Une de mes cousines a connu il y a quelques temps ce qu'on appelle en hébreu une "leida sheketa" (accouchement silencieux), je me souviens qu'elle avait eu besoin de nous envoyer une photo très émouvante d'elle et du bébé mort dans ses bras.
La photo m'avait rappelé le bébé mort de la série Morgue d'Andres Serrano, que la vie semble encore animer. Je ne comprends pas les réctions méchantes et soi-disant puristes face aux photos de Chrissy Teigen, que ce serait obscène, odieux, que ce serait de la mise en scène,
de l'instrumentalisation etc. 1) Chacun vit son deuil comme il veut, et surtout comme il peut 2) Pour certains, faire des photos est le moyen de garder trace, de faire exister cet enfant qui n'aura existé principalement que dans la projection de ses parents.
3) D'autres refuseront même de voir ce bébé, ni de garder aucune trace, ils font, encore, comme ils veulent et comme ils peuvent.

Je rappelle que la photo du deuil périnatal est une vieille tradition que la disparition de la visibilité de la mort dans nos vies a fait oublier.
Enfin, si elle a l'habitude d'offrir des morceaux de sa vie aux gens qui la suivent, de partager ses joies, ses peines, je comprend tout à fait, même si le choix de vie me questionne personnellement, qu'elle partage aussi ça.
Dernier point, ceux qui ont suggeré que les photos seraient esthétisantes parce que cette femme, très belle, aurait l'indécence de le rester au milieu de son desespoir, vous me dégoûtez.
Je divague un peu, mais ca me fait penser que si la societé est très dure avec les moches, les grosses, les handicapées, elle ne pardonne pas non plus aux belles leur beauté.
Une connaissance a moi est une très belle femme. Le genre de beauté qui irradie, qui est évidente, qui est de l'ordre de l'apparition. Elle a eu, puis perdu, une enfant très lourdement handicapée. Dans sa galère, son abnégation, elle restait belle, et cela suscitait chez les gens
De drôles de réactions de méchanceté, de petitesse, comme si sa beauté était un scandale.
On m'objecte en privé en me ressortant mon thread sur l'abjection de la publication des photos de cadavres et en me disant, ici un corps mort, là un corps mort, quelle différence?! Bonne objection.
La différence est la suivante. Dans un cas, on montre un cadavre hors contexte, nu de tout ce qui faisait la personne. Dans l'autre c'est une filiation qu'on inscrit, c'est une fiction que l'on fait jouer, pour quelques secondes: celle de l'enfant entouré et chéri par ses parents
Dans un cas, on profane, dans l'autre cas, on sauve à la mort absurde une image. Mettre en scène n'est pas toujours indécent. Faire entrer dans la scène du monde humain un petit être qui a été empêché d'y pénétrer au seuil, ca a un nom: inscrire, symboliser, humaniser.
Arrêtez moi sinon je vais finir sur le débat Lanzmann / Didi-Huberman, là.
J'y pense en vous lisant. Cette photo terrible d'une femme en larmes, c'est la jumelle taboue d'une autre photo, devenue un passage obligé de la vie des femmes sur les réseaux, la photo d'accouchement au moment de la poussée.
Cette photo, qui vise à démystifier l'accouchement (moi j'aime bien le mythe vous savez) est aussi la photo d'une épiphanie.

Souffrance- soulagement-naissance- vie.

On sait alors que la photo qui suit sera celle d'une main de nourrisson
Ou d'un bébé têtant. Ou d'une maman épuisée, mais béate, une héroïne qui aura fait son travail comme une patronne.

Or, dans cette photo de Chrissy Teigen, je vois aussi le cri de toutes celles qui ont souffert pour rien. Le corps souffrant mais pas victorieux.
Le corps vidé sans avoir réussi la magie du 1 qui devient 2. La tristesse. L'absurdité. Et aussi parce que c'est um accouchement qui ne leur vaudra que les silences horrifiés, pas les bravos. C'est pourtant un vrai accouchement, avec le sang, la délivrance, le risque.
Les suites de couches, les montées de lait.
Je n'oublierais jamais ce que mon amie, mamange d'un petit de quelques mois, m'avait dit à la shiva, comme hébétée par l'incongruité de la chose:

Noémie, j'ai une montée de lait, j'ai une montée de lait et il n'est pas là pour têter.
Montrer les coulisses, les dessous d'un phénomène est un geste qui se met en echec lui même. Sitôt que c'est montré, ce n'est déjà plus l'envers du décor, mais un décor.
La différence très fine entre l'obscène et le necessaire, c'est à dire le beau, se joue peut-être dans la capacité à montrer tout en faisant signe vers l'invisible, à dire tout en faisant signe vers l'indicible.
J'ai ce soir une pensée pour un ami qui a connu une autre version, horrible aussi, de cette tragédie. L'enfant sans la maman. Tu es un boss❤
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