1/ Connaissez-vous Yves Bignon et François Quéré ?

Au vu de l'actualité à Beyrouth, je vais vous raconter l'histoire du bateau Ocean Liberty qui explosa à Brest le 28 juillet 1947. Il transportait plus de 3000 tonnes de nitrate d'ammonium et explosa dans le port de Brest.
2/ Quand on voit les images de l'explosion de Beyrouth, on oublie qu'un scénario identique a eu lieu dans la ville bretonne, avec une explosion probablement similaire, au lendemain de la guerre. Plus de 25 morts, plus de 4000 blessés, 5000 habitations soufflées.
3/ Une vague de 5m. Une explosion ressentie jusqu'à 20km. Un panache de fumée de 4 Km de haut.

Et qui sont Yves Bignon et François Quéré ? Deux héros qui tentèrent d'éviter un bilan plus catastrophique, en donnant leur vie.
4/ Tout commence le 5 juillet à Baltimore où les cales sont chargées de 3 300 tonnes de nitrate d’ammonium. Beyrouth, c'est 2700 tonnes, pour comparaison. Une escale à New York complète le chargement de graisse, de peinture, de caoutchouc, de pneus et de paraffine.
5/ Que des trucs qui brûlent pas, hein.

Et en plus, c'est entreposé à proximité des fûts de nitrate d’ammonium en cale 3. Nickel chrome.

Le bateau devait aller à Anvers, mais à cause d'une grève des dockers belges, le capitaine décide d'inverser son petit tour d'Europe.
6/ Au lieu de terminer par Brest, il commence par Brest. Hein, les anversois, vous avez probablement évité une catastrophe, bande de veinards !

Bon, on est le 28 juillet, le bateau commence à décharger. A quai.

Et c'est la canicule.

Bon, alors, une canicule bretonne, hein.
7/ 27 degrés à l'ombre.

Léon, le pointeur de l'équipe - c'est le mec qui, par des signes chelous, guide le grutier -, voit tout à coup une épaisse fumée sortir de la cale 3. La fameuse cale contenant les trucs qui brûlent et l'engrais.
8/ Comme Léon se doute bien que la fumée, c'est pas Fanch et Yann qui font des crêpes, il se dit qu'il se prépare une catastrophe monumentale.
9/ Léon il est pas con, il sait qu'à Dallas, les amerloques ont eu un truc similaire (16 avril de la même année, 2100 tonnes de l'engrais qui explosent).

Alors forcément Léon, il panique. Il est 12h25. Et il est pas le seul.
10/ En 20 minutes les pompiers et les remorqueurs portuaires sont sur place, et ils commencent à balancer de l'eau dans la cale n°3. Sauf que cette façon de faire n'est pas l'idée du siècle.
11/ En effet, c'est un coup à transformer la cale n°3 en cocotte minute, avec du gaz sous pression. Du coup un type pas idiot, le commandant des sapeurs pompiers, ordonne d'ouvrir les panneaux aérations en grand. Sauf que l'idée lumineuse est arrivée probablement trop tard.
12/ 13h00 et déjà tout le monde est sur le pied de guerre. préfecture maritime, direction du port, Pompiers, les secours des ponts et chaussées, et les remorqueurs du groupe Abeille dont Yves Bignon est le directeur.

Et à 13h05, Yves il dit :
13/ "Les gars, on coule le bateau là, de suite, dans le port, à quai, et on croise les doigts".
14/ C'était pas une mauvaise idée, mais le quai était le seul qui restait de la ville en reconstruction (remember : détruite à 75%) et les autres étaient pas super chauds de le bloquer le temps du futur renflouage.

Alors les militaires ont dit à Yves :
15/ " Laisse faire les pros, coco ! "

13h10 : Deux remorqueurs de 600 et 120 ch arrivent.

Pour comparaison, l'Abeille Bourbon actuellement dans le port de Brest, fait plus de 21 500 ch.
16/ Autant vous dire qu'à côté, nos deux remorqueurs sont aussi puissants que des tondeuses à gazon.

C'est con, hein, le seul remorqueur capable de tirer le bateau au large était parti faire un tour au Havre. Donc le bateau, bhà, il va pas aller loin.
17/ Et c'est là que la situation
commence à devenir chaude, si je puis dire...

13h15 : des explosions projettent des débris qui commencent à incendier des entrepots à côté. Ca tombe bien, les pompiers sont sur place.

La fumée qui sort de la cale est de plus en plus noire.
18/ En fait, c'est toute la cargaison qui flambe.

13h30 : il est décidé de tenter de remorquer le bateau au large. On a perdu probablement trop de temps à palabrer.
La situation est critique.

Les pilotes civils des remorqueurs se barrent.
19/ Les haussières (les trucs pour amarer le bateau) sont carrément coupés à la hache.

