1/ [Thread]

Je vais vous raconter une situation assez atypique que j'ai du vivre il y a quelques temps : un double certificat de décès. Ce thread sera sans gif, car cela ne s'y prête pas.
2/ Aussi, par respect pour les protagonistes, je vais changer quelques détails de l'histoire, comme je le fais à chaque fois.

Aussi, si vous êtes sensibles, arrêtez de lire.
3/ Si je vous raconte cette histoire c'est parce que malgré l'expérience acquise dans l'exercice du constat administratif de la mort depuis plusieurs années (c'est même mon sujet de thèse) cette histoire m'a particulièrement marqué.
4/ Alors voilà, il était environ 23h30 quand le 15 me demande d'intervenir. Et c'est une situation assez rare me dit le régulateur : un double décès, un couple, les pompiers, le maire et les forces de l'ordre sont sur place.
5/ Je râle car ma garde se termine à minuit, que j'ai 40 minutes de route (c'est à l'autre bout de mon secteur), mais bon, je m'y colle. C'est le jeu ma pov' Lucette.
6/ A mon arrivée, effectivement, petit lotissement ouvrier des années 80 d'une petite commune, des petites maisons mitoyennes en miroir, le noir complet sauf une maison où tout est éclairé.
7/ Le silence est important, les gens ne parlent pas très fort. Ceci explique probablement pourquoi aucun voisin n'est là, et que le lotissement entier est en train de dormir, dans l'indifférence.
8/ Je me présente, et là un officier me demande si on m'a raconté. Je lui dis ce que le 15 m'a expliqué : un couple, retrouvé décédé sur leur lit, a priori un double suicide.
9/ Il confirme et là, mon petit côté "les experts" s'active et je demande qui a ouvert la porte, si la porte était fermée, le courrier, qui a découvert le corps, etc.
10/ Il me dit "c'est le voisin qui s'est inquiété de ne pas entendre de bruit. Tous les matins il entend de l'activité et là rien, alors quand il a vu ce soir les volets restés ouverts, il a frappé à la porte, elle était ouverte. C'est lui qui a appelé les pompiers".
11/ " Les corps sont dans la chambre à l'étage, on a rien touché, on vous attendait ". C'est sur ces mots que j'entre dans la petite maison.
12/ La première chose qui me frappe, c'est la proprieté des lieux. Tout est clean. Tout est rangé. Le mobilier est ancien, le linoléum un peu usé, le frigo date de Mathusalem, la cuisine est en formica. Je me rappelle de chaque détail.
13/ Je me rappelle même du tableau en canevas, des assiettes accrochées au mur, de la moquette murale, et des photos veillies par le temps sur la télévision. Un vieux tube cathodique Grundig avec un naperon en dentelle sur le dessus.
14/ Dans la cuisine, les bouteilles sont vides, tout est rangé. Les poubelles sont propres, avec des sacs neufs. Le frigo est vide, il est même débranché.

Cela pourrait être une maison de vacances qu'on a rangé avant de la fermer pour de longs mois d'hiver.
15/ Et là sur la table, parfaitement alignées deux par deux, en colonnes : deux cartes vitales, deux cartes d'identité, une carte de visite des pompes funèbres, et des enveloppes avec des noms dessus.
16/ Je regarde les âges : 70 ans tous les deux. Ils pourraient être mes parents.

