Barrières, distanciations, confinement, acceptabilité sociale, communication de crise…

Ça vous parle ?

Voici un thread « vulgarisé » sur l’histoire de la gestion du risque #nucléaire avec un focus sur la France et quelques parallèles avec le #COVID19.

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1/ Avant-propos : Il ne s’agit pas d’une histoire exhaustive et elle est en quelque sorte un peu « institutionnelle ». Malgré cela, ce thread est un peu long donc bon courage...

N’hésitez donc pas à le critiquer, compléter ou à poser des questions !
2/ La protection par l’éloignement du danger, qui fut à la fin du XVIIIe siècle, la première forme de gestion des risques industriels, a trouvé l’une de ses formes la plus aboutie dans l’industrie nucléaire.

Conseil lecture sur l’histoire des risques technologiques.
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3/ La 1ère réaction en chaine maitrisée se déroule aux USA le 2 décembre 1942, dans le réacteur nucléaire « Chicago Pile 1 » d’Enrico Fermi (photo). Lors du démarrage, Leona Woods, une physicienne du projet demande à Fermi « quand devrons-nous commencer à avoir peur ? ».
4/ La peur de l’accident existe donc dès le début de l’ère nucléaire. Lors de la 2nde Guerre mondiale, pour des raisons de secret et de protection en cas d’accident, les sites du « projet Manhattan » de fabrication des bombes atomiques US sont choisis loin des villes.
5/ Par exemple, le site de Hanford, destiné à la production de plutonium, est sélectionné en 1942 au bord du fleuve Columbia dans l’Etat de Washington, car il n’existe pas de ville de plus de 1 000 habitants à moins de 32 km de la zone.
6/ De même, les ingénieurs de la société Du Pont, en charge de construire des réacteurs (Hanford B en photo) sur le site d’Hanford établissent des systèmes et structures indépendant pour des raisons de sécurité et développer des concepts de barrières indépendantes.
7/ Les ingénieurs entrent alors en conflit avec les physiciens comme Eugene Wigner (photo). Les premiers prévoient systématiquement des marges de sécurité au détriment de la rapidité de construction voulue par les seconds.
8/ Les principes portés par un des manageurs et futur président de Du Pont, Crawford H. Greenewalt, deviendront plus tard la norme. Néanmoins, la sûreté des installations n’est pas non plus la priorité au regard de l’objectif de production d’une bombe atomique en un temps record.
9/ Après la guerre, le principe d’éloignement accompagne le développement des 1ers réacteurs nucléaires (photo du site de Calder Hall, UK, 1954) même si ce critère entre en contradiction avec le besoin de ne pas trop éloigner les réacteurs des foyers de populations.
10/ Le principe d’éloignement est questionné avec la survenue des premiers accidents et de leurs conséquences sanitaires. En 1957, l’accident de Windscale provoque un nuage radioactif qui traverse toute l’Angleterre et une partie de l’Europe de l’Ouest. https://twitter.com/Mangeon4/status/1281231313987686400?s=20
11/ Dans le même temps, les USA tentent de fournir des critères d’assurance en cas d’accident nucléaire. Pour se faire, un rapport dit « Wash 740 », est commandé par le régulateur américain, l’USAEC (United States Atomic Energy Commission).
12/ Le rapport, publié en 1957, conclut, que pour un réacteur fictif de 500 MW, un accident majeur conduirait à des conséquences possibles de 3 400 morts, 43 000 blessés, 7 milliards de dollars de dégâts matériels, et des contaminations jusqu’à 75 km.

