Il y a 150 ans, le 4 août 1870, avait lieu la bataille de Wissembourg : première défaite française, suivie par de nombreuses autres, de la guerre de 1870. Malgré cela, une certaine idée de la France était déjà là.

L’année dernière, j’ai été invité à donner une conférence à Wissembourg dans le cadre des commémorations des 150 ans de la guerre, et ai assisté par la même occasion à la cérémonie qui commémore la bataille au Geisberg.

Cela a été pour moi l’occasion de visiter les lieux de mémoires français et allemands de la guerre de 1870, que j’étudie notamment dans ma thèse. La mémoire de cette guerre est la matrice de celle de la Première Guerre mondiale (en France comme en Allemagne).

Parmi ces lieux de mémoire, un en particulier retient l’attention, celui qu’on appelle le « Mur des turcos » à Wissembourg. Il est situé au bord d’une route et délimite aujourd’hui des infrastructures sportives.

C’est un mur d’enclos, dénommé ainsi en hommage à l’action héroïque des tirailleurs algériens qui se sont sacrifiés le matin du 4 août 1870 pour freiner l’avance des troupes allemandes : ce sont les premiers morts français en Alsace (18 officiers et 518 soldats).

Les régiments de tirailleurs algériens, composés de troupes indigènes et de Français, étaient appelés « turcos ». Stationnés en Afrique du Nord, ils ont participé avec éclat à toutes les campagnes du Second Empire (1851-1870).

Lorsque la guerre contre les Allemands coalisés est déclarée en 1870, ils sont appelés sur le sol métropolitain. C'est en Alsace qu'ils s'illustreront tout particulièrement.

Tout au long de la guerre 1870, ils se sont distingués au combat et ont grandement contribué à ce que la France, défaite, n’y perde pas tout à fait son honneur. Bref, ils n’ont pas démérité de la patrie.

À Wissembourg, le 4 août 1870, ils se battent avec un courage incroyable et surprennent les soldats allemands, pourtant plus nombreux (8 contre 1). Le 2e bataillon du 1er régiment de tirailleurs algériens lutte toute la journée contre plus de 15 bataillons bavarois et prussiens !

Après la bataille, les habitants enterrent les morts et veillent bien à séparer les leurs de ceux des Allemands ; « les leurs ? », c’est-à-dire tous ceux revêtant l’uniforme français, qu’ils soient musulmans ou non.

La guerre de 1870 est perdue par la France, qui se voit contrainte de céder à l’Empire allemand les territoires qui formeront l’Alsace-Lorraine ainsi que ses habitants. Le retour à la France ne se réalisera qu’en 1918, après 47 ans sous régime allemand et une guerre mondiale.

Partout où les tirailleurs algériens se sont sacrifiés en 1870, leurs tombes sont devenues des lieux de mémoire français, aujourd’hui oubliés, et connus surtout des locaux. Le « Mur des Turcos » à Wissembourg ou la « Tombe des Turcos » à Frœschwiller sont de ceux-là.

Jusqu’au retour de l’Alsace-Lorraine à la France, le souvenir français aux marges de l’Alsace sous domination allemande s’est cultivé dans des lieux comme ce « Mur des Turcos », à l’ombre des grands monuments et des cérémonies en grande pompe.

Le souvenir de la France chez des Alsaciens ne parlant pas ou peu le français a persisté en mémoire de soldats musulmans qui ne le parlaient eux-mêmes pas nécessairement. Une conception de la France s’affranchissant de l’origine, de la race ou de la religion était déjà là.

Pour les Alsaciens de l’Outre-Forêt au tournant du XXe siècle, les « turcos » étaient indubitablement des Français, parce qu’ils revêtaient une idée partagée qu’on nommait « France » à travers leur uniforme chamarré aux couleurs nationales.

Sous l’annexion allemande (1871-1918), pour ces Alsaciens, le visage de la France pouvait ainsi être celui d’un montagnard basané et musulman des Aurès. Cela rend d’autant plus injuste la colonisation en Algérie à la même époque, mais cela est une autre histoire...

Les soldats musulmans de l’armée française n’ont pas seulement contribué à défendre la France lors des deux guerres mondiales ; ils étaient déjà là en 1870.
« Ah, braves Turcos ! »