Depuis un mois, Jacqueline a disparu. J'avais rencontré cette dame seule dans une cité à Nanterre pour un reportage sur l'isolement des personnes âgées en temps de confinement. Elle ne répond pas au téléphone, ni aux membres de l'asso qui la suivait, ni au CLIC de la mairie.
Outre l'inquiétude, son silence me plonge dans un profond malaise quant au métier de journaliste, à ses responsabilités. Cette dame que j'ai laissé dans la solitude. Que fait-on de ces intimités éphémères ? Dévaliser des histoires, les coucher dans un papier, disparaître.
Après tout, on n'a pas le coeur assez grand pour s'encombrer de tous ces bouts d'humanité. Et puis, après-tout, l'important n'est-il pas de témoigner ? Mais Jacqueline ne répond plus, et j'aimerais vous parler d'elle.
“Jacqueline, qu’est-ce qui vous pèse le plus du confinement ?” demandai-je ce jeudi de mars. “Oh, j’ai pris du poids”, répond-elle. Soupir intérieur. Mais non.. Jacqueline devait répondre la solitude, le silence quoi, dans le titre, il y aura “Blues” et “covid”, c’est comme ça.
J’essaie de fourrer la vie de cette petite dame joviale dans mon angle : précarité, détresse, nostalgie, etc. Mais Jacqueline résiste. Elle rit, elle est coquette et vient de refaire son séjour. Un sofa jaune et une lampe assortie, parce que c’est joli, parce que c’est gai.
Les sujets sur l’isolement, comme bien d’autres d’ailleurs, ont toujours quelque chose d’indécent. Prendre le thé avec le malheur, consommer la solitude, merci, au revoir. Je ne parviens jamais à trouver la bonne distance.
Je négocie avec ma conscience, Jacqueline déroule sa vie. Enfance devant le portail de l’usine Renault à Boulogne. La mère passe le relais de la vie à sa cadette avant de mourir en couche. Le père a déjà à faire, avec la dureté de la vie : direction le couvent des bonnes sœurs.
A 17 ans, Jacqueline s’envole vers Strasbourg, revient à Paris. Officiellement, elle étudie la dactylographie. Officieusement, elle danse, merveilleusement bien, jusqu’au bout des nuits. “J’étais très jolie, vous savez. J’avais la ligne !"
Jacqueline a les joues rouges et rondes, porte des charentaises et ses yeux brillent comme ceux d’une jeune fille. Quand elle raconte, on voudrait s’enivrer avec elle dans la folie de sa jeunesse parisienne, croquer la légèreté, de bals en dancing, de gins tonics en galanteries.
Insolence et audace.Un jour, elle s'est présentée à un entretien pour un job en laboratoire, les poches vides de diplôme.Elle a mis sa plus jolie jupe, feint d’avoir oublié son CV:“Votre concurrent m'a déjà donné une réponse favorable ”, déclare-t-elle. Puis repart avec le poste
De temps à autre, Jacqueline jette un œil mauvais à la fenêtre derrière laquelle tout est gris et carré.“ On s’ennuie ici. Je suis parisienne, moi. Je n’ai rien à faire à Nanterre."
Je remarque qu’il n’y a pas d’alliance sur son doigt boudiné. Je n’ai d’ailleurs pas senti chez elle le boulet du passé qui entrave les veuves prématurées. Trop peu d’aigreur pour se conformer à l’image que je me fais des vieilles filles. Que s'est-il passé ?
Oh,des hommes, Jacqueline en a connu quelques-uns, des voyous, des jaloux, des barbants. Il y avait ce gentil garçon, qu'elle a quitté le jour où il a cassé la vaisselle.Depuis, elle n’a jamais plus trouvé. Morale de l’histoire, insiste-t-elle,“ne jamais quitter un gentil garçon”
Je lui raconte un peu ma vie, on ne dévalise pas quelqu’un de son intimité en restant muet. On parle d’hommes, de coiffure, de vêtements. Dans son placard, il y a ce joli manteau rouge, quelques euros à Emmaüs, une sacré bonne affaire. Et ce foulard de qualité, trouvé au square.
Comme il faut aussi travailler, je lui suggère de poser dans sa cuisine minuscule et décrépie. La pauvreté ostentatoire est plus photogénique. Jacqueline s’étonne : “s’il vous plait ! qu’est-ce que vos lecteurs vont penser ?” J’ai un peu honte. Va pour le salon flambant neuf.
“Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas volontaire pour les petits frères des pauvres ?” demande Jacqueline alors que je m’apprête à partir. Je devrais répondre que c’est parce que je suis égoïste, je lâche que je vais déjà commencer par appeler mes grands-parents plus souvent.
Deux heures après, sa voix m’attend sur ma messagerie : “Qu’est-ce qu’on a ri ! Qu’est-ce qu’on s’est amusées !”. Moi, je suis à un dîner et j’ai presque déjà oublié l’entrevue. Je me promets très sincèrement de la rappeler.
J’y pense parfois mais je repousse toujours. Après le travail, après la soirée, après le week-end. Quand je me décide enfin à composer son numéro, trois semaines plus tard, l’appel sonne dans le vide. Jacqueline ne répond pas davantage les fois suivantes.
Contactées, les associations qui la suivaient sont inquiètes. Les services de la mairie sont alertés. La vieille dame est injoignable depuis un mois. Seule. Pardon, Jacqueline, pardon d’avoir brouillé les frontières, pardon d’avoir été seulement journaliste.
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