La semaine dernière j'ai donné une conférence sur l'enseignement de la philosophie en fac de médecine en France, c'était sur Zoom à King's College London. Je vous fais un rapide fil en français sur le sujet 🧵
C'est un sujet qui me tient à cœur puisque si j'ai un jour un poste, ce sera probablement en faculté de médecine. Et pourtant, la situation ne va pas de soi.
Depuis le début de ma thèse, j'ai enchaîné des vacations en facultés de médecine (et facultés de science). J'ai été aussi été ATER à Lyon 1. Mais cette conférence n'était pas un retour d'expérience perso, puisque finalement, cela reste assez peu.
À la place je me suis intéressée à deux rapports sur le sujet, le premier paru en 1999 et le second paru en 2019. A-t-on progressé en 20 ans ?
En général quand on discute de philosophie en faculté de médecine, on ne pointe que les aspects positifs, les promesses et on s'intéresse assez peu aux difficultés. Ou alors on se demande si la philosophie devrait être enseignée en faculté de médecine, à quoi elle peut servir...
Là dans ma présentation, j'ai préféré m'intéresser aux difficultés pratiques, aux différents pièges dans lesquels on pouvait tomber. J'ai aussi voulu montrer les aspects politiques et financiers de la question.
[je n'ai plus de batterie et mon chat dort sur mes genoux, je reviens]
On peut déjà noter que la situation en France est paradoxale. D'un côté, la philosophie est très populaire. Elle est enseignée au lycée (assez rare dans d'autres pays), tout le monde en parle, on a une ribambelle de philosophes médiatiques...
Il y a aussi une tradition française en épistémologie et en philosophie des sciences/de la médecine, avec Bachelard, Canguilhem, Foucault. Enfin, une place assez importante est faite à la philosophie et aux SHS dans le cursus médical, notamment en première année (65h environ
depuis 1992). Du coup, quel est le problème ? (Canguilhem et Bachelard)
Le premier problème est évident - mais qu'entend-t-on par "philosophie" en fac de médecine ? Eh bien, cela ne va vraiment pas de soi en France. Philosophie de la médecine ? philo des sciences ? Ethique médicale ? Histoire de la philo ? Philo continentale ? Psychanalyse ?
Donc même si on se met d'accord pour enseigner la philo en fac de médecine, on ne s'est en fait mis d'accord sur pas grand chose.
Le premier rapport que j'ai regardé est le rapport Lecourt de 1999. Il est disponible en ligne ici : http://science.societe.free.fr/documents/pdf/lecourtrapportenseignementphilodessciences.pdf
Selon moi, ce rapport est très utile car il montre (déjà en 1999) les difficultés et les pièges de l'enseignement de la philosophie en fac de médecine.
C'est surprenant à lire aujourd'hui, mais en 1999, Claude Allègre, alors ministre de l'ESR, commissionne ce rapport auprès de Dominique Lecourt, un philosophe de la médecine spécialiste de l'épistémologie française.
Lecourt organise 53 réunions dans les mois qui suivent auprès d'enseignants dans des formations de philosophie dans des facultés de science et de médecine. Le rapport est la synthèse de ces 53 réunions.
Première difficulté : qui enseigne la philosophie en fac de sciences et de médecine ? Et quelle "philosophie" ?
En 1999, Lecourt note que les cours de philosophie sont dispensés, en majorité, par des enseignants non-spécialistes (des médecins, des profs de science...).
J'ai ensuite trouvé mention d'un rapport datant de 2006 (Administration Universitaire et Européenne en Médecine et Odontologie, ”Les enseignants en sciences humaines et sociales : qui sont-ils ?”) selon qui..
presque 80% des enseignements en sciences humaines et sociales en faculté de médecine sont dispensés par des professeurs/enseignants en médecine.
Je n'ai pas de chiffre pour 2020, mais il y a peu de raison de penser que la situation a drastiquement évoluée. Pensez à D. Raoult qui dispense des cours d'épistémologie (en ayant faux sur chaque définition) ou bien aux cours de G. Freyer à Lyon Sud.
(désolée pour les fautes du tweet précédent)
Le problème n'est cependant pas facile à résoudre. Comme le note D. Lecourt, la majorité du cursus philosophique en France consiste en la préparation des concours du secondaire (agreg et capes), avec une forte composante d'histoire de la philosophie.
Pour le dire simplement, 20 ans plus tard, il y a toujours assez peu de chercheurs en philosophie des sciences et a fortiori en philosophie de la médecine en France (j'ajouterais qu'on n'est toujours pas super bien considérés, mais c'est une autre histoire...)
En 1999, Lecourt s'inquiète surtout de la situation en faculté de médecine et de la réduction de la philosophie (et l'épistémologie) à "l'éthique" (avec des guillemets) :
Les quelques spécialistes se retrouvent donc malheureusement dans des situations professionnellement précaires, j'y reviendrai.
