1/ Quand tu es le public cible d’un tweet de niche.

Saviez-vous que je connais étonnamment bien le CDD e-sportif ? C'était mon sujet de mémoire en M2.

Je vais vous le résumer aujourd'hui : préparez-vous à un thread long comme une tranchée en 1917. https://twitter.com/Kalytis_/status/1386821738223263744?s=20
2/ Je vous passe les détails sur ma passion des JV et le fait que j’ai du me battre pr ce sujet contre des mecs pour qui l’e-sport, c’était Lol le samedi soir avec les potes.
Sans savoir que depuis l'année précédente, le prize pool de TI16 dépassait la somme historique de 20M$.
3/ (Je vous raconte qd même un peu pcq pour nous départager, j'avais organisé deux petites visio avec des questions de culture G sur l’e-sport, c’était rigolo).

Bref, j’ai finalement pu traiter ce sujet en M2, avec mon enseignant préféré en directeur.
4/ Pourquoi parler d’e-sport et de droit du travail ?

En premier lieu parce qu’un contrat de travail spécifique - qu'on appellera le CDD e-sportif - avait été mis en place 2 ans auparavant et qu'un seul article scientifique portait sur ce sujet.
Il y avait de quoi faire.
5/ Ce n'est que depuis 2016 que le droit s’intéresse au secteur de l’e-sport.

Ce qui n'est pas trop tôt quand on sait que l’e-sport existe depuis quelques décennies et que le secteur du jeu vidéo est économiquement florissant depuis plusieurs années.
6/ Ne croyez pas pour autant que le législateur a légiféré dans ce domaine de sa propre initiative.

Au pays du Meuporg, il n’est pas question de prendre le sujet des JV au sérieux sans être poussé à le faire.
7/ Un peu d'histoire. La loi portant les première dispositions relatives à l'e-sport est la loi pour une République numérique, portée par Axelle Lemaire.

Cette loi est la première loi en France dont la préparation a fait l'objet d'une consultation publique.
8/ Chacun citoyen pouvait émettre des propositions et voter pour celles qu'il voulait.

Ce sont les joueurs et les geeks qui ont proposé et fait remonter le besoin de légiférer dans ce domaine.

Axelle Lemaire, canadienne convaincue de la légitimité du JV, s'est saisie du sujet.
9/ A ce stade de l’aventure, seul l'encadrement des compétitions de jeux vidéo est étudié.

Ces dernières étaient à l'époque confrontées à un authentique vide juridique qu'il fallait résoudre au plus vite. (Pas comme celui-ci lol👇) https://twitter.com/E_DupondM/status/1386277631197388800
10/ Les compétitions de JV faisaient l’objet d’une tolérance, mais étaient techniquement encadrées par la réglementation sur les loteries et les jeux d’argent.

Difficile de construire tout un secteur d’activité sur une telle insécurité juridique.
11/ Le législateur s’est donc attelé à sécuriser la situation juridique de ces compétitions. Ce qui est fait.

C’est dans un deuxième temps seulement que s’est posée la question du cadre d’emploi des e-sportifs eux-mêmes. Ce sur quoi j’ai travaillé pendant plusieurs mois.
12/ Bah oui : comment un joueur professionnel de jeux vidéo gagne-t-il sa vie ?
Aujourd’hui, on répond facilement : « en faisant des jeux vidéo ». Twitch s’est démocratisé, le grand public, a fortiori vous sur Twitter êtes + ou – au courant de cette façon de travailler.
13/ Mais il n’y a ne serait-ce qu’une poignée d’années, le fait de jouer pour gagner sa vie était bcp moins facile à envisager.

Heureusement, la téléréalité avait ouvert la voie.

Eh oui.

On va parler de téléréalité.
14/ Savez-vous ce que l’e-sportif français doit à l’Île de la tentation ?

Réponse : Un contrat de travail, rien de moins. Plus précisément : l’idée que jouer, ça peut aussi être un travail salarié.
15/ La jurisprudence l’Île de la tentation est l'une de mes préférées de tous les temps.

