Je profite de ce thread sur un thread (threadception) pour souligner que les enseignants sont, comme les médecins d'ailleurs, ce que l'approche fonctionnaliste appelle en sociologie des professions des "professions à pratique prudentielle" https://twitter.com/DrBaratin/status/1301188019895107585

C'est-à-dire, en gros, qu'elles consistent à appliquer un savoir général à des cas particuliers complexes qui ne se laissent pas résumer à ce cas général. Voir F. Champy ou encore A. Abbott.

Les enseignants ne font pas qu'appliquer des recettes : ils gèrent des élèves uniques qu'il est difficile pour eux, du fait meme de leur position, de considérer simplement comme des objets. Que leur importe que ça marche en moyenne mieux sur un échantillon représentatif

si leur problème à eux c'est que Kévin, lui, comprenne. Qu'importe que telle méthode fasse gagner X points à telle évaluation quand leur problème c'est déjà de faire en sorte que Sacha revienne en cours et écoute ce qui se passe.

Comme je disais c'est comparable au médecin qui peut très bien s'intéresser plus fortement a comment soigner M. Martin et soulager ses symptômes qu'a savoir ce qui marche le mieux en moyenne.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les recherches scientifiques en éducation ne servent à rien, pas plus que celle de médecine. Par contre cela peut permettre de comprendre pourquoi certains enseignants - et certains sont médecins - ont un rapport distant à celles-ci et font

valoir leur expertise. Parce que les questions qu'ils se posent au quotidien ne sont pas forcément les mêmes que celles de certains chercheurs.

Dans les deux cas, il y a de bonnes raisons à cela : la première chose dont ont besoin les enseignants c'est de la confiance de leurs élèves, de la relation pédagogique. Cela peut légitimement leur szmbler plus important que l'efficacité moyenne de la méthode

De même un médecin peut se dire qu'avoir la confiance de M. Martin est plus important pour la santé de celui-ci - parce qu'il reviendra consulter quand il aura quelque chose de vraimenr grave - que de savoir si ce qu'il lui a prescrit n'est pas qu'un placebo.

D'ailleurs, on peut ajouter que ça implique des tensions au sein même des professions sur les critères de réussite de l'activité.

Par exemple, le thread que commente @DrBaratin cite avec une certaine ironie une étude montrant que les pédagogies Freinet ont comme seul effet que plus d'élèves s'engagent dans des formations artistiques. Il demande "est-ce le but ?". Et bien, pourquoi pas ?

Pour certains enseignants, légitimement, oui, c'est le but : si les élèves font des choix d'orientation plus en accord avec leurs désirs, leurs préférences, leurs personnalités, que sais-je ? Oui, c'est peut-être le but.

De même, dire que l'objectif est que les élèves gagnent en moyenne X points à un test standardisé est aussi un objectif possible. Vous trouverez des enseignants qui défendent chacun de ces deux objectifs.

C'est que la définition des objectifs est en soi une question profondément politique, qui met en jeu des conceptions de ce qu'est un enseignant et de ce qu'est l'éducation et l'acte d'éduquer. Ou d'instruire. Ou d'enseigner. Rien que le vocabulaire a son importance.

Ce qui une fois de plus peut expliquer que les enseignants soient sceptiques par rapport à certaines formes de rationalisation de leur activité. Inutile de convoquer l'irrationalité ou les biais cognitifs ou que sais-je. La question est politique.

Et les acteurs ont de bonnes raisons de résister. Et ils ont des compétences morales, éthiques, argumentatives.

C'est du reste, je crois, le cas aussi en médecine. Le médecin doit-il soigner ou soulager ? Regardez les débats éthiques autour de la question de l'euthanasie. Ça ne me semble pas si simple.

Une fois de plus, ce n'est pas pour dire que les études sur les méthodes d'enseignement (ou sur la médecine) sont fausses ou inutiles. Simplement, il faut comprendre pourquoi les professionnels peuvent les prendre avec une certaine distance.