J'ai quelques dossiers d'assises au compteur quand arrive le procès de Romain. Il a 20 ans. C'est mon tout premier dossier de meurtre, et je sais qu'il va être compliqué. D'abord car son avocat est adepte de la "défense de rupture" et que ça va donc être, forcément, tendu.
Ensuite parce que Romain nie, & enfin parce que les faits sont ignobles. 1 soir de fête de village, au coeur d'1 été brûlant, Romain est entré dans l'appartement en rez-de-jardin de Maryse, 89 ans. Elle est devant la télévision, le son très fort, elle n'entend plus très bien.
Ce qui s'est passé après on ne peut que l'imaginer et le déduire des constatations réalisées sur place. Romain a littéralement dévasté le petit appartement coquet de Maryse. Tout est par terre, brisé, saccagé, absolument tout. Au milieu de ce capharnaüm gît le corps de Maryse.
Elle a été frappée, à coups de poing, de pied, & d'1 lame, identifiée + tard comme 1 cutter. Je vous dispense de la longue litanie des lésions relevées sur le corps de la victime à l'autopsie ; je vous dirai seulement que pour 1 partie d'entre elles, elle s'était déjà éteinte,
& qu'au final, on en est soulagés pour elle. J'étais sur la scène de crime, abjecte, j'ai suivi l'instruction, je connais bien le dossier. Absolument tout mène à Romain : son ADN et ses empreintes sur la scène de crime, les traces du sang de Maryse sous ses chaussures...
Les objets volés chez Maryse, sans valeur, éparpillés sur le chemin menant de chez la victime au domicile de Romain... Les témoins qui l'ont vu avant, alcoolisé, sous stupéfiants, à proximité du domicile de la victime, et d'autres qui l'ont vu après, portant des traces de sang...
& il y a les aveux de Romain en garde-à-vue, circonstanciés, corroborant les constat' des enquêteurs, décrivant par le menu la scène & les innombrables violences infligées à Maryse... Romain est revenu sur ses aveux ; sa défense a tenté de faire annuler la garde-à-vue, en vain...
Le jour de l'audience Romain maintient, ce n'est pas lui, ça ne peut pas être lui. Il y était peut-être, mais il n'était pas seul, ce n'est pas possible, les violences, le sang, la mort, cet acharnement sans nom, sur cette mamie, c'est impossible. Il proteste de son innocence.
Il est jeune, beau, bien habillé et poli : c'est très dur de l'imaginer commettre les faits dont il est accusé, et que le président de la cour d'assises résume. Très vite, la défense critique de nouveau la garde-à-vue, pourtant déjà jugée régulière au cours de l'instruction.
L'avocat de Romain crie, la pression en garde-à-vue, la vue des photos de l'autopsie infligée à son client (faux, l'autopsie ayant été réalisée 2 jours plus tard), le chantage, la manipulation... Il s'insurge et en appelle à la Convention Européenne des droits de l'homme.
Je bondis & rappelle que je suis impressionnée par la connaissance du droit européen de mon adversaire, mais que cela ne le dispense pas de la lecture du code de procédure pénale, la garde-à-vue de Romain étant considérée comme définitivement valide, pour des raisons juridiques.
C'est tendu, la défense me teste et teste le président, qui appelle au calme. Les témoins défilent, les experts. Romain est confronté à ses contradictions, par le président 1 peu, par moi beaucoup. Je pose des questions, énormément, & ça agace l'accusé. Il vrille, hausse le ton.
Peu à peu le jeune garçon lisse du premier matin s'impatiente, se montre impulsif, refuse de s'expliquer. Le regard noir, tendu comme un arc, gêné par mes questions, il aboie plus qu'il répond. Il est de + en + provocateur à mon égard, son conseil m'interrompt...
L'ambiance est irrespirable ; les photos du corps de Maryse que le président fait circuler parmi les jurés finissent d'installer le malaise. Romain est perdu, et il le sait. Sa tête baissée entre les mains, ce n'est plus de la colère que je sens émaner de lui, mais du désespoir.
Sa mère s'avance à la barre. Elle raconte Romain, 1 enfant câlin, rieur, turbulent, très perturbé par le divorce de ses parents, en révolte contre elle, qui en avait fait le choix. Les petits délits à l'adolescence, qu'il venait en fait de quitter... De la violence? Jamais!
Quand elle le regarde je vois son amour, son immense amour, et un grand pourquoi. Elle retient ses larmes, et lui demande de dire la vérité. "Je peux pas..." c'est plus un souffle qu'autre chose que j'entends sortir du box. Son père suit, sa soeur...
Ils racontent un Romain qu'on n'a pas vu à la Cour, évidemment, un Romain clown, un Romain qui a pleuré de joie à la naissance de son neveu, qu'il adorait... L'accusé qui me bravait il y a 2 heures est recroquevillé dans son box, les yeux brillants, les dents serrées.
C'est ensuite à Claudine et Murielle de s'avancer, l'une après l'autre. Les soeurs de Maryse. De vieilles dames, mise en pli, robe élégante. Elles parlent de leur grande soeur. Elle avait été couturière et c'était sa tristesse, sa mauvaise vue ne lui permettait plus de coudre.
Elle n'avait pas eu d'enfants, elle avait aimé un homme déjà marié, longtemps, et quand il était mort, elle était restée seule. Sa petite retraite, son appartement et son tout petit jardin en ville. Elles ne comprennent juste pas pourquoi. Rien n'a été volé. Cette violence...
L'émotion que j'ai vue chez Romain quand sa famille était à la barre, il n'y en a plus trace. Alors que Murielle l'interpelle, il aboie, de nouveau... L'audience se termine sans réponse. Je ne sais pas si Romain ment ou s'il s'est convaincu, profondément, que ce n'est pas lui
parce qu'il lui est impossible de se reconnaître dans ce passage à l'acte bestial, irrationnel, de ce soir là. Après la plaidoirie de la parrie civile, je me lève et explique que je suis en colère, de ce crime, de cette fin, de cette souffrance, mais qu'il ne faut pas.
Que la colère ne doit pas guider la cour, que l'acte de Romain l'a éloigné de la société, que je déplore que le procès n'ait pas été l'occasion de s'en rapprocher, mais que cet acte révoltant ne l'en exclue pas. Il avait 18 ans au moment des faits: il encourt perpétuité.
Après avoir démontré que Romain est bien l'auteur du meurtre aggravé commis, que les preuves sont légion et que son incapacité à se confronter à son geste n'y change rien, je requiers une peine de 30 années de réclusion. C'est la 1ère fois que je requiers une peine aussi lourde.
Croyez moi, en me rasseyant après mes 45 minutes de réquisitions, je suis soulagée d'avoir terminé certes, mais 1 peu triste. La défense entre en scène et tente d'insinuer le doute dans l'esprit de la Cour et du jury. L'avocat de Romain charge l'enquête, me charge...
De temps en temps je regarde Romain. Il semble ailleurs. Ses derniers mots sont des excuses envers sa famille qui est dans cette enceinte, devant ces juges, à cause de lui. Il n'a pas un mot pour Maryse. Il sera condamné à 24 ans de réclusion criminelle. Il ne fera pas appel.
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