Dans cette affaire, les joueurs de l’Île de la tentation on revendiqué le droit de percevoir un salaire pour leur participation à l’émission.
16/ Car oui, fût-un temps où ces joueurs n’étaient pas payés et ne pouvaient qu’espérer toucher un gain à la sortie de l’émission. Pour peu qu’ils gagnent.

La Cour de cassation a donc du se pencher sur le cadre de ses personnes. Et elle l’a fait avec ses outils : la loi.
17/ Plus précisément deux outils.

1- Le principe selon lequel la qualification d’un contrat de travail est indisponible.
Il signifie que même si vous appelez votre travailleur "autoentrepreneur", le juge pourra reconnaître un contrat de travail (coucou @ubereats_fr 👋😡).
18/ 2- Les critères (cumulatifs) du contrat de travail :
- une prestation de travail
- un lien de subordination
- une rémunération.

(Pas besoin d’être réellement payé, il suffit que le juge estime que vous deviez l’être.)
19/ Le juge a donc dû se demander : est-ce que les participants de l’Île de la tentation effectuent une prestation de travail ? Sont-ils subordonnés à l’organisateur de la téléréalité ?
(20/ Est-ce le moment où je vous parle de ma belle-sœur qui a participé à une émission de téléréalité et du fait que je sais désormais de source sûre que tout y est scripté et que les acteurs travaillent comme des fous dans des conditions pas terribles ? Oui.)
21/ Bon. Pourquoi je vous parle de tout cela ?

Parce qu’à l’époque, les émissions de téléréalité étaient présentées comme des jeux. Au public comme aux participants. Ces derniers étaient donc des « joueurs » pas des « travailleurs ».

(Vous commencez à me voir venir ?)
22/ Cette situation permettait de faire travailler ces gens gratuitement.

Mais la Cour de cassation ne l’entend pas de cette oreille. Ces personnes ont beau participer à un « jeu », elles n'en sont pas moins salariées.

Voici un extrait de la décision de la Cour en 2009 :
23/ La lecture de cette décision brise le mythe de la télé « réalité », mais nous apprend quelque chose d’essentiel pour notre histoire d’e-sportif : la participation à un jeu n’est pas exclusive d’une situation de travail salarié.
24/ En lisant l’extrait on se rend même compte que le « jeu » implique parfois un investissement bien supérieur à ce qui est attendu du salarié moyen.
25/ Revenons à nos e-sportifs. Nous sommes très loin des origines du droit du travail et des usines de la Révolution industrielle, mais si les participants à des émissions de télé-réalité peuvent être salariés, on se doute bien que des joueurs de jeu vidéo peuvent aussi l’être.
26/ En 2016, les quelques e-sportifs professionnels français avaient essentiellement un statut d’indépendant un peu bricolé.

Le législateur a fini par se poser cette question : quel cadre d’emploi pour les e-sportifs ?
27/ Déjà, c’est quoi un e-sportif ?

A priori, un·e joueu·r·se qui participe à des compétitions de jeux vidéo organisées en saison et est payé pour. Il ou elle est souvent encadré·e par un entraîneur/un coach et fait parfois partie d’une équipe.

Ça ne vous fait penser à rien ?
28/ Moi ça me fait penser aux sportifs.

Faut dire qu’entre e-sport et sport il n’y a qu’une lettre et un tiret.

Et ça tombe bien parce qu'en 2015, un an avant la LPRN un contrat spécial pour les sportifs professionnels était créé dans le code du sport en 2015. Une aubaine !
29/ Qu’à cela ne tienne, le législateur a trouvé son modèle : il calquera le CDD e-sportif sur le CDD sportif.

Si la question du rattachement de l’e-sport au sport étaient discutée, il n’était à l’époque pas question de faire d'office des e-sportifs des sportifs.
31/ Concernant le CDD e-sportif, il a fallu bricoler un cadre juridique qui reprenne ce contrat de travail tout en l’adaptant au spécificités de l’e-sport.

