Le lundi, c'est #ThreadLinguistique ! Et nous terminons cette semaine notre "saga de l'été" sur les rôles de l'orthographe. Après avoir introduit notre sujet... https://twitter.com/Gouximan/status/1285127350984814592
...parlé de l'orthographe comme convention... https://twitter.com/Gouximan/status/1287653918214893568
...montré qu'il s'agissait d'une norme collective... https://twitter.com/Gouximan/status/1290204856419061761
...et évoqué son statut de norme partagée... https://twitter.com/Gouximan/status/1295288050273136640
Il nous faut conclure, par 5/5 : orthographe, réformes et perspectives.
Nous avons dit précédemment que si les grammaires parlaient peu d'orthographe, c'était à cause de son arbitraire dégagé des réalités linguistiques.
Nous avons dit précédemment que si les grammaires parlaient peu d'orthographe, c'était à cause de son arbitraire dégagé des réalités linguistiques.
Il y a une autre raison : l'orthographe est l'endroit le plus politique de la langue, du moins, là où cette dimension est la plus explicite. Dire que "la langue est politique" est un lieu commun : création humaine, elle ne peut qu'être influencée par nos sociétés et nos cultures.
Néanmoins, il est des forces endogènes à la variation qui ne sont pas nécessairement contraintes politiquement. L'orthographe, en revanche, est toute politique, du choix de l'alphabet retenu, comme nous l'avons vu la semaine passée, aux paramètres grammaticaux explicités.
L'orthographe a encore cette apparence, de l'écrit comme "formule magique", comme miracle permettant de dissimuler les secrets de l'univers et qui étonnaient les Tupinambas dont parle Jean de Léry dans son "Histoire d'un voyage..." (1580, XVI)
https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_d%E2%80%99un_voyage_faict_en_la_terre_du_Br%C3%A9sil
https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_d%E2%80%99un_voyage_faict_en_la_terre_du_Br%C3%A9sil
De la même façon que la "grammaire" est un "grimoire", que la prononciation est un schibboleth ; alors, l'orthographe est la main exacte de l'haruspice qui se doit de dessiner exactement le symbole, pour que son sort fonctionne.
De la même façon que l'on reprendra immédiatement une "errance grammaticale", par exemple sur Twitter, et ce même si les événements décrits devraient pourtant interroger davantage sur le fond que la forme...
...les locuteurs et les locutrices sont très au fait de la portée politique de l'orthographe et il suffit d'une orthographe simplifiée ou d'une marque relevant de "l'orthographe non-sexiste" pour qu'aussitôt, les boucliers se lèvent.
Comme le notait justement @eulexis_nantes : https://twitter.com/eulexis_nantes/status/1296696993910263813
Ce qui est en jeu ici, ce n'est pas "simplement" une tendance puriste, linguistique : mais bien une "certaine idée de la langue", et la façon dont l'orthographe devrait correspondre à la grandeur, voire à la noblesse, de ce qui nous unit comme communauté linguistique.
Or, nous l'avons vu : les conventions orthographiques ne sont ni évidentes, ni immanentes à la langue ; elles ont évolué avec le temps, souvent déconnectées des réalités phono- ou sémiographiques ; ont été compliquées, puis simplifiées.
Autrement dit, l'orthographe est précisément l'endroit où nous pouvons, collectivement, influencer la direction de la langue, soit pour la rendre plus simple à saisir, soit pour rendre visibles les populations ignorées par la sémiographie, soit pour la compliquer.
Aucune convention orthographique n'est, par essence, supérieure à une autre dans l'absolu. Tout dépend, en réalité, de ce que nous souhaitons collectivement : qui doit avoir accès à l'écrit et quelle importance offrons-nous à la correction orthographique ?
Ainsi, une orthographe muséographique comme la nôtre exige un apprentissage long et complexe, mélangeant des bases étymologiques, de la mémorisation assidue et des compétences subtiles.
L'on peut très bien envisager cela : mais cela demande, à durée d'éducation fixe, de délaisser d'autres compétences linguistiques, grammaticales ou sémantiques, des compétences rédactionnelles ou argumentatives.
La tendance contemporaine est ainsi de délaisser la notion "d'orthographe" au profit de celle de "littéracie" : d'écrire pour se faire comprendre et développer ses idées, et non pour "ne pas faire de fautes". https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2015-3-page-61.htm
Il faut en effet comprendre cela : l'orthographe étant l'étiquette de la langue, les erreurs seront inévitables. Même moi, qui suis un locuteur expert, de langue maternelle française, docteur en langue et littérature françaises, enseignant et chercheur à l'université...
...qui lis et écris tous les jours de l'année, qui connais à fond ces principes orthographiques ; eh bien, même moi, je persiste à me tromper et à faire des erreurs d'orthographe, qui ne relèvent pas nécessairement de la fatigue ou de l'inattention !
Et si moi je ne peux écrire sans me tromper parfois, comment exiger que nos contemporains et contemporaines ne se trompent pas occasionnellement ? C'est la raison pour laquelle les réformes ne sont pas seulement souhaitables : mais nécessaires.
(suite ci-après !)
Au regard des siècles antécédents, nous sommes une société qui non seulement est majoritairement alphabétisée (nous savons tous et toutes lire et écrire, à des degrés d'expertise divers)...
