur le lesbianisme politique, mais si vous voulez on peut en reparler en commentaire (dans le respect svp, ici on respecte les opinions différentes des nôtres)

Pour finir quelques critiques faites au féminisme matérialiste

Les marxistes bien sûr sont en conflit avec les féministes matérialistes ; pour eux le capitalisme peut fonctionner sans le travail domestique gratuit fourni par les femmes

Le féminisme matérialiste a aussi pu connaître des critiques de la part des féministes décoloniales sur son universalisme

Et en effet, théoriser une classe des femmes tend à universaliser l'oppression que vivent les femmes

Cela dit avec la diffusion de l'analyse intersectionnelle le féminisme matérialiste prend de plus en plus en compte ces questions

On va finir ce thread ici car beaucoup de choses ont déjà été dites

Si y'a besoin d'éclaircissements, de corrections : n'hésitez pas !

Pour finir, que vous soyez d'accord ou pas avec la théorie féministe matérialiste, dites moi : pourquoi ? Et dans quel(s) féminisme(s) vous reconnaissez vous ?

Merci d'avoir pris le temps de lire, quelques références :

- Silvia Federici, Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive
- Christine Delphy, L'ennemi principal
- Christine Delphy, Pour un féminisme matérialiste

- Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe
- Monique Wittig, La pensée straight
- Monique Wittig, On ne nait pas femme