Lundi, nouveau #ThreadLinguistique ! Comme annoncé précédemment, cette semaine, ce sera un thread introductif sur la question de l'orthographe, qui nous occupera tout au long de l'été. Il s'agira pour nous de déterminer ses rôles en langue.
L'intérêt du sujet émane d'un paradoxe qu'il nous faut résoudre. Généralement, les grammaires de référence ne consacrent, finalement, que peu de place à "l'orthographe". La GMF par exemple, grammaire de référence des concours, ne lui consacre que vingt pages, sur 1500.
Cela est étrange car du point de vue scolaire, ou même du point de vue de notre rapport à l'écrit, l'orthographe semble prendre, au regard d'autres domaines de la langue, une place démesurée, en français ne serait-ce.
Que ce soit dans le domaine scolaire ou sur Internet, nous sommes constamment ramené·e·s à la question orthographique, à ses règles et à ses étrangetés, qui peuvent, parfois, donner le tournis ou agacer, et à raison. https://twitter.com/KerriganNuNue/status/1282945704332333063
Sur Internet, les discussions portant sur l'orthographe sont parfois houleuses, et peuvent phagocyter le fond du propos, même si l'erreur est marginale. Un récent tweet d'Emmanuel Macron, sur la confusion, fréquente, futur/conditionnel, l'illustre. https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/1283022413949743105
L'orthographe semble apparaître, ainsi, soit comme peu importante (pour les grammaires), soit extraordinairement importante (pour les locuteurs et locutrices). Cela ne peut qu'interroger : pourquoi une telle disparité ?
C'est pour essayer de répondre, du mieux possible, à cette question que j'initie ce "thread de l'été". Cette semaine, une introduction : "Qu'est-ce que l'orthographe ?"
Il faut définir les termes : car ce mot "d'orthographe" désigne en réalité trois concepts distincts, bien que poreux.

1. Le premier renvoie à un concept phonographique : l'orthographe est la matérialisation écrite des sons de la parole humaine.
On a effectivement tendance à considérer l'écrit comme secondaire à l'oral, qui serait la forme immédiate du discours humain. La chose est sans doute plus compliquée que cela, mais je partirai néanmoins sur ce postulat.
(Pour en savoir plus, je vous renvoie à cette excellente conférence d'Isabelle Klock-Fontanille, donnée lors du CMLF [Congrés Mondial de Linguistique Française] 2020)
Cette traduction de l'oral à l'écrit exige alors de passer par un alphabet, ou un système de symboles, qui représente les sons produits par notre appareil vocalique. L'orthographe renvoie donc à cette association, entre un son, /a/, et un ou plusieurs symboles : "a".
Dans le cadre des langues alphabétiques et syllabiques comme le français, la correspondance entre les sons et les symboles est assez régulière (et ce malgré l'intuition qu'on peut avoir !)
Comme on le voit dans ce tableau, et à l'exception de rares exceptions (/u/ et /ʃ/ notamment), tous les sons de la langue française peuvent être retranscrits par un seul symbole, une lettre occasionnellement complétée d'un diacritique ("accent").

https://fr.wikipedia.org/wiki/Aide:Alphabet_phon%C3%A9tique_fran%C3%A7ais
Historiquement, on sait d'ailleurs que la phonographie du latin était ainsi faite : toutes les lettres "se prononcent". C'est encore le cas dans un certain nombre de langues romanes, dont l'espagnol et l'italien, et le français au niveau fondamental.
Mais, bien entendu, on ne ferait pas tout un plat avec le français si son orthographe était "juste" phonographique ^^ L'orthographe peut alors désigner :

2. La sémiographie, ou "orthographe grammaticale". C'est la graphie qui renvoie non au son, mais au sens.
Il s'agit, pour aller rapidement, de la matérialisation écrite de la notion "d'accord", à laquelle j'avais dédié un thread jadis : https://twitter.com/Gouximan/status/1264845907176161280

