Cher @tronchebiais.
Je comprends ton attrait pour ce genre de questions qui mĂȘlent cosmologie et mĂ©taphysique. Mais j’ai BEAUCOUP de rĂ©serves sur ton choix d’inviter Lawrence Krauss pour en parler. Je m’explique. https://twitter.com/TroncheBiais/status/1318129588975898624
Tout d’abord, un brin de contexte, pour les gens qui dĂ©barquent dans ce dĂ©bat. En 2012, le cosmologiste amĂ©ricain publie « A universe from nothing » (non traduit en français), un livre de vulgarisation de cosmologie, best-seller aux States.
Le livre prétend apporter ENFIN une réponse « scientifique » (notez les guillemets) à la fameuse question formulée il y a 3 siÚcles par Leibniz : « Pourquoi y a t-il quelque chose plutÎt que rien ? »
Ça fait plusieurs siĂšcles que les philosophes s’arrachent les cheveux sur cette question Ă©pineuse. Ils la divisent notamment en sous-questions : comment dĂ©finir le nĂ©ant? Peut-on le conceptualiser? Est-il seulement une option possible?
Et une fois les possibilités logiques énumérées, ils/elles partent en crise existentielle comme tout le monde.
Arrive Krauss. qui prĂ©tend que grĂące aux merveilles de la SCIENCEℱ, on peut mettre fin une bonne foi(s) pour toute Ă  ce dĂ©bat.
C’est pas moi qui le dit, c’est Richard Dawkins (le tonton islamophobe de Twitter), dans l'Ă©pilogue du livre : « Even the last remaining trump card of the theologian, ‘Why is there something rather than nothing?,’ shrivels up before your eyes as you read these pages»
Ah oui, parce que, contexte : Krauss est aussi une rockstar des milieux sceptiques amĂ©ricains, ainsi qu’un athĂ©e militant bien vĂ©nĂšre. Du genre « je veux dĂ©truire les religions avec mon bro Richard Dawkins » (cf la bande annonce cringe ci-dessous).
Je n’ai rien a priori contre les athĂ©es pensez-vous (je suis moi-mĂȘme de cette obĂ©dience, mĂȘme si je suis extrĂȘmement mal Ă  l’aise avec sa branche militante), mais ce petit dĂ©tail a son importance pour la suite de l’histoire.
Le livre est donc vendu comme une rĂ©ponse possible de la science Ă  cette ancienne question mĂ©taphysique. Mais sur quoi repose sa thĂšse me direz-vous ? Et bien sur les travaux d’un domaine acadĂ©mique Ă©mergent : la cosmologie quantique.
Le but de la cosmologie quantique est de trouver un cadre thĂ©orique qui lie notre comprĂ©hension des lois de l’infiniment grand (la relativitĂ© gĂ©nĂ©rale) Ă  notre comprĂ©hension des lois de l’infiniment petit (la thĂ©orie quantique des champs) https://iopscience.iop.org/article/10.1088/0034-4885/78/2/023901/pdf
Aujourd'hui, un tel cadre thĂ©orique unifiĂ© n’existe pas. La relativitĂ© gĂ©nĂ©rale fonctionne bien pour dĂ©crire le mouvement des galaxies, la thĂ©orie quantique des champs marche bien pour dĂ©crire les particules Ă©lĂ©mentaires. Mais les deux descriptions sont incompatibles entre elles.
Cette incompatibilitĂ© est assez gĂȘnante quand on tente de dĂ©crire les 1ers instants du cosmos (s'il a bien connu des 1ers instants). La grande ironie du modĂšle du Big Bang, c’est qu’il ne permet de dĂ©crire l’évolution de l’univers qu’à partir de 10^-43 secondes APRÈS le Big Bang.
Pour le moment, tout ce qui se passe entre le fameux « instant zéro » extrapolé des équations du modÚle du Big Bang et 10^-43 secondes (le temps de Planck) est indescriptible.
« Indescriptible » ici ça veut dire qu’on ne sait ni quelles sont les propriĂ©tĂ©s de l’énergie primordiale, et qu’on ne sait mĂȘme pas dĂ©crire le temps ou l’espace, ce qui, vous l’avouerez, est plutĂŽt problĂ©matique.
Arrive dans les années 80 la cosmologie quantique et ses théoriciens audacieux. Pour certains, comme Alex Vilenkin, il est possible, au prix de certaines (grosses) simplifications, de décrire un espace-temps universel de maniÚre quantique. Ce qui est déjà pas mal ! GG lui.
Vilenkin est parvenu Ă  mettre en Ă©quations un « nĂ©ant absolu » (sic), qu’il dĂ©finit lui-mĂȘme comme « un espace-temps fermĂ© et sphĂ©rique de rayon nul ».
