Je vous propose un fil sur littérature et science po, l’utilisation de Dostoïevski par Weber (quoi de mieux un dimanche matin ? 😇) pour faire le point sur les notions d’éthique de la conviction et de la responsabilité (souvent déformées dans le discours politique médiatique) ⬇️
Pour Weber, ces deux éthiques sont inconciliables, quand on agit on doit choisir. L’éthique de la conviction, c’est pour résumer celle qui se fonde un idéal et l’éthique de la responsabilité celle « selon laquelle on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action »
Comme ex de personne fonctionnant selon « l’éthique de la conviction » Weber donne l’exemple du religieux (qui s’en remet à Dieu pour le résultat) ou du « syndicaliste obtus » (humhum 🤔) qui imputera les résultats d’une action contre-productive à la stupidité des autres hommes
Le partisan de l’éthique de la conviction a l’intérêt d’empêcher que s’éteigne la flamme de la conviction «par ex la flamme de la protestation contre l’injustice de l’ordre social» pour qu’elle continue à subsister, pour que l’espoir et la croyance en certaines valeurs persistent
Problème : dès qu’on essaie de mener une action politique concrète, on est confrontée au fait que pour atteindre certaines « bonnes » fins, on doit quelquefois passer par des moyens qui le sont moins. On peut se réclamer de la responsabilité. Mais jusqu’à quelles limites ?
La fin justifie les moyens peut vite devenir "sous prétexte d’une fin éloignée on accepte des moyens dégueu".L’enjeu central de cette question est selon Weber celui de la violence (notamment révolutionnaire). Peut-on accepter la/plus de violence pour gagner la paix et la justice?
J’en viens à Dostoïevski : pour illustrer cette tension entre ces deux éthiques, Weber cite la scène du Grand Inquisiteur face à Jésus, un quasi conte philosophique inséré dans "Les frères Karamazov" (par ailleurs ce bouquin est génial, la scène du procès ❤️, les plaidoiries😱)
Je résume ce conte : Jésus revient sur terre et fait des miracles. Il est emprisonné par le Grand Inquisiteur, qui lui annonce qu’il le fera brûler comme hérétique. Parce qu’il ne l’a pas reconnu ? Parce que l’inquisiteur est un cynique qui ne croit pas en Dieu ? Pas du tout.
L'Inquisiteur a reconnu Jésus. Il aime les hommes, veut leur bien. Mais il fonctionne selon l’éthique de la responsabilité, incompatible avec l’éthique de la conviction (qu’incarne Jésus). C’est ce qui lui explique dans un long discours : «Pourquoi es-tu venu nous déranger ?»
Le Grand Inquisiteur, en bon représentant de l’éthique de la responsabilité,compte avec les défauts des humains. Il explique que les humains sont trop faibles pour user de leur liberté, trop médiocres pour désirer l’idéal: «Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous»
Face à Jésus, il assume une éthique de la responsabilité: les hommes ne sont pas libres, mais ils sont heureux. « Tu leur promettais le pain du ciel ; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? »
Jésus reste silencieux. Mais à la fin du discours, « le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues ». Ce baiser reste mystérieux. Est-ce celui du pardon ? De l’amour de Jésus (de l’éthique de la conviction qui subsiste ?)(ou rapport avec Judas?)
La réaction de l'Inquisiteur: « Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit "Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais !" Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville (…) Le baiser lui brûle le cœur, mais il persiste dans son idée. »
Pour Weber,ce conte illustre l'incompatibilité des deux éthiques. Jésus et l'Inquisiteur professent tous deux l'amour des humains, pourtant leurs deux façons d'agir sont radicalement opposées, tout comme éthique de la conviction et éthique de la responsabilité sont inconciliables
"Quiconque veut faire de la politique (...) doit être conscient de ces paradoxes éthiques et de la responsabilité qui est la sienne au regard de ce qui peut advenir de lui-même sous la pression de ces paradoxes" Weber ("Le Savant et le Politique")
Pour Weber il ne s'agit pas de choisir une bonne foi pour toutes entre les deux éthiques, mais de choisir, quand on mène des actions politiques, sur quelle éthique on se règle, de réfléchir à ce qui nous fait passer de l'une à l'autre, pourquoi. C'est notre responsabilité morale.
Le risque de l'éthique de la responsabilité est de se perdre, de perdre toute conviction et tout idéal. Le risque de l'éthique de la conviction est de rejeter toute faute sur les autres forcément stupide et de n'être qu'un "fanfaron", qui se "grise de sensations romantiques".
Weber a l'air de pencher pour l'éthique de la responsabilité. Mais il fait un beau portrait de l'être mûr, qui "éprouve réellement et de toute son âme l'éthique de la responsabilité" et qui sait dire "je m'arrête ici".
Mais Weber reconnaît les mérites de l'éthique de la conviction. Il souligne que si on pense svt que la politique est "l'art du possible" il faut reconnaître que"très souvent on n'a pu atteindre le possible que pcqu'on a chaque fois tenté d'aller au-delà pour réaliser l'impossible
J'en reviens à la déformation médiatique et politique de ces concepts, trop souvent employés à des fins de légitimation (cf Darmanin &la violence légitime) voire de flagornerie ((j'avais vu qqn qui disait que B. Pompili menait éthique de la conviction et de la responsabilité 🤨)
Pour Weber ce sont des concepts qui permettent de comprendre la cohérence des gens (et les politiques de son époque...) et de les juger à l'aune de leur propre logique, voire s'ils et elles sont à la hauteur de leurs propres principes.
Voilà, c'est fini! C'est beau (et éclairant) quand les sciences humaines éclairent leur propos grâce à la littérature (ou que la littérature représente ce qui sera conceptualisé par les sciences humaines). Bon dimanche !
Un autre lien : pourquoi les citations de Weber sont-elles sans cesse citées (et déformées) par les politiques? Quel usage peut-on faire des classiques? Par G. Fondu pour @SRContretemps https://www.contretemps.eu/darmanin-weber-violence-legitime-etat/
Dernière précision: dans Dostoïevski, le conte n'est pas une simple digression, il est raconté par un des frères Karamazov (Ivan) à un autre (Aliocha), sachant que les deux frères incarnent eux aussi des choix (de vie, de parole) différents... On retrouve ce débat dans l'oeuvre
Par ex : “Si les larmes des enfants sont indispensables pour parfaire la somme de douleur qui sert de rançon à la vérité, j'affirme catégoriquement que celle-ci ne mérite pas d'être payée d'un tel prix.” Ethique de conviction, éthique de responsabilité...
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