Le crack : rien qu'à son évocation, on pense à des drogués marginaux qui troublent l'ordre public. Que cache cette représentation ? Quels sont les ressorts sociaux en jeu dans son expansion auprès des populations les plus précaires ? THREAD (avec de la sociologie dedans) 🔽 1/25
2/25 Le crack est un mélange chauffé de cocaïne, de bicarbonate ou d'ammoniac et d'eau. On peut le fumer avec un "Kit-base" distribué par les associations (à gauche) ou l'injecter avec un kit d'injection (à droite) même si cette méthode est beaucoup plus rarement pratiquée.
3/25 Le crack est arrivé en France au cours de l'année 1986. Il se diffuse exclusivement auprès d'usager-e-s originaires d'ex-colonies française du nord-est Parisien, sans pour autant s'y restreindre : une minorité de blancs est déjà identifiée début 1990 parmi ses adeptes.
4/25 Si le "Crack Summer" touche les États-Unis au même moment, la France ignorera ce phénomène. L'usage prend certes de l'ampleur en 1993 avec l'accroissement du trafic mondial de cocaïne, mais le nombre d'usager-e-s n'ira pas au-delà de 20 000 personnes (estimation de 2012).
5/25 Malgré cette diffusion limitée, les consommateur-ice-s ne cesseront d'être médiatisé-e-s avec toute la verve sécuritaire d'une presse à sensation. Les "crackers" sont des miséreux, prêt-à-tout pour leurs doses, vivant dans le vice permanent et la petite délinquance.
6/25 La "Coline au crack" et la place Stalingrad, deux zones de trafic et de consommation. parisiennes, seront régulièrement dépeintes dans la presse comme les nouveaux bas-fonds contemporains où sombrent des corps esclaves du produit, condamnés à la débauche et à l'indigence.
7/25 Cette figure de l'usager est une déclinaison de plus de ce que les sociologues appellent une panique morale : un démon populaire qui a pour fonction politique d'incarner les peurs collectives pour renforcer la cohésion sociale des sociétés qui le rejettent (Cohen, 1972).
8/25 Dire cela n'est pas nier la dangerosité sanitaire du produit, ni la violence inhérente à cet univers. Il s'agit plutôt de critiquer une grille de lecture normative qui dépeint un groupe social sous un angle exclusivement négatif sans jamais le réinscrire dans son contexte.
9/25 Car, en effet, représenter les usager-e-s dans la permanence d'une dualité déchéance/délinquance, c'est déjà oublié que la prise de drogues ne se fait jamais sans une recherche minimale de préservation collective mais aussi individuelle.
10/25 D'abord collective : malgré l'individualisme qui structure cet univers, les solidarités fleurissent. Chez les plus exclu-e-s, la survie y serait impossible sans une économie du partage (une dose, un peu de sous...) qui soulage de temps à autre la misère et la souffrance.
11/25 C'est ainsi que ce système de générosités mutuelles conduit parfois au partage de pipes à crack ou de seringues - et expose à un risque VIH. Loin d'être juste une négligence pour la santé, c'est là une tentative de réintroduire du collectif au sein de l'exclusion sociale.
12/25 Préservation individuelle ensuite, qui passe par des tentatives, parfois victorieuses, de maîtriser la dépendance. Car, contrairement au mythe du crackhead qui coure indéfiniment après sa dose, les usager-e-s n'obéissent jamais mécaniquement à ce que leur dicte "la" drogue.
13/25 Même si les usager-e-s enchaînent parfois 2 à 3 jours de défonce, ce qu'on appelle l'"épuisement de l'expérience" réactive régulièrement des règles et des rituels (pas de conso à tel moment, telle période, dans tels lieux...) pour continuer sans jamais totalement sombrer.
14/25 Ainsi, les discours médiatiques, en représentant toujours l'usager-e par le scénario du pire, dénie leurs capacités à produire des savoirs et des compétences pour (sur)vivre dans un univers hostile. En somme, l'individu s'efface derrière le fait divers permanent.
15/25 Mais ce n'est pas tout. Cette représentation de l'usager-toujours-délinquant/exclu a un autre problème : elle contribue à invisibiliser les conditions socio-économiques et les parcours de vies qui ont rendu possible la diffusion du crack au sein des marges urbaines.
16/25 Il faut rappeler que, entre 1975 et 1990, les quartiers Nord-Est de Paris - où a émergé la vente de crack - ont perdu près de 30℅ des emplois ouvriers au profit de l'économie des services et des métiers d'encadrement occupés par les classes supérieures (Clerval, 2013).
17/25 Or, on le sait : la décomposition du monde ouvrier, et donc l'affaiblissement de ses formes d'encadrement juvéniles, mais aussi le chômage durable, favorisent le trafic comme échappatoire à la précarité et l'usage de drogues comme voie alternative à la construction de soi.
18/25 De plus, nombre d'usager-e-s de crack sont venu-e-s en 80-90 par voie de migration de la vallée du fleuve Sénégal (Sénégal, Mali, Mauritanie). Et dans ce contexte de réduction des emplois, le racisme accentue encore plus leur marginalisation. En témoigne bien cet usager :
19/25 À ces facteurs s'ajoute aussi des trajectoires plus marquées par des tensions familiales qu'en population générale. Entre héritage de situations disqualifiées (chômage, alcoolisme), violences du père et rejet lors de la découverte des consommations, les liens se délitent.
20/25 Or, ces tensions fragilisent les solidarités familiales face à la marginalité, en plus de favoriser l'isolement socio-affectif, ce que le produit peut alors venir atténuer par ses effets, mais aussi par les sociabilités et les affinités alternatives qu'il rend possible.
21/25 C'est aussi pour cela qu'il est très difficile d'arrêter. Les sociabilités de consommation et de rue font partie d'un style de vie avec ses routines (production d'argent, déplacements...) qui structure l'existence précaire et peut être aussi dur à quitter que le produit.
22/25 On le voit, les marges urbaines du crack sont à l'intersection de nombreux facteurs économiques, sociaux et relationnels. En les déniant, le discours journalistique sécuritaire sur les "crackers" individualise alors ce "problème" en le réduisant à une question d'addiction.
23/25 C'est pourquoi vous devez rester vigilant-e-s sur ces sujets. Car l'individualisation des questions de drogues favorise toujours les réponses politiques qui visent la moralité des "déviant-e-s" à défaut des conditions qui produisent ce que l'on désigne comme déviance.
24/25 C'est ainsi que 30 ans de répression n'ont cessé de reproduire ce qu'on appelle des "effets ballons" : le déplacement du "problème" vers des aires plus périphériques une fois "traité" dans la zone ciblée avec, pour conséquence, des défauts d'accès répétés aux associations.
25/25 Le temps est donc peut-être venu de changer notre regard sur le crack et les autres drogues pour initier des politiques plus adaptées : éducation aux plaisirs non destructeurs, réduction des inégalités, logement pour tout-e-s, fin de l'obligation d'un emploi pour survivre.
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