http://www.dissident-media.org/infonucleaire/wash740.pdf
13/ Ce rapport, censé rassurer sur les conséquences d’un accident va avoir l’effet inverse. La possibilité d’un accident nucléaire devient en réalité et va être discutée en 1958 lors de la seconde conférence « Atoms for peace » à Genève. https://twitter.com/UNGeneva/status/1278995649997017090?s=20
14/ Lors de cette conférence, les experts américains présentent une méthode pour prendre en compte le risque d’accident nucléaire : le concept de l’« Accident Maximum Crédible » (« Maximum Credible Accident »).
15/ L’idée est simple : l’analyse de risque est basée sur un nombre restreint d’accidents, les plus graves imaginé par les ingénieurs, devenant les accidents de référence pour la conception (Design Basis Accident).
16/ C’est à partir de ce type d’accident qu’on étudie ensuite la question des rejets potentiels. Le permis de construire d’un réacteur ne peut pas être accordé sans une démonstration que les conséquences d’un tel accident ne dépassent pas un seuil fixé par la réglementation.
17/ Lors de la même conférence, les Britanniques proposent une autre méthode par l’intermédiaire de FR Farmer, un expert de l'autorité britannique pour l'énergie atomique. Il réinterroge la notion de « risque » par l’emploi du couple « probabilité-conséquences ».
18/ Selon lui, le « risque zéro » n’existe pas et son acceptabilité doit être jugée, en plus des aspects techniques, sous l'angle social et économique. L’idée de Farmer est de procéder à une étude approfondie des probabilités de défaillances.
19/ Pour améliorer la sûreté du réacteur, Farmer propose différentes barrières physiques (gaine du combustible, circuit primaire…) et de doubler, voire tripler les circuits affectés à une même fonction. L’idée générale est donc de réduire la probabilité d’accident.
20/ Si la proposition britannique semble en avance sur celle des USA, sa mise en œuvre est complexe et nécessite de récolter beaucoup de données sur les réacteurs. L’industrie nucléaire, encore toute jeune, va donc plutôt s’appuyer sur la méthode américaine dans un premier temps.
21/ Dans le monde anglo-saxon, la bataille oppose également les partisans de l’éloignement à ceux du confinement (Photo de l'enceinte de l'Experimental Boiling Water Reactor (EBWR) à Argonne, Illinois, 1958).
22/ Il s’agit de mettre en place des barrières successives et indépendantes entre ces matières et l’environnement pour éviter leur dissémination en cas d’accident. La plus connue de ces barrières est donc l’enceinte de confinement du réacteur, son ultime barrière de protection.
23/ En France, sous l’impulsion de Jean Bourgeois (CEA), on développe au début des années 1960, la méthode des trois barrières qui existe encore aujourd’hui : la gaine métallique qui enveloppe le combustible ; le circuit primaire du réacteur ; une enceinte de confinement.
24/ Les premiers échanges formalisés entre le CEA et EDF sur ces questions se déroulent avec l’analyse de la sûreté (autour d’un document appelé rapport de sûreté) de la boule de @EDFCHINON (La boule de Chinon). https://twitter.com/Mangeon4/status/1309371065538314240?s=20
25/ À la fin des années 1960, les Américains parachèvent cette méthode avec le concept de « défense en profondeur » basé sur une série de lignes de défenses physiques et organisationnelles. Cette méthode va évoluer au fil du temps incluant de nouveaux niveaux de défense.
27/ Reprenons…Près de 10 ans après sa première intervention, Farmer, qui avait déclaré que le risque 0 n’existe pas, a fait murir sa réflexion et revient sur le devant de la scène lors d’une conférence sur l’implantation des centrales (quelle affiche magnifique !)
28/ En 1967 donc, il présente un article fondateur intitulé «Siting criteria: A new approach». La représentation graphique qu’il contient, couramment appelée « Diagramme de Farmer », va devenir célèbre au sein du monde de l’analyse des risques.
29/ L’idée du diagramme est présente dans le titre «Probability-consequence diagram»: l’acceptabilité du risque peut être jugée en croisant la probabilité de survenue d’un accident et ses conséquences.
+ d’infos : https://www.crc.mines-paristech.fr/wp-content/uploads/2019/09/Les-risques-en-images-n%C2%B04_Laube-du-risque-acceptable_septembre-2019-1.pdf
30/ Cette méthode donnera naissance aux études probabilistes de sûreté (EPS) dont la plus célèbre est celle de l’américain Rasmussen (photo) en 1974. L’objectif du rapport Rasmussen est double, « scientifique et politique » :
31/ - Comprendre, analyser et chiffrer les défaillances successives pouvant conduire à un accident,