...mais qui, également, pratique énormément l'écrit et la lecture. Je pense notamment à la génération de mes parents (né·e·s en 1955 et 1958 respectivement), qui ne pratiquaient guère l'écriture : le téléphone était leur mode privilégié de conversation.
Internet, les textos, les mails... nous obligent, collectivement, à pratiquer une littéracie, une orthographe, bien plus fréquemment que les sociétés passées. Ce faisant, nous développons une pensée orthographique plus vive et plus critique au regard des normes antécédentes.
On ne peut cependant, ou alors difficilement, exiger d'une part une orthographe irréprochable, de l'autre exiger des qualités rédactionnelles, argumentatives, grammaticales... poussées, à moins effectivement d'y consacrer un temps incommensurable.
Et même, on comprend de plus en plus que le strict apprentissage orthographique peut, certes, permettre de réussir des exercices comme la dictée sans mal... mais a des effets néfastes et durables sur le rapport à l'écrit. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2001-1-page-47.htm
Il faut, sans doute, trouver un équilibre : comme le précise encore @eulexis_nantes (que je cite quasiment en "temps réel"
) l'orthographe permet de jouer sur des subtilités sémantiques enrichissant la compréhension. https://twitter.com/eulexis_nantes/status/1297819472582057984

D'ailleurs, les réformes proposées qui par les didacticiens, qui par les Académiciens ou les instances officielles, ne visent pas à établir une stricte correspondance phonographique, mais à lisser certaines difficultés.
Une écriture "purement phonétique" produirait en effet des difficultés grammaticales délicates à gérer (par exemple, dans la distinction participe passé / infinitif [mangé/manger], ou dans la résolution de certaines homonymies ["je parle de ma tante/tente"].
Quand bien même n'y aurait-il jamais d'ambiguïtés définitives, ou que l'on ne saurait résoudre par un contexte suffisamment élargi, l'orthographe permet de faciliter (quand elle le permet !) l'accès à la compréhension.
Mais, et comme dit précédemment, s'il y a trop de subtilités orthographiques, cela ralentit les apprentissages et, finalement, l'accès à la langue écrite, à sa pratique et, partant, à la discussion publique.
J'ai dit quelques fois que "l'orthographe était l'étiquette de la langue". Tout comme nous sommes sensibles à la forme d'un discours, s'il est dit d'une façon emportée ou énervée (et ce même si ledit énervement est parfaitement légitime)...
...un texte qui serait trop éloigné de la norme orthographique en deviendrait difficilement interprétable et ce même si, d'un point de vue purement linguistique, son sens serait toujours accessible.
Il est évidemment difficile, si ce n'est impossible, d'apporter ici une réponse définitive à ces questions multiples. Ce qui est certain, et ce qu'il faut défendre, c'est l'idée que l'orthographe peut être réformée, simplifiée, modifiée : elle n'a jamais été immuable.
Sans doute ces questions devraient faire l'objet d'une réflexion collective, sociale, politique. Nous usons de la même orthographe depuis, peu ou prou, deux siècles, bientôt trois, ce qui est plutôt long à l'échelle de l'histoire de l'écrit...
...sans doute est-il temps de poser la "question orthographique". Quel équilibre devons-nous trouver, entre subtilité, interprétabilité, représentation, littéracie, éducation ? Les études sont nombreuses, les témoignages également pour nous permettre de répondre à ce défi.
De la même façon que nous restaurons les toiles passées pour leur redonner leur grandeur, peut-être est-il temps de faire de même pour notre orthographe, et d'en corriger les errances les plus absurdes.
Cette "saga de l'été" s'achève ! La semaine prochaine, je parlerai d'un point de grammaire plus étroit dans ses ambitions ^^ Pour compléter et enrichir les réflexions, voici quelques ultimes sources bibliographiques :
Les questions orthographiques traitées dans ce dernier thread sont en lien avec les questions d'acquisition. On ira ainsi voir quelques numéros de la "Revue française de linguistique appliquée", notamment le vol. XX dédié à la lecture : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2015-2.htm
...et le XV dédié à l'écriture, pour avoir les deux faces de cette médaille : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2010-2.htm
Sur les réformes orthographiques, l'histoire récente est riche d'enseignements. Michel Arrivé, en 1994, revenait sur les débats traversant le français de 1893 à 1991 :
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1994_num_28_114_1678
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1994_num_28_114_1678
(et l'intégralité de ce numéro de "Langage", sur la "mémoire de la langue", peut nourrir les réflexions :
https://www.persee.fr/issue/lgge_0458-726x_1994_num_28_114
)
https://www.persee.fr/issue/lgge_0458-726x_1994_num_28_114
)
Les autres cultures linguistiques peuvent aussi inspirer : un article de H. Bouillon (2015, paywall), sur l'orthographe de l'allemand et ses réformes, m'a beaucoup intéressé : https://www.cairn.info/s-approprier-le-francais--9782801117514-page-25.htm
Enfin et plus précisément sur la question de l'écriture non-sexiste, on peut voir cet article collectif de @YannickChevali3 et al. (2017) portant sur la langue anglaise, et montrant les problématiques transversales des langues contemporaines : https://www.cairn.info/revue-mots-2017-1-page-9.htm?contenu=resume
Merci de m'avoir suivi tout au long de cet été ! Bonne semaine à toutes et tous !

(D'autres sources :) https://twitter.com/MarCandea/status/1297848992664031235