Note : sincèrement, si vous êtes sensibles, arrêtez de lire et passez aux tweets suivants de votre tweet line, ils sont sans aucun doute plus frais et plus sympas. C'est pas faute de prévenir.
17/ Bref, je demande où ils ont trouvé cela, et c'est un policier en tenue de cosmonaute, habillé comme un télétubbie blanc, qui me répond. Son appareil photo ultra moderne avec un flash capable d'éclairer un stade tranche avec la modestie de l'environnement.
18/ "On a rien touché, c'était comme ça". Clic Clac, il prend plein de photos. "On vous attendait pour les corps". Je monte à l'étage et passe la tête pour voir la chambre. Idem, tout est clean. Tout est rangé. Même le lit est fait. Mais dessus il y a deux corps.
19/ Deux corps inertes mais qui se tiennent la main. Chacun a un sac sur la tête, reliés à une bombonne de gaz. Et une écharpe autour du cou. Je ne vois pas les visages.
20/ Avant d'ausculter les corps, je demande s'ils ont trouvé des médicaments ou des dossiers médicaux. On cherche dans la salle de bain, dans les commodes. Rien. Aucun médicament. Aucun dossier. Quelques menus papiers. Je m'intéresse alors aux lettres.
21/ Elles ne sont pas cachetées, je demande si qqun les a lu. L'officier oui, il me dit que ce ne sont que leurs dernières volontés. Rien qui explique le geste. Il y a même un courrier pour "docteur".
22/ Ils pensaient probablement que ce serait leur médecin qui serait là, et pas l'insomniaque Dr Pepper de garde qui vit à 40 minutes de là. Je n'ose pas lire ces courriers. C'est trop intime, et cela ne me regarde pas. Et ils ne me sont pas adressés.
23/ Mais déjà je veux comprendre. Car je ne comprends pas. Qu'est-ce qui peut pousser au desespoir de passer ainsi à l'acte à deux. De tout planifier. L'officier me dit "le contrat obsèque, il a été signé la semaine dernière auprès des pompes funèbres, regardez".
24/ Mazette, ils ont vraiment tout planifié. Comme s'ils avaient fait un grand ménage au sens propre et au sens figuré dans leur vie, avant de trépasser. Si cela se trouve, ils ont même choisi le modèle de cercueil.
25/ Je peux comprendre le désespoir d'une personne dans un couple, mais là, deux, en même temps. Quelle force de détermination il faut avoir, et surtout, quelle est donc cette souffrance intense qui les a poussé à mettre fin à leur vie, en même temps ?
26/ Je retourne dans la chambre. Tinky-Winky le paparazzi blanc est avec moi, avec l'Officer qui gère le dossier manifestement. Mon regard va aux mains du couple, elles se tiennent mutuellement, tendrement. Ils portent leur alliance.
27/ Puis je regarde la bouteille, et les tuyaux. Le départ, le T, c'est fait comme avec un plombier. Je les imagine aussi chez Castorama. Je ne suis pas super à l'aise. J'ai du mal à être un banal technicien qui apporte une expertise médicale, aussi modeste soit-elle.
28/ La charge psychologique est forte. Mais je prend sur moi, et je retire les sacs. Leur visage est paisible. Ils portent encore leur lunettes. Je fais mon travail. Rien médicalement à première vue permet de penser à un homicide.
29/ Derrière moi un jeune pompier dit "on dirait qu'ils dorment". C'est vrai. Sauf que c'est pour toujours. Il me demande s'ils ont souffert. Je lui répond que je ne sais pas pas, mais à priori non, leur visage est détendu.
30/ Je vois à ses questions que la charge émotive doit être forte pour lui aussi. Il est vraiment jeune, probablement un peu trop pour vivre cela. Je note dans un coin de ma tête de parler avec lui après, ou d'en parler à son chef pour le "debrieffer" à la caserne.
31/ On me demande si je met un obstacle. La blague. Bien entendu. L'Officier décroche son téléphone. Il doit être en train d'appeler le procureur, pour savoir quoi faire. Je vois un carnet d'adresses près du téléphone. Il y a deux écritures, ce sont celles des lettres.
32/ Non, vraiment, tout colle. Si c'est un double homicide, il est parfait. Et franchement, c'est pas pour la télé Grundig qu'ils ont fait le coup. C'est même pas une 16/9ème en plus.
33/ Mais je ne comprend pas. N'y a t-il eu personne auprès de qui ils pouvaient tirer une sonnette d'alarme ? De la famille ? Des amis ? Quel a été l'élément déclencheur ?
