J’aimerais détailler un point, implicite dans ces avis : celui de l’enjeu de la conservation des données par l’État, qui n’est ni plus ni moins que l'enjeu du maintien de l’État de droit et de la démocratie. Le sujet peut paraître théorique, déplacé ou excessif : il ne l’est pas. https://twitter.com/oliviertesquet/status/1386593684939022339
En 1950, des États dont la France ont conçu puis adopté la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), inspirée notamment de la déclaration des droits française et des principes de justice criminelle posés par Beccaria (voir Des délits et des peines, préface R. Badinter).
La Charte UE sur les droits fondamentaux, qui base les décisions de la CJUE, a les même sens et portée que la CEDH concernant les droits consacrés dans les 2 textes, tel que le droit à la vie privée (Charte art.52). Et la CEDH est impérative pour les États de l’UE (entre autres).
Il est crucial de rappeler que la CEDH a été adoptée à la sortie de la 2de guerre pour prévenir le retour du totalitarisme. Respecter ses termes revient à maintenir un régime politique respectueux de l’individu et l’État de droit. En sortir initie une démarche totalitaire.
Les principes posés par la CEDH sont simples : une atteinte aux libertés dont la vie privée doit être posée dans une loi claire et détaillée, avoir une finalité légitime et précise, être efficace et proportionnée à cette finalité (notamment à travers des garanties et contrôles).
Sur le contenu de l’analyse de proportionnalité, je poste en cas d’intérêt cette page un peu plus détaillée, provenant d’une publication que j’ai commise en 2017 ("La captation des données", dans un ouvrage dont je poste aussi la couverture pour les références).
La question n’est donc pas de savoir si conserver toutes les données de trafic est opérationnellement efficace. Ça l’est sans doute plus que de moins conserver, sous réserve encore de le démontrer (et de démontrer qu’une hausse du budget accordé à la justice ne suffirait pas).
La question est de savoir si le différentiel d’infractions évitées/punies vaut le niveau d’ingérence (extrême) dans les libertés que constitue une conservation / une écoute généralisée des données de trafic. L’ingérence est effectivement "extrême" : …
…dans le monde physique, cette conservation reviendrait à imposer à chaque personne de pointer à la sortie de son domicile et à ce qu’il soit pris note de sa destination, de son temps de parcours ainsi que du nom de tous ses interlocuteurs et activités, le temps de sa sortie.
Accepterions-nous ce contrôle ? Non. Car "même dans les corps de l’État les plus estimables et les plus respectables, il y a des tentations, des faiblesses, des fragilités" (N. Chahid-Nourai, LPA n°122, 20 juin 2001, p.25s). Le risque pour les libertés (incluant l’auto-censure)..
.. est bien trop fort eu égard au différentiel de sécurité gagné.. lequel reste une nouvelle fois inconnu alors que la CEDH impose qu’il soit démontré "de manière convaincante" (ex. CEDH, Crémieux c. France §38).
Sur cette obligation de preuve, voici la p. 4 de l’opinion 9/2004 du groupe de travail de l’article 29 (aujourd’hui appelé CEDP) – le renversement de la charge de la preuve opéré dans l’arrêt FDN du CE (§40) ayant été fait en violation de ce principe.
Concernant la marge de manœuvre des États dans la lutte contre le terrorisme, la CEDH a eu cette formule éloquente : " Les États (..) ne disposent pas (..) d’une latitude illimitée pour assujettir à des mesures de surveillance secrète les personnes soumises à leur juridiction...
...(tenant le) danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre, (ils) ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre (..) le terrorisme, n’importe quelles mesures jugées par eux appropriées » (CEDH, Klass, req. 5029/71, §49).
Le groupe de travail art. 29 ajoute : "Les mesures qui pourraient s’avérer utiles pour faire respecter la loi ne sont pas toutes souhaitables ou ne sauraient être toutes considérées comme une mesure nécessaire dans une société démocratique" (avis 9/2004, p.4).
Quant à la question des droits de l’État au vu des droits que s’arroge l’industrie, la question n’est pas de savoir qui ira le plus loin, mais de savoir quand l’État s’acquittera de son obligation positive de faire respecter la CEDH sur son territoire (CEDH, X et Y /Pays Bas §23)
Sur cette obligation positive des auteurs évoquent "l'effet horizontal de la Convention" ; voir par ex. Antoinette Rouvroy @arouvroy, "Privacy, Data Protection, and the Unprecedented Challenges of Ambient Intelligence", https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1013984
Se poser ces questions plutôt que de faire une course à l’efficacité opérationnelle (non démontrée), revient donc surtout à se poser la question du choix de la société que nous sommes en train de construire. Je finirai par deux citations.
Michel Bénichou (ancien psdt CNB) notait que la manière dont la société assure la protection du secret permet de mesurer sa "maturité démocratique" et de savoir "si elle a admis la primauté de l'homme ou si elle exige sa soumission" (Le résistible déclin du secret, LPA n122 p.3s)
N. Chahid-Nourai, anc. cons. d’État et mbre CNIL : "si le N.I.R. avait existé officiellement et opérationnellement en 1943 et si l'on avait voulu sélectionner tous les gens nés en Pologne (…) on aurait eu la possibilité de le faire (…). En période de crise, cela peut servir..".
Réf. de la dernière citation : Noël Chahid-Nourai, intervention à la table ronde "Secret et nouvelles technologies", colloque consacré au secret professionnel organisé par la Conférence des bâtonniers, Les petites affiches, n° 122, 20 juin 2001, p. 25 s.
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