Le Débat, la revue fondée par Pierre Nora et Marcel Gauchet sort son dernier numéro, pour son 40è anniversaire. J’ai eu l’honneur d’y écrire un article. L’occasion d’un thread - très personnel - sur cette revue, les revues.
D’abord, je me suis construit, intellectuellement, avec ces revues intellectuelles généralistes. Ayant soif de compréhension du monde, mais n’ayant pas eu d’éducation universitaire, je me suis construit dans ces espaces de la vie intellectuelle non académique, très français.
Les revues intellectuelles ont eu, ont encore, d’immenses avantages : elles réunissent des talents et sujets variés, elles sont accessibles (en librairie, en kiosques, simplement), elles sont digestes et désinhibent celui qui s’intéresse aux sujets. Elles élèvent.
Pour l’homme de 25 ans que j’étais, après mes études, qui avait soif de réflexion, d’élévation, d’ouverture, et pas tous les accès, elles ont été un compagnon majeur. Avec France Culture, d’ailleurs, il faut le dire. J’en ai lu jusqu'à plus soif.
Je ne me suis jamais abonné, d'ailleurs. Passant plusieurs heures par mois en librairies, c'était devenu un plaisir et un rituel d'acheter Le Débat en librairie, après feuilletage. J'en ai presque la collection complète.
Dans la durée, j’ai surtout été fidèle à trois d’entre elles. Esprit, Commentaire, et Le Débat. Étant perdu quelque part entre les tendances politiques du catholicisme social, de la deuxième gauche, et fidèle à une posture aronienne, ce patchwork me convenait.
J’ai évidemment aussi goûté d’autres, par curiosité, et ma bibliothèque se nourrit aussi de Politique Étrangère, d’Études, de la Règle du Jeu, la Revue des Deux Mondes, Vacarme (qui a aussi cessé de paraitre cette année), Multitudes.
Le paysage étranger m'est moins familier. J'ai pratique les revues littéraires américaines (NYRB, Believer, n+1), mais peu trouvé cette richesse si française (Jacobin, trop inégal, trop marxiste niais, quand même).
Ma fidélité la plus grande a été au Débat. Commentaire, il faut le dire, a vraiment vieilli, et est devenue souvent plus conservatrice que libérale. La couverture en litanies de noms masculins, un peu en forme de club d’anciens, plus qu’ailleurs, m’a un peu lassé.
(c'est quand même dans Commentaire que j'ai écrit la première fois, en 2008 et j'en suis redevable à Jean-Claude Casanova) J'étais jeune, encore, je me suis gauchi avec le passé.
Esprit suit un renouveau intéressant, et trace une ligne sans doute assez à part dans le paysage : c’est une revue qui survit à ses fondateurs, qui peut leur survivre, parce qu’elle participe d’une vraie famille politique constituée, qui porte un héritage et continue à cheminer.
Le Débat, néanmoins, est resté ma revue de cœur, sans doute pour la posture que Marcel Gauchet et Pierre Nora ont toujours cherché à tenir, de découverte, de compréhension, de mise en contexte, et d’ouverture aux idées, plus que de tenue d’une ligne politique ou d’une famille.
Cette posture et cette curiosité comme cette capacité de débat et de connexion en a fait la richesse pendant quarante ans. C’était un éclairage, parce que Le Débat cherchait à animer, à comprendre, à connecter, plutôt qu'à cadrer le débat.
J’ai eu la chance de contribuer à la revue, plusieurs fois. Lors de son numéro du 30è anniversaire, il y a dix ans ! Puis à plusieurs occasions, pour partager mon sujet de vie : le rapport entre numérique et démocratie, le développement de l’espace public digitalisé.
Ma dernière contribution est pour ce dernier numéro. C’est un honneur. Je dois avouer n’être pas satisfait de ce dernier article, écrit en pleine gestion de crise d’une PME et de clients, collaborateurs et projets en feu. Le lecteur aura de l’indulgence, j’espère.
J’ai eu l’immense chance de fréquenter Marcel Gauchet. Je lisais l’historien et philosophe, et aimais son esprit, sa pétillance, sa justesse. Perdu quelque part entre Aron et Castoriadis, entre Dewey, Whitehead, ou Rosanvallon, j’avais trouvé en Gauchet une référence.
J'en suis ressorti avec la connaissance d'un homme, qui m'a accordé quatre fois sa confiance pour publier. J'en suis ressorti avec la conviction qu'il était très difficile de conjuguer entrepreneuriat et écriture exigeante.
Je crois que les revues ont vocation à être éphémères. Elles sont là pour refléter, structurer, accompagner le mouvement d’une époque. Le Débat a admirablement su accompagner cette bascule des années 1980 à aujourd’hui, cet étrange moment de l’histoire.
Merci, donc, infiniment, à Pierre Nora et Marcel Gauchet d’avoir été ces animateurs patients, ouverts, curieux, exigeants, ayant soif de s’ouvrir aux problèmes de l’époque et de passer le relais.
Le moment intellectuel que nous vivons est plus étrange, insaisissable encore. La fragmentation de l’espace public, la logique d’opposition et d’interdictions, les nouveaux territoires de la gauche, comme la tentation de la réaction, font perdre le sens du commun.
Politiquement et intellectuellement, toute une génération est perdue devant une nouvelle modernité, de nouveaux affrontements, de nouveaux terrains politiques. La perte de quelque chose qui était de l’ordre de cette gauche anti-totalitaire, non-foucaldienne, de Furet à Gauchet.
C’est un peu de cela qui meurt aujourd’hui. Des flambeaux sont à reprendre. Je serai curieux d’en accompagner. En lecteur fidèle et curieux.
Merci Marcel. Merci à toute l'équipe du Débat ! Au plaisir de lire des livres ! Et des formes numériques, différentes, à inventer pour prendre le relais. Achetez ce dernier numéro ! http://le-debat.gallimard.fr/ 
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