Ce jour-là je suis en stage en Police Secours. Par mansuétude, les collègues ne me feront faire ni accueil, ni GAV, ni poste, mais m'emmènent directement en TV avec eux. Je m'en frotte les mains d'avance. J'imagine des VAMA, des courses poursuites, et je m'imagine relever le défi
Point de macchabé en sale état dans cette histoire, mais toute l'ampleur de la misère humaine à laquelle on est confronté tout les jours. On est requis pour nous rendre au tribunal, où une audience devant le juge des enfants dégénère grave. On a pas trop d'infos, je me cramponne
A la poignée alors que je vis mes premiers instants de "flic". Je n'ai fait que de l'administratif jusqu'à maintenant, et me voilà maintenant dans une bagnole de flic, sirène hurlante, et l'adrénaline monte pour ma première vraie "inter". On arrive sur les lieux, les collègues
connaissent à peu près le tribunal, on se rend vite à la salle d'audience des mineurs, on la repère facilement vu les cris qui en sortent. Je ne saurai dire ce que j'imagine alors qu'on court vers la porte, je ne suis même pas sûr de réfléchir à quoi que ce soit.
On entre en enfonçant à moitié la porte, et là c'est la surprise. Un père et une mère qui se hurlent dessus, pendant que 4 enfants pleurent à chaudes larmes, une éducatrice entre les deux, la juge et la greffière tentant vainement de les calmer verbalement.
Je ne sais pas trop à quoi on s'attendait, mais ce qui est sûr, c'est qu'on se jette des regards en coin, genre "Ah c'est juste ça? On croyait que la juge se faisait agresser, ou un truc du genre". Avant d'intervenir, je me surprend à être déçu d'une inter' pas sensationnelle
Alors que je n'ai que quelque jour pour découvrir ce qui me fait rêver et m'a donné envie de rentrer dans la Police : le terrain. Je suis loin de me douter que cette inter' "pas passionnante" va me toucher bien plus que beaucoup d'autres situations plus palpitantes depuis..
On fige la situation. On se sépare, je fais sortir l'homme de force de la salle d'audience avec un collègue pendant que le troisième reste dans la salle, on l'emmène plus loin, bien plus loin, pour essayer de savoir ce qu'il se passe.
Au début, c'est peine perdu, il hurle tout ce qu'il peut, il parle tellement vite qu'on ne comprend rien, alors on reste calme, on lui demande de baisser la voix, de nous expliquer tranquillement, et à force de le répéter, ça fonctionne. Ses enfants sont placés, c'est de la faute
de la mère qui ne travaille pas, bonne à rien, qui les frappe en plus, même pas foutue de leur faire à manger pendant que lui bosse pour ramener le pain sur la table, et en plus elle ne dit que des mensonges sur lui à la juge, aux éducateurs... On comprend bien vite
Que l'histoire est beaucoup plus complexe que ça. Vous vous en douterez sans doute, tout ce qu'il dit sur la mère, la mère le dit sur lui en retour. En fait, m'explique l'éducatrice, les enfants vivent dans la misère. Pas de vêtements propres,
Ils sont en malnutrition sévère (qu'ils sont maigres ces pauvres gosses...), des résultats scolaires inexistants puisqu'ils ne vont pas à l'école, la plus "vieille" a 14 ans, mais on ne lui en donnerait pas plus de 9 ou 10. Le service éducatif soupçonne les deux parents de les
battre, ils semblent renfermés, craintifs, chétifs... Quand je pose mes yeux sur eux, j'ai presque un haut le cœur de dégoût et de haine, pas envers eux, mais envers leurs parents. Comme dit précédemment, il s'agit d'une audience de placement, et chacun renvoi la balle à l'autre.
Ils se déchirent devant leurs enfants terrorisés à l'idée d'aller en foyer. La vision est terrible, en fait je suis presque sous le choc de voir quatre pauvres gosses sales et mal nourris pleurer en tremblant et en serrant fort leurs doudous pour les plus jeunes.
Je ne crois pas qu'il y ait de mots pour décrire la sensation de gouffre qu'on ressent à ce moment. Pas d'énervement, pas de haine, pas de colère, pas de dégoût, juste la sensation de tomber d'une falaise. Ce jour-là, je n'ai pas eu mon inter' sensationnelle qui vend du rêve
Quand on la raconte au poste ou en soirée. J'ai eu ma première fenêtre sur un pan de l'humanité qui m'est jusqu'alors inconnu. Celui de la crasse, de la saleté, de la vraie violence invisible. En une heure, j'ai décidé que je ne pourrais jamais travailler
En brigade de protection des familles. Ca m'a fait beaucoup trop de mal de voir ces quatre êtres chétifs, blottis les uns contre les autres, pendant que leurs parents se promettent la mort l'un l'autre. Je n'ai pas d'expérience, alors je laisse les collègues gérer les parents,
Et je me dirige vers les enfants. Vient alors cette pensée "mais merde, je dis quoi? J'ai pas eu ça en formation"... Par réflexe, je m'accroupis à leur hauteur, comme si ce simple geste pouvait abattre la centaine de murs qui me séparaient d'eux. Mais je n'ai rien d'autre à leur
Offrir que des mots creux qui se voudraient rassurants. Je ne sais pas faire, je ne sais pas quoi dire, et la douleur que je lis dans leurs yeux bouffis devient mienne. Alors j'attend en répétant bêtement les mêmes mots creux, puis j'abandonne, je me contente
De rester devant, en espérant qu'ils comprennent que je ne veux que les protéger. Les esprits se calment. Il n'y a pas de place en foyer pour l'instant, alors les parents rentreront chacun de leur côté avec deux enfants, en attendant.
Cette intervention m'a fait tellement mal. Je ne connaissais pas la misère, et je m'en faisais une idée toute autre. J'imaginais la crasse, la douleur, oui, mais je n'ai jamais imaginé ceux qui grandissaient dedans, leur vie volée dès la naissance...
Avant de partir, une petite main attrape ma manche, et une voix presque inaudible me chuchote "S'il vous plait monsieur le policier, je ne veux pas rentrer avec maman, par pitié".
J'ai pleuré ce soir là.
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