- Mais aussi rassurer les populations en montrant, par les probabilités, que le risque d’accident nucléaire est très faible, notamment par rapport à d’autres risques.
32/ En effet, la période des 70’s est marquée par de fortes contestations, notamment autour des projets de construction de réacteurs nucléaires. Les experts et politiques (ici le préfet de Gironde en 1974) tentent alors de rassurer l’opinion sur la question des risques nucléaire.
33/ En France, 2 accidents de fusion , en 1969 (voir thread) et 1980 sur la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, montrent que l’accident n’est finalement pas si improbable, mais, que ses conséquences sanitaires et environnementales peuvent rester limitées. https://twitter.com/Mangeon4/status/1283653604851814400?s=20
34/ Ce constat se retrouve en 1979. L’accident de Three Mile Island (Pennsylvanie) constitue un choc important pour l’opinion publique nord-américaine, mais confirme dans le même temps que l’enceinte de confinement du réacteur remplit son rôle d’ultime barrière.
35/ Si l’accident est lié à une série « erreurs », ce qui montre l’intérêt des études « probabilistes », les experts du nucléaire français restent confiants (P.Tanguy IPSN photo) sur la sûreté des réacteurs alors que le programme nucléaire bat son plein (il sera stoppé aux USA).
36/ 7 ans plus tard, l’accident nucléaire de Tchernobyl entraîne une contamination de l’environnement dans plusieurs pays européens…En France, dans les semaines qui suivent l’accident, l’affaire du « nuage de Tchernobyl » prend une ampleur politique et médiatique énorme.
37/ Dans les faits, les experts ne disent pas que le nuage s’arrête à la frontière mais le manque de coordination européenne et une communication erratique et rassurante (+ un bulletin météo étonnant) entraîne une crise de confiance durable à l’égard des experts et politiques.
38/ Encore aujourd’hui, cette affaire fait encore parler d’elle… https://twitter.com/fmbreon/status/1285595837725376514?s=20
40/ Après Tchernobyl, au niveau international, l’idée se repend qu’une bonne « culture de sûreté » permettra d’éviter d’autres accidents. Cette notion deviendra un pilier de la gestion des risques nucléaire.
41/ S’ils s’accordent sur le besoin de mieux gérer la communication, les experts français restent toutefois confiants dans la sûreté de leurs réacteurs et insistent sur les différentes entre les réacteurs soviétiques et occidentaux (Pierre Tanguy sur la vidéo).
42/ Une petite pause dans notre récit pour revenir rapidement à la gestion de la pandémie de Covid-19. Le parallèle est intéressant, même si les temporalités sont très raccourcies dans le cas de la pandémie de Covid-19.
43/ En février 2019, l‘éloignement de la France du cœur de l’épidémie (Wuhan) apparait comme un facteur positif. Les premières modélisations réalisées (Photo du pire scénario INSERM en janvier 2019) sont plutôt rassurantes sur les possibilités d’importation de cas en Europe.
44/ La mise en place des 1eres mesures de confinement des rapatriés Français de Wuhan dans des centres de vacances (photo Carry-le-Rouet) ou la gestion de la station des Contamines (photo) donne le sentiment d’une possible maîtrise de l’épidémie par le confinement des clusters.
46/ En somme, la France pourrait éviter la vague épidémique en raison de ses spécificités (médicales, culturelles…).
47/ Mais, voyant la vague s’approcher, après avoir pourtant préconisé des mesures proportionnées et peu contraignantes pour tenir dans la durée, Emmanuel Macron déclare finalement la guerre à l’épidémie le 16 mars.
48/ La distance sociale est considérée comme insuffisamment efficace et des mesures de confinement drastique de la population sont alors mises en place. A ce stade, devant la vague qui arrive, le confinement apparait comme une mesure acceptable pour la population…
49/ Revenons au nucléaire et avançons dans notre histoire : Dans les 1990, en France et à l’international, les études sur les accidents nucléaires et notamment les études probabilistes de sûreté (EPS) se développent.
50/ Le calcul de la probabilité d’un accident nucléaire (type fusion du cœur, schéma de l’accident de TMI de 1979) devient un enjeu important pour les experts du nucléaire. Les résultats obtenus sont comparés entre pays.