Finalement, la philosophie est réduite à "l'éthique", elle-même réduite à une discipline que n'importe qui peut enseigner et dont on peut malheureusement douter de la qualité lorsqu'elle est ainsi enseignée. La citation qui va suivre est assez visionnaire. Selon Lecourt (p30) :
Bref, vous avez compris, c'est de diluer la philosophie de toute rigueur, de la rendre sexy/rebelle, mais aussi tout à fait inoffensive. Le risque étant qu'elle soit utilisée pour vous vendre quelque chose finalement - une formation plus "humaine" par exemple.
Ce que j'ajouterai au rapport Lecourt, en termes de difficultés : qui sont dans les comités de sélection des philosophes ? Est-ce que le philosophe engagé se retrouvera seul ? Aura-t-il un superviseur, pourra-t-il choisir ses cours ? Qui du prestige ?
Quand j'enseignais à Lyon 1, on intervenait parfois en binôme shs/médecins. Cool, innovant, me direz-vous. Peut-être. D'un autre côté, quand mon binôme PUPH disait du haut de sa cinquantaine et derrière sa blouse une bêtise sur l'éthique médicale - j'étais peu de choses.
Si le PUPH est en haut de l'échelle symbolique, le vacataire ou le doctorant en philo est tout en bas.... tellement que le plus souvent, on s'en passe et le professeur de médecine donne lui même les cours. Bref.
J'avais dit que je faisais court, mais en fait, pas du tout. Comme dans toute conférence, je vais dire que je vais me dépêcher de finir alors que c'est faux.
Le deuxième rapport que j'ai regardé est très différent du rapport Lecourt (commissionné par le ministère). Il a été écrit sous la houlette de Cynthia Fleury, professeur en philosophie et psychanalyste. Déjà, on remarque une première chose : la philosophie a disparu au profit..
de l'éthique et des "humanités médicales" ou humanités en santé. En effet, depuis le début des années 2000, la tendance est mettre toutes les lshs qui auraient des choses à dire sur la médecine, ensemble, sous ces termes.
Le rapport n'est pas une étude "sur le terrain" comme celui de Lecourt, mais une revue de littérature. Il y a deux points selon moi à interroger.
D'abord le rapport est écrit afin de promouvoir un certain "humanisme en médecine" assez obscure. L'objectif proposé de l'enseignement est globalement "d'humaniser" les médecins (mais qu'est-ce que cela signifie ? Ce n'est pas clair) :
Pour une critique de ce genre d'approches "humanistes" je renvoie à mes papiers sur le sujet : https://hal.archives-ouvertes.fr/search/index/q/*/authFullName_s/Juliette+Ferry-Danini
Dans le cadre de l'enseignement en faculté de médecine, le problème est double : en diluant la philo et autres shs dans ce moule humaniste, vous ne pouvez plus avoir de posture véritablement critique de la médecine. Comme vous êtes inoffensif, vous pouvez devenir une décoration..
Par exemple, en philosophie, vous ne pouvez plus faire d'éthique normative et d'éthique médicale, et vous ne pouvez plus non plus participer à un débat épistémologique sur la recherche médicale.
Souvenez-vous que Lecourt avertissez, en 1999, sur le risque, pour la philosophie, de devenir un outil de communication. Mon impression c'est que c'est un peu cela qui se passe actuellement.
Deuxième point du rapport qui interroge, c'est la promotion des "humanités de santé" (et donc de la philosophie) en dehors de l'université et de la formation médicale. Alors que pour Allègre et chez Lecourt, l'université allait de soi, ce n'est plus le cas dans ce rapport.
Deux initiatives "pédagogiques innovantes" sont en fait mises en avant, en même temps que "l'humanisme médical", les voici représentées dans un diagramme :
On y retrouve la "Chaire de philosophie à l'hôpital" de Cynthia Fleury et l'"Université des patients". Ces deux structures reçoivent des financements publics et privés importants et se veulent figures de proue de l'école française du soin (cf Fleury & Tourette-Turgis 2018).
Peut-être que je suis trop cynique. A vous de me dire. D'un côté on a des vacataires à l'université. De l'autre, des structures surfant sur la vague "humaniste" et assez bien financées par des fondations privées (sponsors de la la chaire de philosophie à l'hopital ci-dessous)
Et même des laboratoires pharmaceutiques dans le cas de l'Université des patients (financée à hauteur d'un million d'euro par an par le laboratoire Merck - je n'ai pas trouvé pour le reste des financements) (120 étudiants depuis 2019). Est-ce du éthique washing ? philo washing ?
La réforme de la première année de médecine pourrait cependant changer la donne, en faisant quasiment table rase et en décloisonnant la filière médicale - à voir.
FIN. Récompense pour ceux qui ont lu jusque là :
You can follow @FerryDanini.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled: