Je sors de ma grotte car j'ai reçu ces jours derniers beaucoup de messages assez bouleversants de parents, d'étudiants, d'anonymes me demandant ce que j'entendais par "apprendre à lire efficacement". Bcp me demandent une méthode. Je n'en ai pas. Je n'ai que des constats. ⬇️ 1/
Je précise d'ores et déjà que je suis pas un professionnel de l'apprentissage de la lecture. Mes collègues professeurs des écoles, les psychologues, les orthophonistes et les orthoptistes ont des choses beaucoup plus cruciales à dire. Je ne vais donc parler que d'une pratique. 2/
Déjà, le "combat pour la lecture" doit être accepté comme différent entre l'école et la cellule familiale. Pas la peine d'acheter toute la collection littérature jeunesse, pas la peine de ressortir la Bibliothèque verte chez Mamie, pas la peine de forcer : laissez le choix. 3/
Ce que répètent chaque année des milliers de profs : laissez lire, des bédés, des catalogues, des trucs que vous considérez comme pas forcément "apprenant". Le premier livre en entier que j'ai lu perso à 5-6 ans je crois, c'est l'Odyssée d'Astérix et j'étais très fier. 4/
Si vous n'êtes pas lecteur à 25 ans, reprenez du plaisir à l'objet, pour lire souvent, pour lire ce qui vous plaît. Même (et surtout) si c'est pour vous faire l'intégralité de Gaston Lagaffe (œuvre géniale). Lire n'est pas qu'un attribut social, c'est un plaisir d'abord. 5/
Il n'y a pas non plus de fatalisme, on peut détester Mme Bovary à 15 ans et l'aduler à 30 ans. Un auteur peut "tomber" des mains. On a droit de trouver un livre "chiant" à 10 ans comme à 45 ans. Rappelez toujours même à un gosse qu'un lecteur est juge, c'est sa liberté grande. 6/
Pour les gosses, votre responsabilité n'est pas de choisir ses lectures : votre responsabilité est plutôt de lui apprendre des mots. La différence sociale au niveau du langage, ce sont plusieurs dizaines de milliers de mots qu'un enfant de CSP+ aura entendu. 7/
Bref, prenez pas votre air excédé quand le petit vous demande "ça veut dire quoi ?" Utilisez des synonymes, dites lui un antonyme. Formez des mots dans son esprit. Un enfant imite beaucoup les tournures et les expressions. Votre langage, c'est le sien. 8/
Or, on lit d'autant plus facilement qu'on maîtrise les mots, qu'on les domestique. Un enfant qui à 6 ans écrit "j'ai hatte", partez toujours du sens pour lui faire préciser plutôt que de faire le grammar-nazi en mode "Tudiu Pacôme-Léonid, on écrit hâte enfin !" 9/
C'est cela qui fera des lecteurs : le choix et les mots. Un livre c'est un océan, on a peur de s'y perdre, peur de ne pas comprendre. Alors au jeune lecteur de "choisir son terrain" et de ne pas avoir peur des mots. C'est la condition de l'esprit autonome. 10/
Mais alors comment lire "efficacement" pour des ados / jeunes adultes. Surtout si "pfff la lecture c'est nul !" / "quoi ???? 5 pages à lire pour demain ??? Mais vous voulez not' mort ?" [phrase entendue 124 fois par an]. Le rôle de l'habitude est primordial. 11/
J'en viens de plus en plus à me demander comme professeur si la forme la plus socialement juste de devoirs à faire au lycée en histoire-géo, ce ne serait pas justement la lecture : des PDF, des extraits d'article, etc. 12/
Mais l'habitude ne fait pas tout, parce que la 1ère année d'université / CPGE / formation post-bac, la lecture passe en mode "efficace" / intérêt immédiat / nécessité absolue. Avec un rythme accéléré, on peut se perdre dans la montagne à lire. 13/
Un étudiant aura bien souvent dans le sup besoin de lire autre chose que son cours. C'est d'ailleurs un des pb : faire accéder aux choses à lire, c'est un débat très compliqué. #AMHA, tout étudiant de L1 doit avoir un programme de lecture avec extraits PDF pour guider. 14/
Mais ça ne fait pas tout. Lire efficacement (et le transmettre) c'est dire simplement cette vérité un peu cachée : un livre ne commence pas à la page 1. Il commence à la Table des Matières. Pour voir "de quoi que ça cause". 15/
Surtout, lire un livre, c'est parfois (et même souvent hors roman fleuve) ne pas lire TOUT le livre. Comme me l'a dit un jour mon prof Philippe Comby (vous le connaissez maintenant, il est légendaire) : "l'intro, la conclu, le chapitre qui intéresse, c'est lire un livre." 16/
Enfin, il faut pour les étudiants "catégoriser" les livres : on ne lit pas un manuel chez Armand Colin, aux PUF, on le "consulte", on picore, on l'utilise, on le broie, on le découpe. Pas la peine d'en faire une lecture en chaire des Saintes Écritures comme au monastère. 17/
Et inutile de tout stabyloter... Vraiment. Par contre, corner, écrire (un peu !) sur VOS livres (pas ceux de la BU ou médiathèque), oui carrément. N'encombrez pas votre mémoire. Retenez la "substantifique moëlle", l'exemple tout pété, le morceau de bravoure. 18/
Exemple : si vous croyez que j'ai lu l'excellent manuel Le Bouëdec, vous vous plantez. (Oui oui j'ai pris le titre le plus attirant de mes Armand Colin.) C'est un formidable outil de travail, un objet, comme un dictionnaire, on y revient, on le laisse, on va voir un chiffre. 19/
L'ouvrage à thèses (allez, on prend du lourd : Marc Bloch, Apologie pour l'histoire) ben on se ballade, et un chapitre qu'on trouve un peu lourd, on lit vite (vous savez la lecture où on somnole un peu) voire (tabou) on saute, puis on passe au dur, au concret, à la lumière. 20/
Lire, c'est accepter de se faire porter par des moments d'intensité variable, y a des passages pénibles durant lesquels le cerveau "décroche", y a des passages qui sont la lumière révélée qu'on doit reposer le bordel tellement c'est ça, une épiphanie, une révélation, du beau. 21/
Donc lire, c'est "physique", on a des moments de lecture, des moments de concentration, on peut lire déconcentré, un peu pompette après une soirée, au soleil, sous la pluie dans les pires conditions. Lire est un état par nature "inconstant", c'est ça qu'il faut accepter. 22/
Enfin, mon prof de médiévale à l'ENS-L qui m'a supporté 2 années d'agrégation disait : "Faire le tour d'une question c'est lire 3/4 livres [comprenez : intro, qques chapitres] et 10 articles." Un volume total d'environ 400/500 pages max. : bref c'est recomposer un gros livre. 23/
Lire, c'est donc là encore choisir, sélectionner, "découper" parfois au sens quasi-littéral des livres. 24/
Mais, vous allez me dire "Prof, vous déconnez, vous répondez pas à la question : qu'est-ce qu'on fait quand on n'a pas eu la culture littéraire, quand on est "en retard" sur les grandes références." Là aussi, il y a un "piratage" possible. 25/
Je vais déjà vous dire une chose : personne n'est en retard, on naît en ayant perdu le match contre la littérature, il y aura toujours un livre que vous n'aurez pas lu. Le propre de la culture littéraire, c'est de pouvoir toujours vous b***** la gueule (excuse my french). 26/
Surtout quand "le livre qu'on n'a pas lu" est utilisé comme un instrument de domination contre vous, un instrument cassant et de mépris. Je vais même à ce sujet vous raconter quelques histoires, en risquant la colère de l'aristocratie qui dit "avoir des lettres". 27/
J'ai trouvé minable qd on a reproché à Fleur Pellerin qui était ministre de la Culture de n'avoir pas lu Modiano. Moi non plus j'ai pas lu Modiano. Tout ce que je lis sur lui est formidable. Mais vous donnez pas l'envie de lire en répétant "HAN IL A PAS LU MODIANO LE PLOUC !" 28/
Je n'ai pas lu Proust. J'ai dû lire une pièce de Molière en entier. J'ai beaucoup de mal à lire de la poésie hors XIXe siècle. Je suis un individu à qui on a appris la "culture légitime" mais avec des trous béants dans cette culture littéraire. Vraiment. 29/
Et vous savez quoi en fait : on est nombreux dans ce cas. L'hypokhâgne m'a appris un truc précieux : la littérature, c'est un plaisir pour soi et c'est un combat social. Revient alors en scène notre héros, Philippe Comby. 30/
J'ai appris à lire avec lui parce qu'il m'a donné des "clés". Qui n'a pas lu les classiques n'aura pas le temps de "rattraper tout". Alors on pirate, on fait genre, on fait le brigand des grands chemins littéraires. Comment ? 31/
NDLR : Oui j'aime bien pirate/pirater/piratage. Et comme certains me taclent sur l'usage du mot : je vais continuer. Je pirate, nous piratons, à la fin on sera tous pirates. C'est p'tet pour ça que mon surnom au Bahut c'est capitaine, mon inconscient Jack Sparrow sans doute. 32/
T'as pas lu du Balzac, t'as pas lu le Père Goriot ? Tape toi un roman méconnu (Les Paysans) et une ou deux nouvelles d'Honoré, ça sera ta contre-attaque. 33/
"Comment ??? Vous n'avez pas lu Pruuuusssst ????"
