Le jour où j'ai rencontré Dégun.
Un thread.

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À vingt et un an j'ai quitté l'Alsace pour poursuive mes études en Provence.

Ma tante s'y est installée trente ans plus tôt, j'y ai passé tous les étés de mon enfance, c'est déjà un peu un second chez moi...
Mais je ne suis pas du cru.
Au fur et à mesure de mon intégration, je me familiarise donc avec les us et coutumes mais surtout le parler local.

Entendre le chauffeur du bus traiter un automobiliste d'encatané fut un grand moment pour moi.
Pour m'accompagner dans mon intégration, ma cousine qui est née là-bas et sa compagne qui est issue d'une longue lignée de provençaux et pourrait figurer dans un roman de Pagnol.

Elle est, on peut le dire, assez brute de décoffrage, c'est un style qu'elle cultive.
Anecdote dans l'anectode, ça fait trois mois que je l'entends ponctuer ses phrases d'un espèce de "Mon vieux !" local, avec un fort accent. Ça fait plus genre "vié".

Un jour, car à Rome je fais comme les Romains, je place donc un net "Ben mon vié qu'est-ce qu'il fait chaud !"
Ma cousine m'a regardée comme ça :
"Est-ce que tu l'as déjà placé ailleurs devant des gens, ça ?
- Euh non...
-
Bref.
J'ai tâtonné et elles m'ont observée avec beaucoup d'amusement.

Mais aucune histoire ne fait autant rire ma cousine que celle de la fois où j'ai rencontré Dégun.

Bon.
Déjà les sudistes sont comme ça :
Je sors du bain, je re.
*suspense*

(Ouais j'ai pris un bain, les planètes sont alignées, les mômes sont endormis, je kiffe)
Ah, pour vous faire patienter et pour ceux qui comme moi ne voient pas le mal qu'il y a à dire "Ben mon vieux" avec un petit accent...

https://fr.m.wiktionary.org/wiki/vier#:~:text=(Marseille)%20(Vulgaire)%20Sert,%2C%20la%20m%C3%A9fiance%2C%20la%20col%C3%A8re.&text=Eh%20mon%20vier%20!
Et pour votre culture gé, le vier est le pendant (sic) masculin de la pacholle.
Bref.

J'emmène le Flerken au dodo, bougez pas de vos chaises.
Donc, je suis à la fac depuis quelques semaines et j'essaie tant bien que mal de rencontrer des gens.
Opération pelle et seau (Poke @HachetagueNPMM) pour la première fois de ma vie.
C'est pas super évident. C'est d'ailleurs super plus dur qu'à Strasbourg, mine de rien.
Quoi qu'il en soit je fais la connaissance d'une étudiante aixoise pur sucre que nous appelleront Mélissa.
Une très jolie petite blonde qui a beaucoup de succès auprès des garçons et une vie sentimentale trépidante, de quoi se raconter des trucs en buvant du thé au crous.
Un jour que je lui propose de déjeuner en sortant des cours, Mélissa m'emmène vers la cafétéria parce d'après elle "À cette heure-ci y a sûrement Dégun".

Euh, ok je pensais qu'on allait déjeuner ensemble et faire un peu connaissance mais pas de souci, on peut voir ton pote...
Arrivées à la cafet, elle balaie rapidement la terrasse des lieux et fait volte-face d'un air agacé.
"Nan y a pas de place, on va en amphi.
- On devait pas voir un pote à toi ?
- Pas du tout, non."

Okay, j'ai dû me tromper.
Arrivées en amphi, elle passe la tête par la porte en bois en reconnaissance et murmure un "Ah c'est bon, y a Dégun on va se poser".

Ouais donc visiblement ce gars déterminé où on va bouffer nos sandwiches, je me demande quelle tête il a.

Sauf qu'on s'assoit au milieu d'un
banc vide et qu'on ne rejoint personne. 🤔

"Tu voulais pas t'asseoir à côté d'un pote ?"
Mélissa fronce les sourcils, visiblement ma question l'embête.
"Mais non pourquoi ???
- Je sais pas, t'as dit qu'il y avait Dégun..."
Elle me regarde, interdite et souffle "Hein ???"
Elle ajoute, très bas en regardant autour de nous :
"Attends, qu'est-ce que tu racontes ?"

Visiblement j'ai dit une connerie.
Elle change très vite le sujet et embraye sur autre chose.

Résumons. Mélissa voulait voir ce type mais pas forcément lui adresser la parole, moi j'ai
parlé trop fort et elle a eu peur qu'il nous entende et que je lui foute la honte.
J'ai gaffé.
Bon en même temps elle m'a rien dit, ça pue le vaudeville de minette.
Mélissa ellee a l'air un peu chante avec ses histoires de cœur compliquées.
Quelques semaines plus tard, je rejoins un groupe d'étudiants qui discutent.
Il y a Mélissa mais aussi un gars qu'on va appeler Mattieu. Il est de Stras aussi, nos parents se connaissent, bref je m'incruste.

Ça parle de la dernière soirée étudiante.
Mattieu est enthousiaste.
"C'était génial, on a fini au Mistral, y avait Dégun on s'est éclaté comme si la boîte était à nous".

Je note que suite à cette déclaration, Mélissa lève les yeux au ciel et déclare que "Le Mistral, c'est nul".
Pour moi qui tente de m'intégrer dans ce petit groupe, il faut essayer de prendre le train en marche si je ne veux pas faire le boulet.
Mon cerveau fonctionne à toute vitesse.

On récapitule :
L'autre jour, Mélissa courait après Dégun mais ne voulait pas que ça se sache.
Hier les autres sont allés en boîte avec lui et ont passé une soirée de dingue 'like they own the place".
Ça n'a pas du tout plu à Mélissa qui semble jalouse.
Donc ce Dégun est un mec de la fac, populaire et probablement fortuné puisqu'il peut payer une table et des bouteilles en boîte pour ses potes (la soirée à 500 balles, genre).
Il a plus ou moins eu un truc avec Mélissa mais ça n'a pas marché et elle s'est pris une veste.
Discrètement, je glisse un mot à la fille assise à côté de moi, une brune pleine d'assurance et élégamment hautaine que nous appelleront Sandrine.

"Euh... C'est qui Dégun ?"
Elle lâche distraitement :
"C'est personne"
Ok Sandrine, je fais pas partie du groupe, t'es plus ou moins la reine des abeilles ici mais cnets pas une raison pour me mettre à l'écart comme ça.
Je ne me démonte pas.

"Mattieu à dit que vous étiez en boîte et qu'il y avait Dégun. C'est qui ?"
Elle se tourne vers moi et me regarde intensément.
Puis articule lentement, avec fermeté :
"Dégun. C'est. Personne."

Ok, tu sais quoi c'est bon, garde tes potes et tes super plans, j'ai compris.
Je suis pas digne de vous, ça va, je vais trouver d'autres gens avec qui traîner.
Je ne le dis pas mais je le pense très fort, lâche un "Ok" froid.
Je prends mes affaires et quitte le parvis sur un "Salut" dégouté.

Putain les Alsaciens ont la réputation d'être dur à aborder mais les Aixois, sérieux pour qui ils se prennent hein...
Dans les semaines qui suivent, je surprends plusieurs conversations où il est question de Dégun.
Je fais les déductions suivantes :

Le gars est ultra connu à la fac de droit.
Il ne fait pas l'unanimité, on l'aime ou on le déteste.
Alors que certains recherchent sa compagnie avec enthousiasme, d'autres semblent l'éviter à tout prix : "Y avait Dégun, j'allais pas rester".

Mais surtout, il est entouré d'une aura de mystère.
Ses admirateurs s'étonnent que je ne le connaisse pas mais se gardent bien de me le présenter.
Ses détracteurs le haïssent au point de le réduire à moins que rien.
"Laisse tomber, c'est personne."