34/ Le second scientifique me dit "ils ont un fils, mais dans un des courriers, ils demandent qu'il soit prévenu que lorsqu'ils seront pris en charge par les pompes funèbres". Mazette, ils avaient tout prévu.
35/ Je demande si on a besoin encore de moi. On me dit non, on me remercie. Je jette un dernier coup d'oeil au lit, aux deux corps, dans l'entrebaillement de la porte. Comme pour prendre une photo mentale. Pour me souvenir de la scène. C'est si triste.
36/ Dehors je croise la Maire. Ou l'adjointe de garde, je sais pas trop. Je lui demande si elle connaissait cette famille. Non, très discrets, des gens qui ne sont pas originaires de la commune.
37/ Je parle avec les pompiers, et j'explique au chef mes craintes sur son cadet. Il me dit qu'il en parlera avec lui.
38/ Et je regarde dehors. Je note toujours l'indifférence du quartier, qui dort. Comme en écho à l'indifférence qu'a probablement vécu ce couple, alors qu'ils se préparaient au grand saut. Seul le voisin qui a découvert les corps est là. Un jeune la 40aine.
39/ Il confirme aussi qu'ils étaient discrets, qu'ils ne recevaient personne. Il leur tondait la pelouse en même temps que la sienne, le jardin faisant 15m² à tout casser. Mais il ne savait rien d'eux, à part qu'ils ont un fils, mais qu'il n'a jamais vu.
40/ Je lui demande s'il va bien, s'il n'est pas trop choqué. Il me dit que cela ira. Je lui propose un somnifère, il refuse. Mouais. Je lui conseille quand même s'il a besoin d'en parler à son médecin, qu'il n'hésite pas, c'est un évènement qui peut être traumatisant.
41/ Mon travail étant terminé, je suis rentré chez moi. Mais sur tout le trajet, je n'étais pas à l'aise. L'histoire, le couple, la scène. 40 minutes, je n'ai pas mis la radio. J'ai pensé, en roulant dans la nuit noire.
42/ Encore maintenant ne n'ai pas tous les éléments pour comprendre. J'ai appelé le médecin traitant quelques temps après, il m'a dit être comme moi, il ne sait pas.
43/ Il connaisait peu le couple, ils n'avaient pas de gros problèmes de santé, même si l'un des deux devenait de plus en plus dépendant. Mais rien à sa connaissance qui explique le geste. Aucun antécédent psy, de dépression, ni de TDS. Rien.
44/ Je suis désolé de vous plomber votre journée, si vous lisez ce thread, mais encore aujourd'hui, je pense à ce couple. D'où ce texte. Et c'est pas faute de vous avoir prévenu, hein !
45/ J'en parle car probablement la charge émotive était intense, et que j'ai eu du mal, et probablement encore maintenant, à avoir cette distance psychologique qu'on se doit d'avoir dans ce genre de situation. Peut-être est-ce parce que j'aurai aimé pouvoir les aider.
46/ Comment dans notre société, deux personnes peuvent ainsi passer au travers des mailles du filet relational, amical, médico-social, sans que personne ne puisse voir la détresse du couple ?
47/ Détresse au point d'en arriver à l'acte d'autolyse (ouais, c'est un super mot que je place pour me la péter) ? Quel est ce vivre ensemble qui oublie ainsi ou ne voit pas un couple en souffrance ? Je n'ai pas les réponses. Ni tous les éléments pour comprendre.
48/ Mais ca travaille un peu quand même. J'aurai peut-être du lire ces courriers. Qui sait.

En fait si je pense à eux ce soir, c'est aussi car je pense à mon frère. Cela fait plus de 20 ans qu'il est décédé, jour pour jour. Ho, pas de suicide.
49/ Mais dans cette voiture, lors de mon retour chez moi à 2h du matin, j'ai ressenti ce que je ressens ce soir, comme à chaque 15 octobre. Ce sentiment d'impuissance alors qu'on aurait voulu mieux faire, aider. Parce qu'on peut pas remonter le temps.
50/ J'étais jeune il y a 20 ans, j'étais le guidon dans mes livres du concours de médecine. J'aurai aimé avoir l'expérience que j'ai aujourd'hui. J'aurai probablement passé plus de temps avec lui. Il me manque. Et j'ai peur que ce couple lui, ne manque finalement, à personne.
51/ Bon sur ce, promis, next time je vous raconte la suite des aventures de Francis, puisque je m'étais arrêté à midi dans l'histoire de cette folle journée que je vous ai raconté dans un récent précédent thread. Ce sera plus fun, promis ! Et avec les gif qui vont bien !
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