Avec un peu de chance, la crise du Covid sera finie pour les présidentielles de 2022 et on pourra alors changer de sujet. Comme je le sens venir gros comme une maison, je vous propose un petit point désindustrialisation. #Thread
Une façon courante d’illustrer la désindustrialisation consiste à constater la baisse du nombre d’emplois dans l’industrie, en absolu et en proportion de l’emploi total. Commençons, si vous le voulez bien, par ça.
En proportion de l’emploi salarié total, l’industrie française a atteint son plus haut en 1957 avec 38.9% des emplois salariés (5.1 millions de salariés pour un total de 13.1 millions). Depuis, ça n’a fait que baisser, quasiment en ligne droite.
Pourtant, de 1957 à 1973, le nombre de salariés de l’industrie augmente : on a presque atteint les 6 millions en 1973. Si la part des emplois industriels baisse, c’est simplement parce que le nombre d’emplois dans le tertiaire augmente plus vite.
À partir de 1973, en revanche, c’est le nombre absolu d’emplois dans l’industrie qui recule : de presque 6 millions en 1973, on passe à 4.6 millions en 1988, puis à 4 millions en 1998 et à seulement 3.2 millions en 2014 (dernière donnée disponible).
La baisse est quasiment continue mais il y a toutefois des périodes de nette accélération : mesurées sur 5 ans glissants, les plus importantes sont de 1982 à 1987 (-11.6%), de 1989 à 1994 (-11.1%) et de 2005 à 2010 (-11.6%).
Par ailleurs, sur la base des données de l’Organisation Internationale du Travail (OIT ou ILO en anglais), on observe le même phénomène dans tous les pays riches : la part des emplois industriels recule partout depuis au moins 1991.
Nota Bene : l’OIT utilise une définition de l’industrie plus large que celle de l’Insee qui compte, notamment, les emplois du secteur de la construction ; d’où les écarts. Les données sont disponibles de 1991 à 2019.
Sur cette base, la part des emplois industriels en France passe de 28.4% de l’emploi total en 1991 à 20.4% en 1999 ; soit -8%. Nous sommes dans la moyenne des pays riches (-8.3%), la zone euro dans son ensemble perd un peu plus (-9.8%) et les pays de l’OCDE un peu moins (-7.6%).
Contrairement à l’idée que beaucoup s’en font, l’Allemagne est un des pays qui a connu un des plus forts reculs de sa part d’emplois industriels : ils passent de 37.7% de l’emploi total en 1991 à 27.2% en 2019 ; soit une baisse de 10.5%.
Si vous vous apprêtiez à accuser l’euro, sachez que c’est la même chose au Japon (-10.4%), en Russie (-13.2%), au Royaume Uni (-12.3%) et qu’à Singapour et Hong Kong, la baisse atteint -19.6% et -23.8% respectivement !
Dans un certain nombre d’autres pays riches, cette « désindustrialisation » est moins importante que chez nous ; c’est le cas de l’Australie (-4.5%) et de la Nouvelle Zélande (-6.3%), du Canada (-4.6%), de la Norvège (-4.2%) et des États-Unis (-6%).
Dans des proportions similaires à nous, on peut citer Israël (-8.5%), la Suède (-8.2%), le Danemark (-8.4%), la Suisse (-8.9%) ou l’Islande (-8.5%).

Bref, c’est un phénomène qui concerne tous les pays riches, qu’ils soient dans la zone euro ou pas.
Autre façon de mesurer la « désindustrialisation », c’est de mesurer la part de la valeur ajoutée du secteur industriel dans le PIB. Pour ça, on peut utiliser les données de la Banque Mondiale (pour l’industrie au sens strict, hors construction).
Avant ça, je rappelle que la valeur ajoutée de notre industrie, mesurée en dollars de 2010 (i.e. ajustée de l’inflation), n’a jamais été aussi élevée : de 1960 à 2019, elle a été multipliée par 4.6 (soit une croissance annuelle moyenne de 2.6%).
En revanche, son poids dans le PIB n’a cessé de décroitre depuis (au moins) 1961 : de 22.7% à 9.8% en 2019. Ce qui signifie simplement que le reste de l’économie française (essentiellement le tertiaire) a juste connu une croissance plus importante.
Et, là encore, c’est un phénomène que l’on observe dans tous les pays riches, qu’ils fassent partie de la zone euro ou pas.

Comme il manque pas mal de données, je vais me concentrer sur la période 1998-2019 (a.k.a. « depuis l’euro »).
En France et sur cette période, la part de l’industrie dans le PIB recule de 14.7% à 9.8% ; soit -4.8%. C’est plus que la moyenne de la zone euro (-3.2%), plus que l’ensemble des pays riches (-3.4%) et plus que la moyenne de l’OCDE (-3.5%).
Notre *sparing partner* habituel, l’Allemagne, s’en sort très bien avec un recul qui se limite à -1.3% (de 20.4% du PIB à 19.1%), à égalité avec le Danemark. Les champions, très clairement, ce sont nos amis suisses : ça n’a pas bougé (18.7% du PIB).
(Notez, au passage, que le seul pays riche qui ait réussit à maintenir le poids de la valeur ajoutée de son industrie dans son PIB, la Suisse donc, n’est pas particulièrement connu pour pratiquer la dévaluation compétitive — euphémisme.)
Les États-Unis, Israël et la Norvège s’en sortent à peu près comme nous (entre -4% et -5%) mais le poids des industries australienne, canadienne, britannique et suédoise recule nettement plus qu’en France (de 6% ou plus).
Le grand coupable, évidemment, c’est la Chine. Et là, surprise, chez eux aussi, le poids de l’industrie dans le PIB recule : il est passé de 32% en 2011 à 26.8% en 2019.

C’est-à-dire que même la Chine se désindustrialise ! #lolilol
En fait, c’est le monde entier qui se désindustrialise ces derniers temps : la part de l’industrie dans le Produit Mondial Brut est passée de 17.3% en 2004 à 15.4% en 2018 — et là, je ne vois pas très bien où tout ça a pu être délocalisé.
Nota Bene : ça date sans doute de bien plus tôt que 2004 mais l’intégration des données chinoises cette année-là a provoqué un gros saut dans la série de la Banque Mondiale. Je vais essayer de trouver une série plus longue et propre.
Bref, de toute évidence, l’euro n’est absolument pas responsable de la désindustrialisation et les délocalisations (bien réelles) vers les pays à bas salaires ne sont qu’une explication partielle du phénomène (relisez cette phrase avant de réagir).
La perte d’emplois industriels s’explique aussi par l’automatisation de l’industrie à l’échelle mondiale et par le simple fait que nombre d’emplois, autrefois comptés dans l’industrie, ont été externalisés dans le secteur des services.
(i.e. typiquement, les agents d’entretien étaient autrefois des salariés de l’usine et donc de l’industrie ; ils travaillent aujourd’hui pour des prestataires extérieurs comptés dans les services.)
Quant à la baisse du poids de l’industrie dans le PIB, elle est surtout due à la croissance du tertiaire : l’industrie suit le même chemin que l’agriculture en son temps, nous vivons dans un monde dominé par les services, et c’est loin d’être fini.
Forts de tout ça, vous devriez pouvoir apprécier à leur juste valeur les discours que ne manqueront pas de nous servir les suspects habituels à l’approche des présidentielles de l’année prochaine. #Fin
You can follow @ordrespontane.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled: