Puisque la discussion avec @NdeRancourt a abordé ce point, je vais en profiter pour finalement l'écrire, ce thread sur la théorie des revêtements 😁
Avant de partir dans la théorie générale, je fais comme ce qu'on m'avait enseigné, je pars de l'exemple fondamental
Je note S^1 le cercle usuel (dans R^2), et exp : R -> S^1 l'application x -> exp(i pi x). Il est bien connu que ça nous donne une paramétrisation du cercle, mais une paramétrisation particulièrement bien qui plus est.
En effet, si je me place très proche de 0 (vous me direz les
bornes 😛), sur ]-e,e[, c'est une paramétrisation "parfaite" : aucune redondance. Plus précisément, au voisinage de 0, c'est un homéomorphisme. Bon, en fait, comme exp(x+y) = exp(x)exp(y), c'est vrai en n'importe quel point de R.
En plus, ce qui est bien, c'est que
la paramétrisation globale R -> S^1 elle n'est pas "trop" redondante, au sens où si je regarde un point z dans S^1, je vais pas avoir 10 000 antécédents qui s'entassent. Les antécédents sont tous éloignés les uns des autres.
Bon, si on formule tout ça bien, on peut démontrer une
superbe propriété de cette paramétrisation: dès que j'ai un chemin continu [0,1] -> S^1, je peux le paramétriser : il va exister un chemin continu [0,1] -> R tel que si j'applique exp, je retombe sur mon chemin original.
On parle de relèvement de mon chemin initial;
ça s'appelle comme ça parce qu'on peut le représenter avec cette image, où X c'est [0,1], Y = S^1 et Z=R. On voit sur ce dessin que la petite flèche h "relève" la flèche f.
Bref c'est une super propriété, et elle permet déjà de formaliser une notion intuitive: le nombre de tours d'une boucle. Imaginez un chemin [0,1]-> S^1 qui commence par faire un premier tour, puis un second, puis etc. ; et essayez d'imaginer à quoi pourrait ressembler
un relèvement. Vous vous rendrez normalement assez vite compte que si je fais juste un tour du cercle, mon relèvement va partir (par exemple) de 0 pour arriver à 1; si je fais un deuxième tour, de 1 à 2, etc. ; et si je reviens en arrière je vais régresser (passer de 4 à 3 etc.)
"Donc" si je vous donne un chemin abstrait [0,1]-> S^1 qui commence et finit en 1, vous savez comment compter le nombre de tours qu'il fait : vous le relevez en un chemin [0,1] -> R, et vous faites la différence entre le point de départ et celui d'arrivée: c'est un entier, et
c'est le nombre de tours.
Un truc qui est remarquable, c'est que cette propriété est invariante par déformations ! Si vous avez votre chemin [0,1]-> S^1 qui commence et finit en 1, et que vous le déformez (en fixant les extrémités en 1), vous pouvez en fait relever
cette déformation à R aussi, et comme les extrémités restent fixées, celles dans R aussi : en particulier leur différence ne bouge pas.
😮
En fait, là on est en train de décrire le groupe fondamental de S^1. Le groupe fondamental c'est un machin qui décrit les lacets
dans un espace: on regarde les chemins [0,1] -> X qui se rejoignent en 0 et en 1 en un point fixé x dans X, et on décrète que deux tels chemins comptent pareil si on peut déformer l'un en l'autre (en fixant les extrémités). En concaténant les chemins, on obtient une
"multiplication" sur cet ensemble des chemins; et on se rend compte assez facilement que ça forme un groupe : pi_1(X,x), le groupe fondamental de X en x.
Essayez par exemple d'imaginer ce que peut être le groupe fondamental de R^2, ou de S^2 (la sphère)
Ici, on voit que j'ai pu associer à chaque boucle dans S^1 (un chemin dont les deux extrémités sont 1) un entier (relatif), son "degré". En fait, il n'est pas non plus très compliqué de voir que si deux chemins ont le même degré, on peut déformer l'un en l'autre:
il suffit de le faire dans R, je prends deux chemins de 0 à n, alors le barycentre (pondéré comme on veut) est aussi un chemin de 0 à n, donc si je fais varier la pondération de 0 à 1, ça me donne une déformation d'un des chemins vers l'autre. Grâce à ma paramétrisation, je
peux ensuite "pousser" cette déformation dans S^1.

Donc une boucle dans S^1 est entièrement caractérisée à déformation près par son degré ! Par conséquent (bon, il faudrait parler de la concaténation, mais c'est facile), pi_1(S^1,1) est isomorphe à Z, le groupe des
entiers relatifs.
Concrètement, si vous prenez un tube et que vous voulez enrouler un élastique autour, vous n'avez que deux décisions à prendre: combien de tours, et dans quel sens ?
Bon. L'un des buts de la théorie des revêtements, c'est d'extraire l'essentiel de cette histoire, et de pouvoir la raconter pour n'importe quel espace. Avec un peu de chances, on pourra obtenir une description du pi_1 de cet espace, un peu comme ce qu'on vient de faire !
(à noter : parfois on s'intéresse aux revêtements pas que pour le pi_1, en fait parfois le pi_1 est plus simple à décrire que de trouver un revêtement; par exemple pour une figure qui ressemble à un 8)
En fait, plus généralement, si je pars d'un espace X, un revêtement de X ça va être un espace Y muni d'une application continue p:Y -> X qui, localement sur X, ressemble à cette image :
Plus précisément: en chaque point de x, je peux trouver un petit ouvert U tel que p^{-1}(U) (les gens qui sont envoyés sur U) soit plein d'ouverts disjoints U_i tels que la restriction de p à U_i soit un homéomorphisme.

Donc c'est en quelque sorte une "paramétrisation" de X qui
est gentille, comme R->S^1.
Exemples: R-> S^1 (😁)
La même exponentielle mais de C -> C^* (C= les complexes)
z -> z^n, qui va S^1 -> S^1 (ou C^* -> C^*)
L'identité X-> X pour n'importe quel X
Un produit de deux revêtements
La projection canonique de la sphère S^2 vers RP^2
(RP^2 = le plan projectif réel)

Non-exemples (réfléchissez-y): L'exponentielle C -> C
La paramétrisation naïve [0,1] -> S^1
Une application constante X-> R
L'inclusion d'une droite R-> R^2
En fait, il n'y a pas beaucoup de revêtements. L'une des raisons est ce qu'on appelle la classification des revêtements, qui est un super outil. Je vais essayer de l'expliquer vaguement.
Partons d'un revêtement p : Y-> X. En fait, pour les mêmes raisons que pour R-> S^1, si j'ai
un chemin [0,1]-> X, je peux le relever en un chemin [0,1]-> Y. Comme pour R-> S^1 par contre, même si le chemin du dessous se rejoint en 0 et en 1, ce ne sera *pas forcément* le cas de son relèvement dans Y.
Quand ce n'est pas le cas, on "détecte" des éléments du groupe fondamental.
En effet, comme pour R-> S^1, on peut aussi relever les déformations à extrémités fixées. Donc si le chemin de base était "trivial", c'est-à-dire qu'on peut le déformer en un chemin qui ne fait rien,
alors on pourrait faire pareil en haut; sauf que le chemin trivial, ses deux extrémités sont les mêmes !
Par conséquent, si les extrémités sont distinctes, c'est que notre chemin n'était pas trivial.

On aimerait pouvoir détecter ainsi *tous* les chemins non triviaux.
Evidemment, ce n'est pas toujours possible : l'identité X -> X est un revêtement, et ne détecte aucun chemin non trivial (les relèvements des chemins, c'est eux-mêmes !). Il nous faut donc des bons revêtements !

Idéalement, on voudrait *un* revêtement qui suffit, comme ça a été
le cas de R-> S^1. Si vous regardez un peu pourquoi il a suffi, il faut comprendre pourquoi un chemin qui a un degré 0 était forcément trivial dans R.

Bon, bah un chemin qui a un degré 0 c'est par définition un chemin qui se relève en une boucle dans R; et on a dit que par une
déformation "barycentrique", ça se ramenait au trivial. Ha ! On est en train de dire que toute boucle dans R est triviale !

Autrement dit, que pi_1(R,0) = 0, le groupe trivial. C'est le cas.

Voyons ce qui se passe si j'ai un revêtement Y-> X (avec disons, y envoyé sur x) et
que pi_1(Y,y) = 0. Je prends un chemin non trivial f : [0,1] -> X, et je le relève dans Y en g, avec g(0)=y. Si g(0)=g(1), alors g est une boucle en y, donc *par hypothèse*, elle est triviale !

Donc elle peut se déformer en une boucle triviale, et on peut pousser
cette déformation dans X, et donc f est trivial aussi !

Conclusion : si pi_1(Y,y) = 0, alors une boucle dans X est triviale si et seulement si en la relevant dans Y, ses deux extrémités sont les mêmes.

Cette propriété peut nous donner un premier exemple de phénomène bizarre.
Je rappelle que RP^2 (le plan projectif réel) est tout comme S^2 (la sphère), sauf qu'on décrète que x = -x.
Regardons maintenant un chemin f:[0,1] -> S^2 qui suit un demi-hémisphère. Comme f(0)=-f(1), si on pousse ce chemin dans RP^2, c'est une boucle.
C'est une boucle, qui se relève en un chemin aux extrémités distinctes! Donc un élément non trivial. Jusque là, rien d'anormal.

Mais si on suit cette boucle deux fois, et qu'on relève le chemin obtenu, il suit tout l'hémisphère de S^2, donc ses extrémités sont les mêmes !
Bon maintenant il faut me croire sur le fait que pi_1(S^2) = 0, mais c'est le cas (et pas très compliqué); et ce que ça nous dit c'est qu'on a trouvé un chemin dans RP^2 qui est non trivial, mais dont le carré est trivial !
En fait en travaillant un poil plus, on voit que c'est le seul chemin non trivial, et donc pi_1(RP^2) = Z/2Z. Bon, moi je trouve ça bizarre - je suis habitué, à force 😁 mais c'est quand même bizarre

Bref, on voit que le nerf de la guerre pour étudier des pi_1 à coups de
revêtements, c'est de trouver des revêtements avec pi_1 = 0.

On peut aller beaucoup plus loin, mais ce thread est déjà très long, donc je continuerai une prochaine fois, pour voir le lien profond entre revêtements et groupe fondamental -
en particulier j'expliquerai comment ça permet de prouver Nielsen-Schreier, même si @NdeRancourt trouve cette preuve surfaite 😉 (si ça intéresse des gens, n'hésitez pas à me le signaler !)
You can follow @maxime_ramzi.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled: