Pas mal de débats ces derniers jours sur l'utilité ou non de lire les classiques à l'école vs. des oeuvres plus modernes et/ou dans des genres plus attractifs pour les élèves. En tant qu'auteur de fantasy et prof de lettres, j'ai des opinions sur le sujet. THREAD (trèèèès long) !
Je ne retrouve plus le tweet originel, mais qqn racontait que leur prof de français avait dit à une classe d'ados de 15 ans qui étudiant Madame Bovary qu'il s'en fichait qu'ils aiment, il voulait juste qu'ils reconnaissent que c'est un chef-d'oeuvre (je crois).
D'abord : si ce prof a dit ça, ce n'est pas un bon enseignant. Il me semble que c'est ça, le vrai sujet - avant que le débat dévie sur l'utilité de lire les classiques à l'école en général. Mon but comme prof, ce n'est pas de faire reconnaître à mes étudiants que les textes...
... que nous étudions sont des oeuvres de génie, mais de leur aider à comprendre pourquoi ils sont *intéressants*. Et pour ça, il faut chercher à déclencher l'intérêt des étudiants. Une fois qu'on trouve un texte intéressant, on peut décider en connaissance de cause...
si on l'aime ou pas. Et on peut décider si c'est une oeuvre importante (dans divers sens du terme) ou non. Mais on est au moins content d'avoir rencontré un texte qui faisait des choses dignes d'intérêt, qu'on ne verra pas forcément ailleurs, et qui ouvrent de nouveaux horizons.
Mais admettons que ce ne soient plus les termes du débat actuel. Le débat sur l'utilité de lire les "classiques" à l'école, c'est le débat sur le canon. Le canon, c'est l'ensemble des oeuvres que l'institution culturelle, à une époque donnée et dans une culture donnée,...
couronne comme étant des oeuvres majeures méritant d'être connues (en gros). La notion de canon présente de nombreux problèmes : c'est une construction institutionnelle, et en cela, c'est aussi un instrument d'oppression. Le canon occidental tend de manière structurelle...
à exclure les voix minoritaires (autrices, auteurs racisés...) ou à les minimiser par rapport à de "grands noms" qui sont majoritairement blancs et mâles. Le canon joue aussi contre les genres populaires qui se développent depuis le 19e siècle, et tend à instaurer une opposition
"grande littérature / petite littérature" qui néglige souvent l'intérêt intrinsèque des oeuvres. Mais les choses changent depuis plusieurs décennies, et le canon est en évolution constante. Pourquoi, malgré ses défauts, le canon mérite-t-il tout de même d'être étudié ?
Parce que malgré tout, il permet de préserver des oeuvres dignes d'intérêt. Ce qu'on appelle les classiques, ce sont des textes qui ont survécu le passage du temps parce que différentes générations ont continué à les trouver intéressantes. Dans le passé comme aujourd'hui,...
la grande majorité de ce qui était publié n'était pas extraordinaire. Qu'une oeuvre se distingue parmi toutes les autres à une époque donnée, c'est déjà pas mal. Qu'elle survive au passage des décennies et des siècles, c'est proprement remarquable. Toutes les oeuvres à succès...
du passé n'ont pas survécu dans le canon, loin de là ! Qui lit encore Jean Chapelain, Eugène Scribe ou Victorien Sardou ? Inversement, le canon permet de rehausser des oeuvres qui, à l'époque de leur parution, ont été négligées : sinon, pas de Mme de Sévigné ou...
de Lautréamont. La littérature des 12e et 13e siècles a été largement oubliée après la fin de la Renaissance et a seulement été redécouverte au 18e, et encore : Chrétien de Troyes n'a vraiment été redécouvert que dans les années 1920-1930.