La sémiographie, c'est par exemple une marque de pluriel (-s/-x) ou de temps (ferai/ferais, cf. supra).
Ici, la correspondance "phono-sémiographique" devient irrégulière. Tandis qu'elle est absolue dans une langue comme le latin, "l'orthographe grammaticale" peut, en français, soit être audible, soit être parfaitement muette.
Elle peut être ainsi audible de facto (grand/grande), ou par un phénomène de liaison (les grands enfants / /legrɑ̃zɑ̃fɑ̃/), ou inaudible à l'oral. C'est d'ailleurs parfois la source d'incertitudes bien connues en discours (ferai/ferais).
3. Enfin, on emploie le terme d'orthographe dans le sens de "l'orthographe lexicale", soit de la façon dont les mots sont écrits dans les dictionnaires : "rhume", "gras", etc., sans lien particulier avec la phonographie ou la sémiographie.
Ainsi, le "h" de "rhume" est muet, "gras" a toujours un "s" final, même au singulier. Généralement, quand on pense à "l'orthographe française", on se concentre sur ce troisième et dernier sens, dont on soulève à raison les aberrations et l'arbitraire.
La phonographie, comme elle est assez explicite, ne cause véritablement problème qu'en cas de handicap : mais on sait que les apprenants écrivent souvent de cette façon ("éléfant", "flak" etc.) lors des premières années d'apprentissage.
Cela dénote d'une grande stabilité de la correspondance, au regard des systèmes idéogrammiques qui s'appuient sur d'autres logiques. Quant à la sémiographie, elle est souvent considérée comme relevant de l'accord et donc "de la grammaire", ce qui est sans doute un abus de langue.
Comme on l'a vu en introduction, cette "troisième orthographe", dite "lexicale", est souvent vue en français comme particulièrement injuste, arbitraire, incompréhensible. C'est comme jouer à un jeu compliqué sans avoir accès aux règles, et auquel on perd toujours.
Les aberrations de l'orthographe française sont connues de quiconque ayant suivi une formation scolaire, et ses effets délétères, qui sur l'accès au savoir, qui en termes d'inégalité sociales, sont souvent étudiées.
Mais j'aimerais souligner que ces reproches, fondés, sur l'orthographe lexicale s'appliquent aussi à la phonographie et à la sémiographie : l'orthographe est arbitraire à dessein, et non par accident. (suite ci-après !)
Prenons, par exemple la phonographie. Si vous comparez le tableau précédent avec celui de "l'API", "Alphabet Phonétique International" qui décrit tous les sons que l'être humain peut prononcer, la disparité vous sautera aux yeux.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphabet_phon%C3%A9tique_international
Mais même en ne se concentrant que sur les sons "qui existent en français", ceux-ci peuvent se réaliser de différentes façons, et se sont réalisées de différentes façons dans notre histoire : entre le "r" parisien, grasseyé, apico-alvéolaire, roulé, etc., que de nuances !
On se rappellera d'ailleurs de la "leçon de prononciation" du "Bourgeois Gentilhomme" (II.4) de Molière, et du "R" qui fait trembler les murs...
Pourtant, le symbole "r" code toutes ces variations phonétiques, diatopiques ou diachroniques, comme une sorte de "archi-lettre", dont les nuances ne mettent pas en péril le système. À l'inverse, il a fallu distinguer /u/ "ou" et /y/ "u", ce que ne fait pas le latin.
Autrement dit, la phonographie établit, dans son principe même, des oppositions productives ("u" / "ou"), et des oppositions non-productives (le "r roulé" et le "r grasseyé" se réalisent phonographiquement par le même symbole "r").
Ainsi, à l'instar de la ponctuation (cf. ce thread), l'orthographe phonographique ne restitue qu'une "fiction de prononciation", certes parfois fondée sur le système linguistique, mais souvent arbitraire. https://twitter.com/Gouximan/status/1250012651754831875
En français, la non-distinction entre les différents "r" et celle entre "u" et "ou" se fondent sur le phénomène des "paires minimales". Quelle que soit la réalisation de "r", le mot "rat" sera toujours compris ainsi ; en revanche, "pu" et "pou" seront distincts.
(Pour en savoir plus sur ce concept, Wikipedia est, encore une fois, un bon point de départ :)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Paire_minimale
Mais la phonographie ne restituera pas les pauses, liaisons, accent tonique, hésitations... de la parole humaine. Il s'agit alors d'une sorte de conceptualisation, qui semble effectivement plus régulière que les autres sens du mot, mais qui a aussi sa part d'arbitraire.
La sémiographie, "l'orthographe grammaticale", n'est également pas exempt de contradictions et d'aberrations. Je ne parle pas nécessairement des tendances qui ont été historiquement compliquées par les institutions normatives.
Des règles comme l'accord du participe passé avec l'auxiliaire "avoir" ou l'invariabilité de certains adjectifs, se remontent à telle ou telle décision historiquement située et leur artificialité les rend, par essence, arbitraire.
Mais au sein même du système, des morphèmes grammaticaux disparaissent ou apparaissent : ainsi, un mot se terminant par "-s" ou "-z" n'aura pas de marque de pluriel ("les gros gaz") ; "jaune", adjectif dit "épicène", sera identique au masculin comme au féminin.
Cela est d'autant plus arbitraire que, comme nous l'avons vu précédemment, la sémiographie est souvent muette, purement graphique. Écrire alors "les gros gaz" et non "les gross gazs" ne relève pas d'une logique particulière, mais d'un choix arbitraire.
On aurait donc tort de réserver la seule complexité à l'orthographe lexicale ou à des règles absconses, du reste à la portée limitée au sein du système de l'écrit. Cet arbitraire est portée par l'intégralité du système orthographique, à différents niveaux.
Il nous faut donc se demander à quoi sert l'arbitraire fondamental de l'orthographe, qui semble aller à contre-courant de l'immanence linguistique en tant que telle, et de l'évolution naturelle des langues. Autrement dit, "À quoi sert l'orthographe ?"
Car l'orthographe, on le comprend, ne sert pas à retranscrire la parole humaine dans sa réalité propre (l'API est là pour ça) ; et la notion d'accord, comme je le notais dans mon thread consacré, est finalement peu utile à la compréhension.
Quant à ses aberrations que tout un chacun connaît (Nid => Nidifier, mais Abri => Abriter), il m'est inutile d'y revenir... Et pourtant, l'orthographe, comme dit en introduction, occupe une part énorme de notre énergie linguistique. Est-elle cependant inutile ?
Bien sûr que non ^^ Le concept d'orthographe peut se définir par trois propriétés fondamentales :

