Quelques mots sur le Prix Nobel de littérature à Louise Glück, particulièrement sur un point que les journaux français ont survolé, trop occupés à recopier la dépêche AFP et/ou la notice de la "Poetry Fondation" américaine : son absence d'édition en France.
On répète qu'elle a été traduite par Michel Deguy dans la revue "confidentielle" (AFP) Po&sie. Il y avait aussi des traductions sur blogs, pour ceux qui suivent ; c'est surtout ainsi que nous twittos y avons eu accès, avant ou après le Nobel.
(Ou alors nous l'avions lu en langue originale sur des sites américains spécialisés ; c'est-à-dire sans l'unité du recueil, sauf pour ceux qui s'y connaissaient le mieux et avaient fait importer le livre de l'étranger.)
Voilà donc mon étonnement : qu'aucun journal ne s'étonne. Que la question ne soit pas posée : comment celle qui est considérée comme la plus grande poétesse américaine vivante, ou au minimum une des plus importantes, peut ne pas avoir de recueil traduit en français ?
La première explication serait que la poésie est elle-même "confidentielle", que le créneau éditorial est trop mince. Ce n'est pas complètement vrai, mais soit.

Cependant, rappelez-vous le Prix Nobel à Tomas Tranströmer (2011) : il y avait une traduction, chez Castor Astral.
C'est le rachat de cette traduction par Poésie/Gallimard qui a rendu plus accessible au grand public l’œuvre de l'immense poète suédois ; mais il y avait déjà une traduction.

Non, le problème est plus spécifique : c'est celui de la poésie américaine.
Louise Glück se revendique d'une tradition spécifique : celle du modernisme américain, de George Oppen, William Carlos Williams, Marianne Moore, Carl Rakosi, et bien d'autres.

Excepté Williams, grâce au film "Paterson" de Jarmusch, ces auteurs sont inconnus du grand public.
(Et encore, pour Williams, est-ce une renommée toute relative.)

Pourquoi ? Parce que tous ces gens, qui ont produit parmi les poèmes les plus puissants du 20e siècle, sont édités chez des éditeurs à tirages limités, ou en difficulté : essentiellement, José Corti.
Mis à part quelques exceptions chez Seuil/Poésie : "Harmonium" de Wallace Stevens, "Asphodèle" de William Carlos Williams, "Cantos Pisans" d'Ezra Pound ...

Si vous regardez l'éditeur de poésie le plus diffusé en France (Poésie/Gallimard), vous n'y verrez que très peu de titres
issus de la poésie américaine du 20e. A vrai dire, aucun ne me vient en tête actuellement.

Cela pour une raison assez complexe, et qui demanderait de connaître l'état des débats au sein de la poésie contemporaine ; mais, visiblement, si la plupart des journaux ne se sont pas
posé la question, c'est que cet état leur est inconnu.

Alors, le voici, très schématiquement : vous avez deux grands camps. L'un autour de Poésie/Gallimard, avec au sommet des gens comme André Velter et Jean-Pierre Siméon, qui se revendiquent d'une sorte de "néo-lyrisme",
avec un usage immodéré des métaphores, et un retour aux "thèmes fondamentaux" (l'amour, la nature, le voyage, l'engagement politique, etc.) C'est ce groupe qui est le plus visible, car il tient Poésie/Gallimard et le Printemps des Poètes.
De l'autre, vous avez un groupe qu'on appelle tantôt "poètes du langage", et que les universitaires américains, qui nous connaissent mieux que nous-mêmes, appellent "modernité négative", suivant la formule d'Emmanuel Hocquard, qui fut l'un des grands de cette veine.
De ce côté-ci, on a un fatras très divers (comme de l'autre côté : je réunis, mais cela donne des poétiques diverses) de poètes plus "expérimentaux", souvent proches de l'art contemporain, qui cherchent à opérer une déconstruction du langage, ou un retour à ses structures
fondamentales, allant parfois jusqu'à l'illisibilité.

Ceux-là se revendiquent clairement de la poésie américaine, ce sont eux qui l'ont traduitent (Deguy, Hocquard, Yves di Manno, Royer-Journaux, Anne-Marie Albiach, Anne Portugal, etc.) et s'en inspirent.
Les deux groupes se haïssent profondément, chacun trouvant que l'autre trahit la poésie. Siméon, dans "La Poésie sauvera le monde", s'en prend violemment à ceux qui "veulent abandonner la métaphore", faisant clairement référence à Hocquard.
En face, voir la préface à "Un Nouveau Monde" d'Yves di Manno et Isabelle Garon : ceux qui n'expérimentent pas sont réduits à l'état de poétaillons stupides et sans intérêt.

Michel Murat, dans son cours "Approches de la poésie contemporaine" à Paris IV, ne faisait cours
que sur "la bande à Hocquard". Un poète qui n'était pas édité chez P.O.L ou chez Nous, à limite au Seuil, ne semblait pas avoir le moindre intérêt pour lui. Il nous a même montré une récitation d'André Velter, juste pour se foutre de sa gueule et ajouter : "C'est tout de même
grave, ne rigolez pas : ce type dirige Poésie/Gallimard".

Parce que, sans doute, ceux qui ne suivent pas la poésie contemporaine n'imagine pas le nombre de coteries et de cabales qu'on peut y trouver.
* n'imaginent

Donc, si on n'a pas de poésie américaine chez les grandes éditions de poésie, c'est essentiellement à cause de ça : les grandes éditions de poésie sont dirigées par un groupe qui hait ceux qui aiment le modernisme américain.
Quant aux gens qui aiment cette poésie, ils ont des urgences et des difficultés.

Déjà, c'est une poésie difficile à traduire.
En plus, elle est difficile à publier, car fera peu de recettes.
Enfin, beaucoup de chefs-d’œuvre ne sont pas encore traduits.
Avant d'en arriver à traduire Louise Glück, je suppose que des gens comme Yves di Manno, que je remercie en passant pour son travail de passeur, se disent qu'il y a déjà tant à faire : Williams, Pound, H. D., Stevens, etc., sont encore à moitié traduits.
Berryman ne l'est pas du tout. Un seul recueil de Rakosi. Aucun d'Harriet Monroe. Nous venons à peine de découvrir Charles Reznikoff, grâce notamment à l'intervention d'André Markowicz.
Et encore, ceux traduits sont parfois introuvables. Ceux qui me suivent se rappellent de mon périple pour trouver "Trilogie" de H. D., un des plus beaux livres qu'il m'ait été donné de lire.
"Koré aux Enfers", de Williams, je n'ai jamais pu mettre la main dessus.
Alors les questions que je voudrais poser en fin de thread, que j'aurais aimé que les journalistes posent en fin d'article, c'est :
Y aura-t-il une traduction de Louise Glück ? De quels recueils ? Dans quelle édition ? Cela créera-t-il de l'engouement pour la poésie américaine ?
N.B n°1 : Sur mon affirmation que l'édition de poésie contemporaine n'est pas si "confidentielle" que cela, vous pouvez lire ce thread de @electre2 qui l'expliquera mieux que moi : https://twitter.com/electre2/status/1314462622041939968?s=20
N.B. n°2 : Je reste schématique, Twitter oblige. Il faudrait toute une thèse pour étayer ces propos.

Elle arrive. Je n'en dis pas plus.
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