Le rĂ©sultat surprenant, c’est qu’à partir de cet Ă©tat sans matiĂšre, mais aussi sans espace et sans temps, les lois de la physique quantique autorisent la matĂ©rialisation d’un univers tout entier, avec ses vaches et ses cosmologistes. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0370269382908668
Le bouquin de Krauss est un rĂ©sumĂ© sympa des travaux de la cosmologie quantiques depuis ses dĂ©buts. Ce qui est problĂ©matique, c’est qu’il se sert des travaux de Vilenkin pour prĂ©tendre que la science a enfin les outils pour empiĂ©ter sur les plate-bandes des thĂ©ologiens.
Alors, CHECKMATE les philosophes ? Pas si vite. Juste aprĂšs la parution du bouquin de Krauss, de nombreux critiques lui ont fait remarquer que la notion de « nĂ©ant » dĂ©veloppĂ©e par Vilenkin n’a pas grand-chose Ă  voir avec le « nĂ©ant » des mĂ©taphysiciens. https://www.nytimes.com/2012/03/25/books/review/a-universe-from-nothing-by-lawrence-m-krauss.html
Quand les mĂ©taphysiciens parlent de « nĂ©ant », ils parlent d’une absence absolue de toute chose. Un nĂ©ant n’est ni un espace vide, ni mĂȘme un vide quantique. Il est l’absence de tout ça. Il n’a mĂȘme pas de propriĂ©tĂ©.
Il n’y a d’ailleurs pas de consensus philosophique sur le fait que le nĂ©ant puisse avoir une rĂ©alitĂ© « ontologique », ou s’il n’est qu’« une idĂ©e destructrice d'elle-mĂȘme [
] aussi absurde que celle d’un cercle carrĂ© » (Bergson)
Et lĂ  est le pb quand on se pose la question de l’apparition du Tout Ă  partir du nĂ©ant. Car le nĂ©ant (dĂ©fini par les philosophes) ne saurait logiquement avoir en lui les germes de sa propre transformation en Tout, sous peine d’avoir des propriĂ©tĂ©s et de ne plus ĂȘtre un nĂ©ant.
Quid alors du « nĂ©ant absolu » (sic) de Vilenkin ? Et bien il n’est pas un nĂ©ant non plus, au sens strict du terme. Le nĂ©ant de Vilenkin prĂ©suppose bien l’existence de quelque chose, et ce quelque chose, ce sont les lois de la physique, qui sont sensĂ©es prĂ©-exister Ă  l’univers.
Ce prĂ©supposĂ© philosophique, c’est ce que les philosophes appellent le platonisme mathĂ©matique, une vision inspirĂ©e par l’allĂ©gorie de la caverne de Platon
Pour les partisans du platonisme mathématique, les structures mathématiques existeraient réellement, dans un « monde des idées » immatériel, intemporel et indépendant des cerveaux dans lesquels elles sont pensées. https://plato.stanford.edu/archives/spr2018/entries/platonism-mathematics/25
Attention, Vilenkin, lui-mĂȘme est parfaitement conscient de ce prĂ©supposĂ©. Il le dit clairement dans la conclusion de son livre « Many Worlds in One », et ne prĂ©tend absolument pas avoir mouchĂ© les philosophes sur la question de Leibniz. https://www.amazon.com/gp/product/0809095238.
Mais ce n’est pas vraiment le cas de Krauss, qui balaie ce genre de critiques d’un revers de main. Sa rĂ©ponse Ă  ces critiques pertinentes est malheureusement assez puĂ©rile...
Il appelle ses dĂ©tracteurs des «idiots de philosophes» et refuse de jouer sur le mĂȘme terrain que la mĂ©taphysique pour rĂ©pondre Ă  la question de Leibniz. Pour Krauss, c’est la question de Leibniz qui est mal posĂ©e, pas son approche pour y rĂ©pondre. https://www.theatlantic.com/technology/archive/2012/04/has-physics-made-philosophy-and-religion-obsolete/256203/
Il faut dire que Krauss est connu pour faire du « philosophe-bashing », dans la mĂȘme veine que Stephen Hawking. Ce mĂ©pris pour la philosophie de la part d’un scientifique est non seulement insensĂ©, il est dĂ©lĂ©tĂšre pour la science ET pour la philosophie.
Au-delĂ  de ces guerres de dĂ©finition, il faut aussi prendre en compte le fait que les bases de la cosmologie quantiques sont encore trĂšs branlantes : elles reposent sur peu voire pas d’observations qui pourraient permettre de faire le tri entre les diffĂ©rents modĂšles.
On n’a donc AUCUN moyen de confirmer ou d’infirmer le modĂšle de Vilenkin Ă  l’heure actuelle, ce qui pose Ă©videmment la question de sa scientificitĂ©.
Aujourd’hui, le pont entre le nĂ©ant et le Tout est toujours aussi vaste qu’il y a 300 ans. La question de Leibniz est toujours lĂ , non rĂ©solue. La science n’a encore rien Ă  dire Ă  son sujet.
