Le saviez-vous ?

Le "sentiment d'insécurité" c'est une invention de droite, qui veut dire le contraire de ce que vous pensez.
Contexte : c'est les années 70. La France (et le monde développé) est en train de commencer à sortir du mode de production keynésien et fordiste dit des "30 Glorieuses" pour se lancer petit à petit joyeusement dans le néolibéralisme.
Le problème c'est que dans les années 60 le mouvement social s'est amplifié, et renforcé. Des conquêtes réelles ont été obtenues, y compris en 1968, tant du côté de la libération des moeurs que de celle des droits au travail sous la forme entre autres d'augmentations de salaires.
Une autre chose que le gouvernement français a compris en 1968 c'est qu'il était pas passé loin de se casser la gueule et qu'il allait falloir sérieusement durcir sa doctrine du maintien de l'ordre.
A cette époque là la Ve République est encore un régime qui se gouverne à droite : De Gaulle, Pompidou, Giscard sont tous les deux issus de ses rangs, on n'a jamais eu de majorité de gauche (et on n'en aura pas avant 81 comme vous le savez). Mais on en est pas passés loin en 74.
Un type qui va avoir un effet important sur la suite politique des événements, c'est ce gars-là. Alain Peyrefitte. Gaulliste, libéral, autoritaire. En 68 il a tenu la ligne gaulliste "dure" face aux manifestants. Et, sous les dernières années de Giscard, ministre de la Justice.
C'est exagéré de dire que Peyrefitte a "inventé" l'insécurité en France. Mais c'est largement lui qui en a fait un référentiel de politiques publiques. Et c'est lui qui a inventé, politiquement, le sentiment d'insécurité.
Peyrefitte est en fait convaincu d'un truc, qui est d'ailleurs devenu une idée commune de nos jours chez les technocrates : au fond les problèmes des gens sont pas réellement matériels, mais surtout psychologiques. Le pays va pas mal tant à cause du choc pétrolier que parce que
l'administration est trop lourde, les règles complexes, et la confiance peu rétablie entre les Français et l'Etat. Il défend cette idée dans son bouquin "Le Mal Français" et il l'applique à peu près également à la question de la délinquance.
Dans le rapport qu'il dirige en 1977, "Réponses à la violence", il est ainsi écrit que le "sentiment d'insécurité", qui doit guider la politique du pays en matière de délinquance, est une "peur venue du fond des âges", "cyclique", inscrite dans la nature humaine.
Et surtout, il dit clairement que le "sentiment d'insécurité" n'est pas lié à une hausse de la délinquance ou de la criminalité. C'est justement ce qui fait l'originalité du modèle de Peyrefitte, et du concept : il faut agir contre quelque chose qui, objectivement, n'est pas là.
Le rapport Peyrefitte le dit : la plupart des gens interrogés n'ont pas vécu d'actes de délinquance, ni directement, ni dans leur entourage. Ils en ont en revanche entendu parler dans les médias, qui sont pour lui la première source du "sentiment d'insécurité".
Et c'est ça qui pour Peyrefitte justifie de multiplier les mesures d'une politique de sécurité, justement : il faut agir sur les perceptions, pas uniquement empêcher ou résoudre des crimes et délits.
Donc déjà notons que le "sentiment d'insécurité", non seulement ne vient pas de la gauche mais d'un gaulliste, mais ne revient pas à dire "Il n'y a pas d'insécurité, juste du sentiment d'insécurité" mais bien "Il y a de l'insécurité parce qu'il y a un sentiment d'insécurité".
La loi "Sécurité et Liberté" guidée par ce rapport est votée en 1980. Elle prend la suite d'une autre loi votée 10 ans plus tôt, la loi "anticasseurs" poussée par Georges Pompidou suite à mai 68. Mitterrand promet de les abroger toutes les deux s'il est élu, mais ne le fait pas.
L'idée du "sentiment d'insécurité" trouve donc son écho avec plusieurs choses : d'abord le contrôle policier, notamment des pauvres et des personnes issues des espaces colonisés (la première BAC a été créée par Pierre Bolotte en Seine-Saint-Denis après qu'il a réprimé une grève
antiraciste dans le sang en Guadeloupe en 1967), ensuite la volonté de l'Etat de s'armer contre un risque réel de manifestations pouvant l'emporter dans des affrontements avec la police, enfin le début de la gestion autoritaire de la crise économique dans les années 70.
Elle fait évidemment penser à la fameuse "théorie de la vitre brisée", conçue par deux consultants de la droite dure US en 82 pour expliquer que, les pauvres étant délinquants par culture (avec de gros sous-entendus racistes évidemment), il fallait ne rien leur passer.
L'argument était à l'époque que si une voiture est laissée sans surveillance dans un quartier pauvre, si sa vitre est cassée, cela encouragera à la piller, et par étapes la situation s'aggravera, conduisant les "braves gens" (blancs) à quitter le quartier.
Cette théorie n'a jamais été prouvée, mais a justifié le développement d'un arsenal policier extrêmement brutal accompagné par un désinvestissement dans les services sociaux (de toute façon inutiles à ces feignants de pauvres). Ce modèle a beaucoup inspiré les Français.
C'est cette même logique, pour la petite histoire, qu'on retrouve actuellement en Une d'un hebdomadaire "de gauche", qui va chercher la même idée de la "vitre brisée", littéralement, pour demander davantage de répression contre les "incivilités du quotidien".
Et la gauche dans tout ça ? On pense souvent qu'elle a répondu que non, qu'il fallait être angéliste, trouver des excuses sociologiques, et faire preuve de laxisme. C'est largement faux : non seulement la gauche une fois au pouvoir ne revient pas sur les lois de la droite, mais
elle contribue à développer la police, et petit à petit s'attelle à importer dans ses réflexions le même modèle de l'insécurité que la droite, qui devient une politique consensuelle. Et ce, bien avant l'élection présidentielle de 2002 : dans les années 90, un personnage comme
Julien Dray par exemple s'illustre en tant que "monsieur sécurité" au sein du PS, sans avoir beaucoup à envier à ses collègues de droite. On peut constater que les années 80 sont la période où le PS a appris à dire "Contre le chômage, on a tout essayé, on ne peut rien faire",
mais a aussi appris à dire que contre l'insécurité, et surtout le "sentiment d'insécurité", on peut tout essayer, même si ça ne marche pas vraiment.
Cela conduit au cycle décrit par Mathieu Rigouste dans son bouquin : la gauche augmente les effectifs de police au nom de la "proximité" et de "l'ilotage", puis la droite les arme, et on recommence.
Donc maintenant vous le savez : le "sentiment d'insécurité", ce n'est pas la négation de l'idée d'insécurité. Au contraire, ça participe du fait de la fonder, en expliquant qu'il faut prendre au sérieux les impressions, même sans fondement réel.
Ce qui conduit à ce paradoxe : pour les politiques, l'insécurité, il faut en parler, parce qu'on en parle.
- Rigouste Mathieu, La domination policière, une violence industrielle. https://lafabrique.fr/la-domination-policiere/
- Wacquant Loïc, Les Prisons de la Misère. https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/les-prisons-de-la-misere-2/
- Collectif PANIC, "Braves gens, n'ayez plus peur" http://www.collectifpanic.org/index_bravesgens.htm
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