Ce que je veux dire, c'est que les "classiques", le "canon", ce sont des oeuvres qui ont bourlingué et survécu à l'outrage du temps, alors que ce n'était pas forcément évident. Ce sont donc des oeuvres qui ont de fortes chances d'être remarquables pour une raison...
ou une autre. Ce sont aussi des oeuvres qui ont joué un rôle déterminant dans l'histoire littéraire, qui ont influencé plein d'auteurices, et qui représentent des étapes cruciales dans l'évolution des formes et des sujets.
Étudier le canon à l'école, c'est étudier des oeuvres dont on sait qu'elles sont importantes (au sens historique et culturel du terme) et autour desquelles il y a un consensus affirmant leur intérêt. On peut aimer ou pas certains classiques ! Dieu sait qu'il y en a...
que je déteste. J'ai toujours eu du mal avec Molière et Maupassant, et je suis allergique à presque tout le 18e siècle (au grand dam de mes amis 18émistes). Je trouve La Chartreuse de Parme très surévaluée. Et cetera ! Et j'ai le droit. Mais ce sont des auteurs et...
des oeuvres *intéressantes*, ne serait-ce que parce qu'elles ont survécu si longtemps. Et je reconnais que quand on les étudie, elles sont d'une grande richesse, même si je les lis sans plaisir. Un prof à moi, Michel Charles - d'une grande prudence dans ses formulations -...
disait que la qualité littéraire des oeuvres était une chose bien difficile à évaluer, mais que s'il y avait un critère plus utile qu'un autre, c'était celui de la *complexité*. Or, les "classiques" sont des textes qui ont démontré qu'ils fonctionnaient et signifiaient...
à plusieurs niveaux, et qu'on pouvait toujours y trouver de nouvelles choses au fil des décennies et des siècles. Shakespeare, ça nous parle. Sappho, ça nous parle. Et moi, ça me fascine, le fait que ça nous parle. C'est une des choses que je prends le plus de plaisir à...
interroger avec mes étudiants. Comment ça se fait qu'on puisse trouver de l'intérêt à lire Chrétien de Troyes ou Marie de France (je suis prof de litt. médiévale, pour ceux qui ne savent pas) ? C'est ça que j'aime creuser.
Donc étudier les classiques, oui, parce que de solides indices nous laissent supposer qu'ils ont un intérêt et une richesse remarquables. Très difficile d'en faire autant avec la littérature contemporaine, parce que nous avons le nez collé dessus. Ceux qui prétendent...
savoir quelles oeuvres d'aujourd'hui seront les classiques de demain s'illusionnent. Si on donne aux élèves des classiques à étudier, on sait qu'ils vont bosser sur des textes costauds et riches. Si on leur donne uniquement des choses récentes,...
on risque de passer à côté de beaucoup de choses.
Et n'oublions pas que le tweet originel parlait d'élèves de 15 ans. À cet âge-là, on n'est plus en train de découvrir la lecture, on étudie déjà la littérature en tant qu'objet critique, ainsi que l'histoire littéraire.
Donc oui, on peut lire Madame Bovary, parce que ça nous apprend des choses sur le roman au 19e siècle, l'école réaliste, l'ironie et la focalisation narrative. Dire qu'il ne faudrait plus enseigner le canon,...
c'est dire qu'il ne faudrait plus enseigner l'histoire littéraire. C'est comme si un prof d'histoire disait à ses étudiants : "on n'étudie plus la révolution française ou l'invention de l'imprimerie, dorénavant. On va se focaliser exclusivement sur l'actualité."
C'est très bien, mais on peut aussi faire ça en famille ou entre amis, et ce n'est plus un cours d'histoire.
À 15 ans, on ne devrait plus se focaliser sur le fait de donner le goût de la lecture aux élèves : ce goût devrait déjà être acquis. Je sais que bien souvent,...
il ne l'est pas. Il aurait dû l'être au collège (à 15 ans on est à un an du bac de français !). Il aurait dû l'être au primaire, même. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas. Dans un monde idéal, un élève de 15 ans qui est forcé de lire un classique qu'il n'aime pas...
devrait pouvoir se dire "j'ai lu d'autres choses dans ma vie que j'ai aimé, je sais que la littérature ne se résume pas à ce livre qui me gonfle." Mais ça ne marche pas toujours comme ça. La solution, pourtant, ce n'est pas de jeter les classiques à la poubelle et de...
n'étudier que des choses "accessibles" en disant "les classiques, ce n'est pas pour des gamins de 15 ans, c'est trop dur." La solution, au contraire, c'est de rendre les classiques accessibles, de montrer aux élèves qu'ils peuvent se plonger dedans et y trouver quelque chose.