Vs voulez croire Ă  un Dieu crĂ©ateur? Il y a de la place pour ça. Vs ne voulez pas croire en Dieu? Il y a aussi de la place pour ça. La cosmologie contemporaine trouve ses limites au temps de Planck,et ce que prĂ©dit la cosmologie quantique n’est pour l'instant que pure spĂ©culation
Ça changera peut ĂȘtre un jour, lorsqu’on aura un cadre thĂ©orique fonctionnel et des observations plus robustes. Ou pas, je ne suis pas devin.
L’important est de ne pas arrĂȘter de se poser des questions, de questionner la pertinence de nos questions et de chercher la maniĂšre la plus cohĂ©rente et la plus robuste possible d’y rĂ©pondre. Et pour ça, on a besoin de scientifiques ET de philosophes.
Disclaimer : je suis tout Ă  fait pour le fait de promouvoir une vision du monde informĂ©es par les sciences hein (et si vous me suivez rĂ©guliĂšrement cette affirmation n’est pas vraiment une surprise pour vous).
Mais cette vision du monde doit ĂȘtre accompagnĂ©e d’une honnĂȘtetĂ© intellectuelle sans faille, d’une reconnaissances des limites des sciences sur certaines questions et d’une conscience de ses propres prĂ©supposĂ©s philosophiques.
Avec Krauss on a affaire Ă  un cas d’école oĂč l’athĂ©isme militant d’un chercheur lui crĂ©e un point aveugle si gros qu’il est incapable de se remettre en question mm face Ă  de bonnes critiques. Et ça, c’est nul.Son militantisme ne devrait pas primer sur son honnĂȘtetĂ© intellectuelle
Mais bon s’il n’y avait que sa position philosophique sur le nĂ©ant qui Ă©tait controversĂ©, je n’aurais probablement pas pris la peine d’écrire ce thread. Il y a bien plus grave...
DĂ©jĂ , ça fait plus d’une dĂ©cennie que Krauss fait face Ă  des accusations de comportements sexuels inappropriĂ©s voire carrĂ©ment prĂ©dateurs envers de nombreuses femmes lors d’évĂ©nements publics et mĂȘme sur son lieu de travail.
Mais le plus glauque reste Ă  venir. Car Krauss s’est aussi illustrĂ© publiquement en dĂ©fendant mordicus le milliardaire Jeffrey Epstein, cĂ©lĂšbre pour avoir Ă©tĂ© Ă  la tĂȘte d’un Ă©norme rĂ©seau de prostitution de mineures pendant des annĂ©es, et finalement incarcĂ©rĂ© en 2019.
En réponse aux premiÚres accusations contre Epstein en 2009, voilà ce que Krauss avait répondu :
“As a scientist I always judge things on empirical evidence and he always has women ages 19 to 23 around him, but I’ve never seen anything else, so as a scientist, my presumption is that whatever the problems were I would believe him over other people.” https://www.theverge.com/2019/7/13/20692415/jeffrey-epstein-scientists-sexual-harassment
WOWOWOW. Belle instrumentalisation de la science pour une question qui n’a RIEN A VOIR.
Sa dĂ©fense d’Epstein ira mĂȘme jusqu’à suggĂ©rer un complot contre le milliardaire impliquant les jeunes filles mineures pour lui extorquer son argent ! JE

Krauss traĂźne derriĂšre lui un nombre assez impressionnant de casseroles qui devraient ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme d’énormes red flags avant de songer Ă  l’inviter dans une Ă©mission publique.
Entre sa dĂ©fense d’un pĂ©dophile notoire et ses multiples accusations de harcĂšlement sexuel, lui donner une plateforme aujourd’hui n’est pas un geste neutre, mĂȘme si je suppute que @tronchebiais est de bonne foi et qu'il admire sincĂšrement le travail de Krauss.
@tronchebiais, si tu souhaites discuter de mĂ©taphysique et de cosmologie quantique avec des physiciens / philosophes humainement et intellectuellement acceptables (ce que je t’encourage Ă  continuer Ă  faire !), voilĂ  quelques suggestions :
Tout d'abord je ne peux que te conseiller Sean Carroll, qui a Ă©crit un merveilleux article sur la question de Leibniz et ce qu’en dit la physique contemporaine : https://arxiv.org/abs/1802.02231 
Pour un version plus digeste, il en parle aussi dans son podcast grand public "Mindscape" : https://www.preposterousuniverse.com/podcast/2018/08/13/episode-9-solo-why-is-there-something-rather-than-nothing/
Et pour les gens que le dĂ©bat mĂ©taphysique sur le nĂ©ant et le tout intĂ©resse, l’encyclopĂ©die de Stanford est une excellente introduction au sujet : https://plato.stanford.edu/archives/spr2020/entries/nothingness/
“Science itself overcomes misogyny and prejudice and bias. It’s built-in,” disait Krauss il y a 3 ans, dans un Ă©vĂ©nement pour la promotion de l’un de ses bouquins. À la lumiĂšre de ce thread, j’espĂšre que vous saisirez Ă  prĂ©sent toute l’ironie de cette affirmation.

Des bisous.
(Cétélon.)
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