Le problème c'est que l'incendie est à l'avant (on peut faire cuire un oeuf sans problème sur la coque du bateau) et qu'il faut donc tracter le bateau par l'arrière.
20/ Et c'est pas vraiment une manoeuvre fastoche, hein, de tirer un Liberty Ship par l'arrière.

C'est là que les têtes pensantes se disent que ca serait ptêt une bonne idée d'évacuer les ouvriers du port. Hein, dans le doute.
21/ A ce stade, ce sont les militaires qui sont à l'action. Les civils se sont quasi-barrés. Sauf Yves et quelques comparses.

Un bateau pompe arrose. Et deux autres remorqueurs là.

Et là c'est la catastrophe.
22/ Le tirant d'eau du bateau est de 7m, et la marée est descendante, il n'y a que 5m de fonds sablonneux. Le bateau est tracté avec difficulté et malgré les efforts de tous, s'échoue 100m plus loin.

En face du quartier de Saint-Marc.
23/ En plus, le principal remorqueur risque aussi de s'ensabler à son tour.

Le rivage, la ville, les habitants du port et autres employés, les commerces, les gens sur les plages, les enfants en colonie de vacances au château de Ker-Stears sont sous une menace imminente.
24/ Yves est toujours sur son idée de saborder le bateau.

Il trouve un volontaire, François Queré, qui accepte d'approcher le bateau avec une petite vedette pour que Yves puisse poser des explosifs sur la coque.
25/ Sauf que les militaires ont une meilleure idée !

" Tinkiet Yves, regarde les pros en action "

Ils vont tenter de tirer des obus d'exercice sous la coque !

de 15h à 16h30 c'est pas moins de 76 obus qui seront tirés. Rien à faire. La coque refuse de percer.
26/ On notera le courage des pompiers qui décident de retourner à bord pour tenter de nouveau d'eteindre l'incendie. Mais c'est peine perdue. Impossible.
27/ C'est là que les militaires ont demandé à Yves " Bon, t'es toujours chaud bouillant pour ton idée de tout à l'heure qu'elle était pourrie mais qu'on en a plus d'autres et qu'on aimerait bien que tu l'exécutes finalement ? "
28/ Ayant enfin le feu vert de jouer des explosifs, Yves et François avec une petite vedette s'approchent du bateau dont le feu est apocalyptique. Ils posent leur engin, reculent en tirant leur cable électrique (le fil vert sur le bouton vert, le fil bleu sur le ...)
29/ Il est 16h40. Click. Et une simple petite gerbe d'eau. La coque résiste. Il retente, toujours rien.

On rappelle qu'il s'agit de faire peter une charge assez forte pour percer la coque, mais pas trop forte non plus, car y'a le nitrate d'ammonium derrière la coque !!
30/ Bon, alors, tout à l'heure je vous parlais du château de Ker-Stears qui fait office de colonie de vacances avec plein d'enfants. Sur les hauteurs au dessus du bateau en flamme. Le bateau ensablé. Immobile.
31/ Bha sous ce fameux chateau, en face du banc de sable, c'est l'usine d'engrais chimiques. A côté c'est l'usine à gaz et les raffineries de pétrole.

Y'a pas pire scénario.

Il est 17h.
32/ 17h20 : Yves et François décident de mettre le paquet et de retourner faire une 3eme tentative de sabordage. Ils s'approchent de la coque, ils sont à 50m.

Sur les quais, les pompiers ont enfin réussi à arrêter les incendies de l'explosion de 13h15.
33/ 3h de combat contre le feu dans les entrepôts du port, sans avoir le temps de se soucier ce qui se passe sur le bateau en flamme à 200m de là.
34/ Je les imagine, le devoir accompli, s'essuyer avec le poignet le front en sueur, en étalant la suie sur le visage, et tourner la tête en direction de l'eau pour voir où en sont les collègues avec le bateau.

Il est 17h24.

Et là ...
35/ Boom.
36/ Il pleut sur la ville en reconstruction (principalement des barraques en bois) des morceaux de bateau en flamme. Le souffle, bha, je vous laisse regarder les images de Beyrouth.
37/ Vous trouverez plein d'infos sur cette histoire sur internet.

François a un espace à son nom au port.

Quand à Yves, il a une rue à son nom.
Et chaque année, on y voit une gerbe déposée le 28 juillet.

Pour ne pas oublier.
38/ Quelques images :
39/ Autres images :
40/ Une vidéo d'actualité de l'époque avec la voix qui va bien et le commentaire à la fin... "mauvaise semaine"
41/ Une autre vidéo (muette) mais avec des images plus explicites de la catastrophe. On voit les batiments du port en feu.
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