Non mais j'ai lu Tolstoï. Vous avez pas le temps de vous taper Guerre et Paix ? Choisissez des nouvelles ou La Sonate à Kreutzer ou Les Cosaques (c'est plus court). 34/
On vous dit que vous n'avez pas les "références littéraires" ? Faites vos références, faites vos niches, aiguisez les romans clandestins que plus personne ne lit et que vous aurez les seuls à "détenir". 35/
La littérature est un outil de distinction. Mais ne soyez pas sur la défensive. ATTAQUEZ. On vous "coince" sur une référence ? Ré-attaquez sur une référence autre, un truc que le type connaîtra même pas et qui vous plaît. 36/
C'est comme ça que j'ai préparé ma "culture littéraire" pour l'oral de culture générale à Normal Sup : comme un combat. Plus personne de ma génération ne lisait Gracq, j'ai lu un Gracq. Et c'était mon arme. Comme le théâtre de Camus (beaucoup oublié). 37/
Anatole France désuet sera votre arme, Totor Hugo dit "le Pompeux" qui a quelques courtes œuvres plutôt que les Misérables (mais lisez quand même les Misérables, si vous avez le temps) sera votre oriflamme. 38/
On vous sort une référence de mémé littéraire et d'extrait putassier du Lagarde et Michard, vous sortez un truc encore plus énorme. Le domaine étranger, le roman allemand, espagnol, italien, les pièces rares, l'immense littérature américaine : TOUT EST LÉGITIME. 40/
Alors oui, lisez "efficacement" : le choix, les mots, les armes, distinguez les types de bouquins (manuels / livres), les niveaux de lecture. C'est la seule chose que je peux humblement vous passer comme lecteur, comme professeur. 41/
Je rentre et retrouve mes classes dans quelques jours. Je me pose à chaque rentrée une question (oui même en histoire-géo) : comment faire lire les élèves. Je n'ai pas de réponses, parfois on se plante, parfois on fabrique des lecteurs. 42/
Je remercie tous mes lecteurs qui m'ont transmis cette question par message / mail / pigeon voyageur. C'est un puissant motif de réflexion. Je les remercie aussi pour leur proposition de faire un livre / des vidéo YouTube / d'écrire une méthode. J'en serais bien incapable. 43/
Je ne suis qu'un professeur parmi 850 000, notre travail fois 850 000 va à nos élèves, c'est la mission confiée par la Nation. Ainsi pour répondre à cette question, je n'ai pas à me mettre en scène, je ne peux que répondre en fonctionnaire, en professeur, en citoyen. 44/
Addendum : si vous voulez voir ce que font des pédagogues pour faire lire en histoire-géo, je vous renvoie vers @DonBTRL et @gmadre1 : ils ont tant à vous raconter sur les jeunes lecteurs qui sont leurs élèves. J'ai pensé à eux en écrivant ce fil. 45/
Allez, je vous laisse, les cloches de la Libération sonnent bientôt à l'Est, il est l'heure de faire quelques pas et de remettre mes vieilles ficelles. [FIN]
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