51/ En France, à la suite de Tchernobyl, des agences d’expertise et de contrôle « indépendantes » sont progressivement créées (Elles deviendront l’IRSN en 2001 et l’ASN en 2006) pour notamment tenter de retrouver la confiance des citoyens.
52/ Mais, dès le tournant 80-90, des tensions apparaissent entre le futur « gendarme du nucléaire » et les industriels, notamment avec les premiers rapports publics liés à la sûreté nucléaire (article du Canard enchainé du 14 février 1990).
53/ En France, fin décembre 1999, la centrale nucléaire du Blayais subit une inondation (incident classé INES 2), mettant en lumière le besoin de mieux prendre en compte des aléas naturels sur les installations nucléaires. Politiquement et médiatiquement c’est un petit choc.
55/ Le spectre de Tchernobyl devenant lointain, le calme revient peu à peu dans le monde nucléaire et certains industriels et politiques envisagent alors un renouveau du nucléaire au milieu et à la fin des années 2000.
56/ Mais le 11 mars 2011, suite à un séisme de magnitude 9, un tsunami s’abat sur la centrale de Fukushima et met en échec les lignes de défense entraînant la fusion de 3 réacteurs.
57/ En France, dans les mois et années qui suivent l’accident, certains politiques présentent l’accident comme typiquement japonais, dans le contexte particulier des discussions sur la prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires français.
58/ L’ASN (par l’intermédiaire de son directeur Pierre-Franck Chevet) insiste au contraire sur la possibilité d’un accident nucléaire en France. C’est donc un changement majeur en matière de communication au public.
59/ Fukushima marque une rupture importante car l’accident se déroule au Japon, pays censé respecter les standards internationaux de sûreté nucléaire et sur un réacteur à eau bouillante (REB) un classique dans les pays occidentaux avec les réacteurs à eau pressurisée (REP).
61/ Pour faire face à l’échec du confinement dans le cas de Fukushima, l’idée retenue en France est de créer un « noyau dur ». Ce dispositif propose de « sanctuariser » un nombre limité d’équipements vitaux pour l’installation en cas d’aléas naturels extrêmes.
62/ Il prévoit également l’intervention d’une Force d'action rapide nucléaire (FARN) composée de ressources humaines et de matériels d’urgence pour tenter de sauver la situation en cas de situation accidentelle.
64/ Derrière ces nouveaux dispositifs de sûreté (bien plus « couteux » qu’après TMI et Tchernobyl), les experts du nucléaire n’ont donc pas abandonné l’idée de pouvoir maîtriser ou limiter les conséquences d’un accident...
65/ Conclusion plus personnelle…
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66/ L’exemple de l’histoire de la gestion du risque nucléaire nous invite à l’humilité dans nos capacités à maîtriser totalement les risques mais cette expérience acquise et les apprentissages depuis près de 70 ans mérite d’être mieux connue (un bouquin de base en photo).
67/ De même, la capacité à maintenir, même pendant des périodes calmes (sans accidents), un système de prévention/gestion des risques avec de forts moyens financiers et humains est à souligner. Évidemment, ce système n’est pas parfait et fait l’objet de nombreuses critiques.
68/ Pour revenir au Covid19, cette deuxième vague en cours, en forme d’échec sur nos capacités à gérer une crise, nous encourage à se doter pour l’avenir de capacités de projection, de créativité et d’invention qui seront nécessaires à la préparation des crises futures.
69/ Dernier point important : la gestion des territoires contaminés mérite qu’on s’intéresse aux gens qui y vivent. L’acceptabilité sociale de mesures comme le déplacement de populations dans le cadre de Fukushima sont à questionner.
https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2016/Pages/4-consequences-sociales-evacues-accident-nucleaire-fukushima-2016.aspx#.X5l8c1DjI2w
70/ Pour s’adapter aux crises à venir, il apparait essentiel de croiser les expériences et de faire vivre une réflexion historique, systémique, interdisciplinaire !

J’y travaille…

FIN
73/ J'en ajouterais d'autres plus tard !
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