Pourquoi certaines agricultrices parviennent à maintenir leur activité agricole après une séparation, dans un métier dominé par les hommes ? 🤔

C'est ce qu'on voit dans ce thread/résumé d'article où s'entrecroise domination masculine, professionnelle et de classe. ⬇️
Pour répondre à cette question les chercheurs P. Guillemin et M. Bermond s'appuient sur des travaux déjà existants et sur l'étude méthodique de l'édition ornaise et calvadosienne du journal Ouest-France.
De cette étude ils tirent deux cas d'éleveuses néo-rurales (qui ne viennent pas du milieu agricole à la base) qui ont vécu des séparations conjugales et qui ont réussi à maintenir leur activité malgré tout.
Avant de rentrer dans le détail de leur parcours, quelques précisions sur la littérature sociologique concernant les agricultrices.
Comme les auteurs le rappelle, les études rurales ont mis du temps à adopter un regard féministe sur l'agriculture.
C'est dans les années 70/80 avec la féminisation de la recherche que des travaux mettent en lumière les inégalités de statuts hommes/femmes et la division genré du travail dans les exploitation (domestique pour les femmes, professionnel pour les hommes).
cc Rose-Marie Lagrave (qui a fait partie des chercheuses féministes pionnières sur le sujet)
Les décennies à venir voient la place des femmes se transformer progressivement, leur statut étant de + en + reconnu (on passe de 8% de femmes à la tête d'une exploitation en 1970 à 25% en 2010) et leur autonomie croissante (professionnalisation en dehors de l'exploitation).
Dans ce contexte on a des travaux plus récents qui se sont intéressés aux divorces d'agriculteur.ices et qui ont montré comment les femmes étaient toujours désavantagées/dominées économiquement, domestiquement, même quand elles sont d'origine urbaines et plus diplômées.
Les auteurs de notre article s'inscrivent clairement dans les problèmes posés par cette lignée de travaux et adoptent une perspective matérialiste du genre.
Ils pensent donc le patriarcat dans l'imbrication des rapports de domination qu'il implique, avec un souci particulier pour les inégalités économiques qu'il génère entre les hommes et les femmes.
C'est dans cette perspective qu'ils abordent le cas d'une agricultrice ornaise et d'une bergère qui ont toutes les deux en commun de s'être séparé de leur mari et d'avoir maintenue leur activité agricole (chose compliquée et rare).
Et le premier truc qu'ils constatent c'est que ces éleveuses à la suite de leurs séparations galèrent économiquement.
Les raisons sont doubles : d'abord leur rupture fragilise grandement leur patrimoine et leurs revenus, mais aussi le type d'agriculture alternative qu'elles pratiquent est minoritaire et leur rajoute tout un tas de problème.
L'éleveuse ornanaise qui fait de l'élevage sans viande et vend des prestations d'écopaturage sera en redressement judiciaire, en précarité résidentielle, dépendante de la garde paternelle de ses enfants et doit gérer des conflits de voisinages (liés à son exploitation atypique).
La bergère, elle, travaille sur une espère rare et se prélève à peine 600 euros par mois. Elle doit d'ailleurs travailler quotidiennement tout en gérant son enfant toute seule (elle est mère célibataire) et a des problèmes de voisinage aussi (lié également à son exploitation).
Mais malgré l'accumulation de difficultés, elles parviennent à mobiliser d'autres ressources pour s'en sortir. Et c'est ici que leur profil atypique change la donne.
On arrive donc sur le deuxième point, car comme je vous l'ai dit ces agricultrices sont néo-rurales, autrement dit elles ne viennent pas du milieu agricoles et ont fait le choix de changer de milieu social pour se lancer dans des formes d'agricultures alternatives.
Ce type de parcours et d'agriculture sont très situés socialement : le souci de la protection animale et écologique, les circuits courts, sont des choses qui sont surtout liées aux fractions sociales les plus diplomées.
Et nos agricultrices n'échappent pas à la règle puisque l'éleveuse ornanaise a une licence de droit et la bergère, issue d'une famille aisée de l'ouest parisien, a suivi des études de cinéma.
Et c'est la mobilisation de leurs capitaux culturels qui va leur permettre de consolider leurs exploitations et de compenser les limites de leur capital économique.
L'éleveuse ornaise a des savoirs faire qualifiés et des réseaux professionnels du côté du marketing et l'audiovisuel qui vont l'aider à diversifier ses activités.
Grâce à ses compétences elle va réussir aussi un financement participatif pour son redressement judiciaire, bénéficier d'une forte médiatisation (elle fera la une de Ouest France notamment), se faire labelliser et fonder une association à vocation patrimoniale.
La bergère, elle, va également se diversifier en faisant des accueils pédagogiques, en créant une marque de textile de laine, et en faisant de la vente de thé, et va faire aussi des chroniques sur France TV Info.
Et en plus de ça elle va réussir à devenir maire de sa commune (commune de 2000 habitants dominée par de l'agriculture ordinaire). D'où la photo avec l'écharpe bleu blanc rouge devant une église municipale.
Bref, ce qu'il se passe, c'est que nos agricultrices réussissent à transformer leur capital culturel en capital économique et même politique.
Mais ça, ça ne se fait pas dans n'importe quel contexte.
C'est le troisième constat de nos chercheurs : si elles réussissent c'est qu'elles trouvent à un écho favorable à leurs agriculture minoritaire chez les ménages néo-ruraux à capital économique et culturel relativement élevés.
C'est une sorte d'alliance entre ces populations (qui tendent à beaucoup plus intervenir localement) qui leur permet de résister aux modèles dominants de l'agriculture.
Donc ce qu'il faut retenir de tout ça : c'est que si ces agricultrices parviennent à s'en sortir après leur séparation c'est qu'elles ont réussies à mobiliser des capitaux culturels et une légitimité extérieurs au champ agricole.
Leur situation est une exception sociologique qui montre bien l'importance de penser les différents rapports de domination (patriarcat, structure du champ agricole, domination de classe des néo-ruraux) pour comprendre la situation des agricultrices.
Car ce que montre bien cette analyse c'est que la manière de vivre ces séparations quand on est agricultrice varie selon les différents types de capitaux qu'on peut mobiliser.
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