L'intérêt d'étudier le canon, finalement, c'est qu'il permet de prendre du recul. Il permet de comprendre que la prédominance actuelle du genre romanesque, par exemple, est fort récente. Il permet de découvrir des formes révolues mais passionnantes comme le sonnet,...
la comédie-ballet ou le lai narratif. C'est l'intérêt de toute étude : mettre en contexte, prendre du recul, élargir la focale, comprendre que le statu quo actuel ne va pas de soi. La connaissance, c'est du pouvoir. C'est aussi une liberté.
Étudier l'histoire littéraire, le canon, les classiques, cela arme les élèves.

Bon, ce thread est déjà interminable, mais j'aimerais conclure par quelques idées pratiques sur comment enseigner les classiques et la littérature en général.
D'abord, faire comprendre aux élèves qu'ils ne sont pas obligés d'aimer chaque classique. Ce qu'on veut, c'est qu'ils découvrent ce que ces textes peuvent receler d'intéressant - qu'ils voient que ces oeuvres ont des choses à nous dire. Décomplexer leur rapport au canon.
Ensuite, leur donner le choix, ça peut être pas mal. Plutôt que de leur dire "ce semestre on étudie Madame Bovary", pourquoi ne pas dire "ce semestre on étudie le roman réaliste, voici une liste de six romans que vous pouvez lire, choisissez celui qui vous intéresse...
le plus, et faites vos exercices de commentaire de texte et vos fiches de lecture dessus" ? Ma prof de seconde avait fait ça pour la tragédie classique, j'en garde un excellent souvenir.
Peut-être aussi proposer des lectures modulaires : plutôt que de forcer tt le monde à lire Madame Bovary, présenter des extraits marquants, et dire à ceux qui le souhaitent qu'ils peuvent lire le roman en entier et venir en discuter après le cours. Donner le goût sans forcer.
Et puis et puis... J'ai peut-être donné l'impression qu'il ne fallait pas enseigner les textes récents, mais ce n'est pas du tout ce que je crois. On peut très bien inclure quelques textes contemporains dans le programme, pour aider les élèves à développer leur sens de la...
perspective, justement. Et on peut évidemment étudier des genres populaires : SF, fantasy, policier, roman d'aventure... Mais c'est plus intéressant de se focaliser sur les textes fondateurs, ceux que les élèves ne vont pas forcément aller chercher de leur propre chef.
Le canon, encore et toujours, quoi ! Pour aider à se situer, pour aider à se libérer du carcan du canon, même ! On ne peut contester l'histoire littéraire établie que si on la connaît. Les critiques les plus pertinentes contre les classiques établis et contre le canon dans...
ses formes oppressives viennent de ceux qui en ont une connaissance experte, justement. Le savoir libère.
Ayé j'ai fini ! Ce thread est tellement long que j'ai oublié la moitié de mes arguments. Si certains me reviennent, je les tweeterai pour vous accabler encore plus, car je suis sans pitié. En attendant, des bises !
Pfff, j'ai déjà trouvé une formulation ambiguë dans mon thread. Quand je dis "Et on peut évidemment étudier des genres populaires : SF, fantasy, policier, roman d'aventure... Mais c'est plus intéressant de se focaliser sur les textes fondateurs, ceux que les élèves...
ne vont pas forcément aller chercher de leur propre chef", je parle évidemment des textes fondateurs dans ces genres populaires (Mary Shelley, HG Wells, Conan Doyle, Agatha Christie, etc.) Voili voilou.
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