[Fil] Faut-il vraiment brûler les adverbes?

Aujourd'hui j'aimerais partager des réflexions sur ces mal aimés, car j'ai l'impression qu'on a oublié toute idée de nuance au profit de règles simplistes et réductrices. Je tag @CommuAuteurs au cas où ça pourrait intéresser. ⬇
Éviter les adverbes est un des conseils qui revient le plus souvent quand on parle de style. Ils seraient encombrants, inutiles, pompeux, bref : nuisibles. C’est à se demander pourquoi ils existent.
Ce qui est surprenant, c’est que cette haine de l’adverbe semble avoir une origine. Dans 99% des cas, quand on creuse un peu, on finit par tomber sur Stephen King et son fameux Écriture : mémoires d’un métier.
Tout le monde connaît ce livre, il a eu un succès retentissant et il apparaît dans presque toutes les listes des meilleurs guides sur l’écriture.
Dans son livre, King démonte les adverbes, il les décrit comme des inventions de Satan en personne, qui empoisonneraient tout ce qu’elles touchent et qui sont la marque d’une écriture restée au stade infantile.
Et je comprends tout à fait pourquoi ce conseil a du succès. L’adverbe est souvent une faiblesse chez le débutant : il corrige maladroitement une phrase bancale, il compense tant bien que mal un style peu évocateur ou il renforce des verbes faibles, faute de mieux.
C’est un travers récurrent, et éviter les adverbes force le novice à trouver des solutions plus créatives qui améliorent irrémédiablement son style.
Mais ce n’est pas parce qu’un adverbe mal utilisé est souvent le symptôme d’une écriture amateure que l’adverbe lui-même est à proscrire.
Pourquoi les grands auteurs, même modernes, utilisent-ils encore des adverbes? N’ont-ils pas lu le guide de Stephen King?
Prenez ce passage où un professeur se plaint de la prose de ses étudiants (en anglais pour des raisons évidentes) :
« It was CERTAINLY better than the stuff I was CURRENTLY reading. The spelling in the honors essays was MOSTLY correct, and the diction was clear »
Savez-vous qui a écrit ça? Stephen King. Ça alors, le King lui-même ne suivrait pas ses propres conseils?
Je suis mauvaise langue, bien sûr qu’éviter les adverbes aide presque mécaniquement les novices à améliorer leur style. Mais tout le monde n'est pas un novice, or ce conseil semble perdurer même chez les écrivains confirmés, et c’est ce qui m’a donné envie d’écrire ce fil.
Un débutant a besoin de règles catégoriques, de lignes directrices, de guides rassurants. Il cherche des solutions efficaces à ses plus grands problèmes. Il n’a pas besoin qu’un type comme moi vienne lui dire que parfois, les adverbes, en fait, ça va.
Et c’est normal. Mais passé un certain cap, une fois les bases validées, il devrait à mon sens commencer à remettre en question certaines des vérités un peu trop belles qu’il a scolairement apprises.
Il devrait en tester les limites et se rendre compte que la réalité est un peu plus complexe que adverbe = pas bien.
Sur Twitter comme ailleurs, je vois des écrivains ériger le rejet catégorique des adverbes en règle absolue, comme s’il existait une relation de proportionnalité entre l’économie d’adverbes et la qualité de l’écriture. Le « bon nombre d’adverbes » serait donc de zéro.
Mais à s’enfermer dans ses dogmes, on devient incapable de penser en dehors. C’est ainsi qu’à la question « Pourquoi conseille-t-on d’éviter les adverbes », un auteur sûr de lui a répondu :
« "Parce que cela alourdit les phrases" à comparer avec "Parce que SOUVENT cela alourdit INUTILEMENT les phrases." », avant de demander si la deuxième phrase contenait plus d’information que la première, pour appuyer son propos.
Cette personne ne se rendait même plus compte que, oui, la deuxième phrase contient en effet plus d’informations que la première. Elle renseigne sur la fréquence et sur le caractère inutile de l’alourdissement.
La logique elle-même se perd quand certains sont obligés, pour respecter leur règle, de recourir à des périphrases interminables qui alourdissent bien plus la phrase qu’un simple adverbe.
Ils deviennent tellement obsédés par leur propre dogme qu’ils en oublient de bien écrire. J’ai encore en tête l’exemple de cet auteur anglophone qui conseillait de ne pas écrire « Il traversa rapidement la rue » mais
« Il traversa la rue, ses chaussures battant le pavé en staccato. » Chez certains, c’est un effet, mais vous vous voyez remplacer chaque adverbe par ce genre de formulations fleuries?
Alors on entendra qu’il faut éviter l’adverbe quand il est inutile, et on se dira qu’on a enfin fait le tour de la question. Il y a d’un côté les adverbes inutiles, des adverbes que seul un débutant maladroit emploierait ;
et de l’autre, les adverbes utiles, ceux qui apportent du sens. En fait, les adverbes, c’est comme les chasseurs…
Mais qu’est-ce qui définit « l’utilité » d’un adverbe? Peut-on vraiment la réduire à sa contribution au sens de la phrase?
C’est là le reproche que je fais aux détracteurs absolus des adverbes. Ils ne voient que la sémantique et oublient qu’un roman n’est pas un essai et que l’efficacité ne saurait se substituer à l’élégance, surtout quand on parle de style.
Les mots ont leur propre musique. Bien associés, ils créent un rythme, une harmonie de sons plaisante à l’oreille, une beauté métrique qui échappe totalement à celui qui veut réduire la phrase à son seul sens.
« Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. (...)
(...) Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
Personne ne me convaincra que retirer les adverbes de l’excipit de Germinal ne bouleverse pas le rythme d’orfèvre de Zola. Personne ne me convaincra que ce « distinctement » et ce « lentement » sont superflus.
Non pas parce qu’ils apportent ou non du sens, mais parce qu’ils participent à la musique du texte. Et la métrique n’est pas la seule chose qui peut justifier des adverbes. Nabokov les utilise pour caractériser son personnage de Humbert Humbert dans Lolita :
« D'emblée, nous fûmes passionnément, gauchement, scandaleusement, atrocement amoureux l'un de l'autre. » Qui prétendra que l’effet reste inchangé avec un froid « D’emblée, nous fûmes très amoureux l’un de l’autre »?
On peut aller encore plus loin et remarquer qu’un adverbe bien utilisé peut aussi devenir un outil de maîtrise du rythme.
Quand une virgule ou un point n’arrêtent le lecteur qu’une fraction de seconde, un adverbe, lentement, irrémédiablement, obligatoirement, retarde la révélation. C’est aussi ça, maîtriser le rythme d’un récit.
Quand il traduisait Le Comte de Monte Cristo, Umberto Eco disait que Dumas écrivait des phrases à rallonge comme « Il se leva sur la chaise d’où il était assis », que Eco traduisait par « Il se leva ».
Il se croyait malin de réduire ainsi le livre de 30% de « mots inutiles », avant de se rendre compte que ces mots n’étaient en fait pas là pour rien.
Il dira « je me suis aperçu que cette lenteur, cette clarté, était fondamentale pour la création du mythe, même si elle s’avérait critiquable du point de vue de l’art. [Ma traduction] était moins sublime et religieuse que le texte original. »
Cette recherche de l’efficacité à tout prix, cette coupe systématique de tout ce qui dépasse a parfois pour conséquence d’éliminer dans la foulée toute forme d’originalité.
C’est une approche qui ressemble tristement à la logique industrielle : la phrase doit être rentable. Il faut dire le plus possible avec le moins possible. La phrase est réduite à sa fonction de message comme le toaster à celle de rôtir les tartines.
La concision a souvent pour effet de renforcer le texte et je suis le premier à m’en servir, mais elle a aussi ses limites, parce qu’un mot ne se réduit pas à son sens et que résumer un texte aux seules informations qu’il transmet est une vision limitante de la littérature.
Prenez les grands auteurs d'hier et d'aujourd'hui, ils utilisent tous des adverbes. Il faudrait leur distribuer des mauvais points? Secouer la tête en soupirant d’un air supérieur?
La différence entre eux et les débutants ne réside pas dans le recours à l’adverbe, mais dans la manière de l’utiliser.
N’importe quel mot peut être banal, convenu et insipide sous la plume tremblante d’un débutant, et au contraire, inattendu, lumineux, brillant, sous celle d’un grand auteur qui sait à quel autre mot l’associer pour en révéler la force.
Mettre à l’index une catégorie grammaticale parce qu’elle sert de cache-misère au novice n’a pas de sens.
Un roman n’est pas une équation, il n’est pas tenu d’aller droit au but, et il y a une tonne de raisons légitimes qui peuvent pousser un auteur à se soustraire aux injonctions de concision.
C’est d’ailleurs de cette manière que le style peut se développer. Une fois les conseils d’écriture intégrés, on apprend à les remettre en question et on trouve sa propre voie.
Adam Haslett prétend que bannir simplement les adverbes ne produit pas de bons écrivains, mais des mauvais écrivains uniformes.
Qu’à force de faire attention à tout, comme si un juge implacable allait repasser derrière eux pour souligner les adverbes au stylo rouge, les jeunes écrivains finissent par tous écrire de la même manière, c’est-à-dire sans vie ni saveur.
Le style minimaliste devient alors la pensée minimaliste, autrement dit la mort du style.
La personnalité d’un auteur apparaît justement là où il s’écarte de la norme, là où il fait les choses différemment.
On conseille souvent de ne pas écrire « il marcha rapidement vers » mais plutôt « il se précipita vers », un homme de paille qui laisse entendre que derrière chaque adverbe se cache un verbe bien choisi qui permettra d’en faire l’économie et de « corriger la faute ».
Mais que fait-on d’un « il se précipita tendrement », qui introduit un oxymore? Et d’un « il se précipita goulûment », qui change brutalement le sens de la phrase? Le verbe est déjà fort et précis, et l’adverbe n’est pas « inutile » pour autant.
Son association au verbe apporte quelque chose de nouveau, quelque chose qui laisse transparaître la personnalité de l’auteur. Tout le monde est d’accord pour dire qu’en écriture, il n’y a pas de règle.
Alors pourquoi tout le monde semble admettre l’égalité [ - d’adverbe = + de qualité], sans la moindre nuance? Pourquoi conseille-t-on de les « traquer » sans réfléchir, comme s’ils étaient nuisibles en soi?
Entre celui qui en abuse et celui qui s’en prive sans discernement, y a-t-il vraiment un sage?

Voilà, c'est tout pour moi. N'hésitez pas à commenter, je suis ouvert au débat.

Tendrement, Cyril
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