J'ai 10 ans, j'ai déjà vu une diététicienne, fait un régime "soupe au chou" 2 étés de suite et compilé la doc WW des copines de mamie.
Ce sont des photos de "visites" de mes parents parce qu'on m'a envoyée un trimestre en "cure" dans un centre qui s'appelle Blanche-Neige.
Je suis dans un centre avec des enfants et adolescents en surpoids, d'autres sont anorexiques. Il y en a aussi qui viennent pour des problèmes d'énurésie. Et puis il y a ceux qui ont des "troubles du comportement", certains sont en dortoir avec ns, ont des colères qui débordent,
d'autres ont des chambres isolées dans une aile à part, ils sont verrouillés la nuit et à certains moments de la journée. Pablo s'arrache les cheveux par plaques entières, Bonin répète aux filles sur un air lubrique "beau châssis" en faisant siffler le "ss".
Ce qu'ils ont, sont, vraiment, je n'en sais rien. Mais on est tous ensemble, avec quelques adultes : des animatrices qui surveillent les repas, le dortoir, les sorties. Elles s'occupent aussi des pesées, tous nus en file indienne le jeudi matin pour "les gros et les maigres".
Une institutrice pour tout le monde, de 5 à 14 ans je dirais. Une directrice qui écoute nos rares appels téléphoniques.
Mireille, la lingère, qui s'occupe aussi parfois de nous lever le matin. C'est elle qui décide ce qu'on porte et à quel moment on change de vêtements.
Mireille hurle, elle humilie. Je l'ai découverte 2 jours après mon arrivée quand elle hurlait sur la pauvre gamine, 8 ans, arrivée la veille qui n'avait pas osé se lever dans la nuit et pleurait assise dans son lit "AH BEN OUI TU CHIALES T'AS RAISON ! AH MAIS T'AS CHIÉ EN PLUS !"
On n'a droit de garder que ce qui rentre dans notre table de nuit, les dortoirs sont tous ouverts sur un hall central où l'animatrice de nuit diffuse toutes les nuits la même k7, je me souviens qu'il y a "Poupée de cire, Poupée de son" et que j'aime pas.
Au début je suis dans un dortoir à 10, je pleure tous les matins, tous le soirs, mais discrètement pour pas me faire gronder. Après j'ai un dortoir à 4 avec C., l'amie chérie qui m'aidera à tenir les 3 mois. On rêve souvent de s'évader en sautant sur le toit du
camion qui passe régulièrement sous nos fenêtres.
Les sanitaires et les dortoirs sont non-mixtes évidemment, les garçon d'un côté du hall et les filles de l'autre. Mais comme on est entre filles on n'a aucune intimité : les douches sont sur 1 sorte d'estrade, 1 seule a un rideau
Les autres surplombent donc la salle, à la vue de toutes.
Les grandes se réservent la douche avec rideau, je ne suis pas grande.
Mon shampoing est rouge et je me sentirai bientôt obligée de préciser que ça n'est pas le sang de mes règles dans le bac à douche. Awkward.
J'aurai mes 1ères règles 10 jours après mon arrivée, en cm2, sans ma mère. Mes copines vont m'expliquer, une animatrice un peu aussi. Et puis on déposera ensuite une fois par mois des protections dans mon casier. J'écris une lettre privée à ma mère dans l'enveloppe familiale.
J'ai 10 ans et je suis perdue entre 2 âges, je lis Alfred de Musset en boucle mais j'ai aussi demandé à ma Mamie toxique de m'envoyer un poupon et elle a accepté. J'ai un Walkman jaune avec autoreverse que mes parents ont apporté à la 1ere visite, ça couvre France Gall.
Les grosses ne comprennent pas ce que je fais ici parce qu'elles se trouvent plus grosses que moi. Aucune idée de qui l'était vraiment, toutes aux prises avec notre dismorphophobie.
J'ai par contre la certitude aujourd'hui que ça n'a pas dû arranger grand monde, gros•se ou non.
C'est le début de ma vie épistolaire, riche et intense jusqu'à mes 15 ans.
En cherchant les photos je suis tombée sur celle de mon parrain à l'époque en plein service militaire. Ma mamie l'avait mise dans le colis avec le poupon.
J'adorais mon parrain mais il n'écrivait jamais.
Ironie : j'ai découvert après mon accouchement qu'en fait ma courbe de poids décollait à partir de mes 4 ans, l'âge auquel il m'a proposé de le masturber, j'avais oublié. Il avait 15 ans et il me balançait, assise sur ses genoux, quand il avait une érection. Pas oublié, ça.
J'ai 10 ans et je ne suis franchement pas très grosse (c'est ok de l'avoir été, c'est juste ma genèse à moi avec un certain pattern). Mais à force de m'entendre répéter le contraire je vais prendre 10kg par an à l'adolescence, développer les TCA qui me collent à la peau.
Ce sont les adultes qui m'ont faite grosse.
On mangeait "bien" à la maison, je faisais du sport. Mais c'est pas la question.
(Encore une fois, c'est ok d'avoir un autre parcours, je ne cherche pas mon badge de la "bonne grosse")
C'est le cercle vicieux : traumatisme / stigmatisation / injonctions qui m'a mise dedans.
Une fois mon père a dit "je regrette de t'avoir envoyée là-bas, si on t'avait foutu la paix tout serait peut-être différent".
Souvent, ma mère tord ses mains, désolée, quand j'évoque tout ça
Ils ont cru bien faire, hein, et ne pas laisser leur enfant "grossir sans rien faire" (je viens de le lire en réponse à @anchara_ ).
Ils se sont plantés.
Et j'ai pas subi de gros fatshaming à la maison, hein. Juste de la grossophobie ordinaire et "bienveillante".
Après Blanche-Neige, je suis rentrée en 6eme, j'ai perdu mes copines qui m'ont fait des coups bas de gamines un peu tordues.
Et j'ai fait ma 1ere dépression un peu après.
Repris tout le poids perdu (10 kg pour approcher du sacro saint 45kg pour 1m55) évidemment et bien plus.
Je ne sais pas combien d'enfants sont passés dans ces centres et à Blanche-Neige (Morzine, Haute-Savoie) en particulier. A part C. retrouvée bien plus tard, je ne connais personne qui ait vécu ça. Dites-moi si vous en étiez.
#VousNousPesez
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