a. C'est une convention ;
b. C'est une norme collective ;
c. C'est une norme partagée.
L'orthographe est conventionnelle dans la mesure où elle établit ce qui est, ou non, à distinguer à l'écrit, et la façon dont se traduit telle ou telle notion grammaticale (le pluriel, le féminin, etc.) Cette convention est par essence arbitraire : on en parlera le 27/07.
L'orthographe est une norme collective, dans la mesure où ces choix conventionnels établissent une "collectivité", fût-elle théorique ou pratique, qui observe ces choix, voire les défend ou les négocie. J'en parlerai le 03/08.
Enfin, l'orthographe est une norme partagée : elle traverse les époques, les lieux et les genres (textuels/discursifs), et peut donc se modifier pour servir de signe de reconnaissance de sous-collectivités. J'en parlerai le 17/08.
Avant de terminer cette introduction, précisons ici de quoi je ne parlerai PAS :

- Je n'évoquerai pas la question de l'apprentissage de l'orthographe. Le sujet est vaste et complexe, que ce soit en didactique comme en pédagogie, mais je ne suis pas compétent pour en traiter.
- Je n'évoquerai pas la question des réformes orthographiques du français et de sa simplification. La question m'intéresse, mais elle sort du sujet du thread. Je vous renvoie cependant à ce thread de @MedericGC , très éclairant, sur le rôle du linguiste. https://twitter.com/MedericGC/status/1284907413678755840
- Je n'évoquerai pas, du moins pas en détail, l'histoire de l'orthographe française. Je suis cette fois-ci compétent, mais la question est si vaste qu'il me faudrait une dizaine de threads pour en parler ^^ Une autre fois peut-être...
- Enfin, je n'évoquerai pas la question de la "baisse de niveau" de l'orthographe de nos contemporain·e·s, fût-elle réelle ou fantasmée. Là encore, sujet vaste, et incompétence de ma part : je donnerai cependant des pistes bibliographiques.

(suite et fin ci-après !)
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