Parmi les derniers points étudiés pour le projet de loi, le texte devait être élaboré rapidement.
32/ L'idée générale de mon mémoire est la suivante : l’e-sport présente des particularités qui rendent inadéquates une parties des règles du droit du travail. Ces particularités ne doivent pas justifier des atteintes trop importantes aux droits des e-sportifs.
33/ Le sport et l’e-sport ont des particularités les empêchant de relever du droit du travail traditionnel.

Les périodes sont courtes, les employeurs et les équipes changent rapidement, les travailleur-ses sont jeunes, parfois mineurs, les modes de rémunération atypiques.
34/ Les conditions de travail sont aussi atypique : il y a les entraînements, les déplacements pour les compétitions - parfois à l’international - des horaires particuliers, souvent de nuit.
35/ Le droit du travail classique est partiellement inadapté, et on ne voudrait pas que la précarité admise de ses milieux « contamine » le droit du travail en général.

Il faut donc un contrat à part, comme pour les sportifs.
36/ Mais dans le même temps, les protections du droit du travail sont justifiées pour ces « joueurs de jeux vidéo compétitifs » qui effectuent une prestation de travail subordonnée pour les personnes qui les emploient.
Le droit du travail permet d’équilibrer un rapport de force.
37/ Quand on parle d'e-sport et de sport on pense tout de suite aux superstars en position de force, mais ces dernières ne représentent qu'une infime partie des joueurs.
38/ En tant que travailleurs dans un secteur particulier, leur droit à la vie privée et au repos doivent être garantis, notamment compte tenu de leurs horaires de travail.
Les joueurs sont exposés à des risques professionnels (psychosociaux et physiques) du fait de leur activité.
39/ On trouvera au premier rang de ces risques les troubles musculosquelettiques, mais aussi des risques psychologiques.

Notamment, pour les femmes, des risques liés au cyberharcèlement et aux violences sexuelles, importantes dans ces milieux.
40/ Doit aussi être prise en compte la durée des carrières des joueurs qui, à l’instar des sportifs, des danseurs et de certaines autres professions est assez courte.

Il faut donc prendre en compte cette particularité pr éviter que l’e-sport devienne une trappe à vieux pauvres.
41/ Rapprocher le statut des e-sportifs de celui des sportifs présente ainsi cet intérêt de les rapprocher des dispositif de formation et d’accompagnement dont bénéficient les sportifs.
42/ BREF. De ces considérations et de bien d’autres encore est né le CDD e-sportif.

C’est un des tous premiers cadre d’emploi dédié à l’e-sport au monde. (Ce qui ne veut pas dire qu’il est bien conçu, ce n’est pas le cas, son recours était, en 2018, excessivement complexe).
43/ C’est un contrat très atypique, comme le CDD sportif, qui subordonne son recours à une agrément, et peut être conclu pour une durée de 1 à 5 ans.
On ne le trouve pas dans le code du travail, mais dans la loi pour une République numérique, les textes n’ont pas été codifié.
44/ A l’époque où j’ai travaillé sur ce sujet, il n’y avait en tout et pour tout qu’un seul article juridique français sur l’emploi des e-sportifs professionnels, ce qui était tout à fait exaltant pour une chercheuse en herbe.
45/ Pour l’anecdote, le premier colloque juridique sur l’e-sport s’est tenu durant ce mémoire, à Poitiers. J’ai eu la chance d’y assister et d'y contempler Axelle Lemaire lire son Canard enchaîné durant une intervention un peu longue.
46/ Il a donné cet ouvrage de référence, que je conserve religieusement ! Ci joint : une photo de ma première bible scientifique <3
47/ J’ai aujourd'hui complètement changé d’axes de recherche et je ne sais pas du tout ce qu’il est advenu de ce CDD ! A-t-il été modifié ? Des joueurs sont-ils embauché grâce à lui ? Est-ce que plus de trois structures ont réussies à être agréées ?
48/ Je suis super contente, car j'ai appris récemment que @Kalytis_ travaille en thèse sur ces questions passionnantes !

J'ai hâte de découvrir son travail, surtout depuis qu’il est devenu une rockstar qui publie dans Dalloz 🤩

Ce thread est terminé, à bientôt twitter 👋
You can follow @Lawphilisee.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

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