Ce type, la coqueluche de la fac de droit, est une énigme.
Les semaines passent, je rentre à Strasbourg, passe quelques jours à Paris de temps en temps.
Je me sens un peu seule à Aix. Y a pas de BDE, pas facile de se faire des copains.

Et puis un jour je vais boire un chocolat avec Camille, une autre fille du groupe de Mattieu.
Camille est gentille, intelligente, on a des points communs.
Je lui explique que j'ai du mal à me lier avec de sens ici, elle a vécu la même chose en arrivant de Savoie, on sympathise très vite.
Notre chocolat se termine à 4h du matin à refaire le monde dans son studio.
Dans les semaines qui suivent, on se revoit et Camille me présente des copains d'amphi hyper sympa, tout un groupe.
Ils sont hyper chaleureux, ça fait du bien.
Un jour, elle m'invite à une soirée pizza avec eux.
Karim, un bel étudiant marseillais, fait l'animation en racontant des blagues.
Avec Samia, une fille ultra cultivée de mon groupe de td, ils entament une discussion sur les gros mots made in PACA.
Je place le fameux "encatané" du chauffeur de bus, je les fais beaucoup rire avec "mon vié" qui fait virer la tête de Samia au rouge brique tellement c'est vulgaire pour une fille de dire ça (réellement, dans la rue le sens se retournent outrés).
Et tout à coup quelqu'un lance...
"Ouais, c'est comme Dégun."

Putain.

Cette fois c'est la bonne.
Je commence à les connaître, ils sont plutôt sympa, y en a bien un dans le tas qui va enfin me répondre.

Tant pis si je passe pour une conne parce que je connais pas Môssieur Dégun, au moins j'aurai le fin mot de cette histoire.

Je. Veux. Savoir.
Je me lève et j'embrasse la pièce du regard.

"C'est qui ce Dégun ?"

Blanc.

Mathilde prend la parole.

"Nan mais Dégun c'est personne."

À ce stade, émotionnellement je suis en détresse, je peux pas entendre ça.
Je riposte.
"Attends ça fait des mois que tout le monde parle de ce gars, me dis pas 'c'est personne' !
Je sais qu'il est à la fac, que c'est plus ou moins l'ex de Mélissa Foulon, que tout le monde le connaît sauf moi et que Mattieu se tape des nuits en boîte avec lui. "
Énorme blanc dans la pièce.

Incrédulité.

Suis-je allée trop loin ?
Karim me regarde avec douceur et prend la parole.
"Je vais t'expliquer".

Sainte mère de dieu, merci, je vais enfin savoir !!!!!
Il jette un rapide coup d'œil sur son téléphone.

Me regarde.

"Bon. Là, si tu vas à la porte et que tu regarde dans la cage d'escalier, y aura Dégun."

QUOI LE GARS VA VENIR ?????
"Nan c'est votre pote ??? Il vient de t'envoyer un message, c'est pour ça que tu regardes ton portable ?"

Éclat de rire général.

Karim lève la main
"Arrêtez, c'est pas drôle. Vas dans la cage d'escalier, tu verras Dégun."
Ok je sens bien qu'on se fout de moi mais je sais pas à quel niveau.
Tant pis.

Je me lève, me tourne vers la porte.
Je m'arrête.

"Tu te payes ma tête, y a personne dans les escalier. Si je vais voir, y aura personne."
Karim me regarde, il est au bout de sa démonstration.

"EXACTEMENT. Y a personne dans les escaliers.

Y a personne, Thirty.
Y a degun"
Je m'assois.
Abasourdie.
Et j'éclate du rire le plus incontrôlable qui soit.

Je me repasse mentalement le film de ce six derniers mois et je ne peux plus m'arrêter de rire.
Évidemment je leur raconte mes six mois de doutes, d'incompréhension et de conjectures en tout genre, provocant l'hilarité générale.

Le lendemain je vais chez ma cousine et sa copine.
Je leur explique que j'ai rencontré Dégun.
Depuis ce jour, si je veux qu'elles se pissent dessus de rire, je n'ai qu'une phrase à leur dire.
"Je crains degun."
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