Ce soir, c'est une histoire un peu particulière. Je vais te confier Valentine. Elle est belle. Et je l'aime, vraiment. Écoute-la si tu as envie.
Avril 2020. Paris est confiné. Valentine respecte à la lettre ce que disent les autorités. Depuis un mois, elle est chez elle dans son petit 40m2 et il faut bien avouer qu’elle tourne un peu en rond.
Mais à quatre-vingt-huit ans, elle en a vu des choses et ce ne sont pas ses murs qui vont l’effrayer. Et puis, elle est en bonne santé si ce ne sont ses mains tâchées qui tremblotent. Mais quel moindre mal.
Si Valentine aime une chose dans la vie, à part ses vieux disques de jazz, c’est bien écrire. Elle décide donc de profiter de ce temps suspendu pour aller dans sa cave. Ce ne fut pas évident. Beaucoup de marches. Une lumière qui éclaire mal le sol poussiéreux.
La serrure difficile pour ses mains. Un bazar sans nom qu’elle n’a pas rangé depuis des années. Et au fond, une boîte noire. Étrangement, elle illumine toute la pénombre des lieux.
Le cœur de Valentine bat la chamade à sa vue comme à chaque fois qu’elle s’apprête à retrouver son trésor. Elle se déplace avec précaution. Il ne manquerait plus qu’elle tombe et que personne ne la retrouve, en plein confinement. Ce serait l’accident bête.
Valentine sourit à cette pensée. Ne jamais perdre cet humour noir qu’elle a toujours eu et qui a si souvent choqué son entourage. Elle attrape la boîte noire. Qu’elle est lourde. « Respire, ma vieille. Ce sont les souvenirs qui sont lourds, pas la boîte ! »
Elle repart doucement, ferme la porte de la cave, remonte les marches, une à une, à pas dentelés. Et c’est essoufflée qu’elle rejoint son petit appartement. Elle dépose la boîte sur la table du salon. Elle la regarde et ferme les yeux. Charles. Elle ne voit alors plus que lui.
Nous sommes l’été 1948 à Paris. C’est le bal du 14 juillet, organisé non loin de la petite maison ouvrière qu’elle occupe avec ses parents dans le quartier de la Butte-aux-Cailles.
Valentine a seize ans et elle ne sait pas en enfilant sa plus jolie robe, rouge comme il se doit, que ce bal va bouleverser toute sa vie. Les journées sont étouffantes à Paris ces derniers temps et on ressent toute cette chaleur, le soir, qui sort des pavés.
Heureusement que la piscine du quartier offre un rafraîchissement bienvenu. Valentine arrive au bal, accompagnée de ses parents et de l’insolence de ses seize ans. Piaf susurre les « Amants de Paris » pendant que Montand lui rétorque que « C’est si bon ».
Mais Valentine frissonne lorsque les notes d’une musique qui lui est alors inconnue résonnent. Cette voix. Cette douceur. Ses parents, partis chercher à boire, la laisse seule regarder les couples danser à en perdre la tête et les chaussures.
La jeunesse d’après-guerre semble mordre littéralement dans la vie, les plaisirs, l’amour.
—Billie Holiday. Valentine sursaute.
—Pardon ?
—Billie Holiday. C’est elle qui chante. Je vous voyais troublée.
Il devait être à peine plus âgé qu’elle. Mais une sacrée allure, ce qui fait instantanément piquer un fard à la jeune fille. Un peu plus grand qu’elle, le teint mat, des bras forts et un sourire malicieux.
- Vous dansez ?
Valentine n’a pas le temps de répondre qu’il a déjà kidnappé sa main pour l’emmener sur la piste de danse.
"All of me, why not take all of me?
Baby, can't you see I'm no good without you?
Take my lips, I'll never use them Take my arms, I want to lose them..."
Jamais Valentine n’oubliera cette danse chaloupée et légère. Elle le sait instantanément. Elle le sait lorsque, d’un seul coup, plus rien ne compte autour d’elle, que le flou se fait et que ses pieds suivent instinctivement ceux de son inconnu mélomane.
- Valentine !
Ses parents. Valentine quitte les bras de son cavalier qui prend le temps de lui chuchoter un « Je m’appelle Charles, je travaille au café à côté de la piscine… ». Valentine esquisse un sourire puis se faufile rapidement à travers la foule retrouver ses parents.
Les mains de Valentine tremblent. Elle n’a pas encore ouvert la boîte noire. Elle se dirige vers sa vieille platine. All of me… Billie Holiday résonne soudain, comme toujours depuis plus de 70 ans. La musique accorde parfois des passe-droits.
Elle permet de se faufiler à travers le temps, d’anéantir les années pour retrouver les émotions de sa jeunesse. Finalement, on devrait tous être vieux jeunes pour comprendre les trésors que l’on tient entre les mains avant d’avoir la peau et la mémoire qui lâchent.
Valentine se décide enfin. Elle dépoussière rapidement la boîte et l’ouvre. L’air qui s’en échappe la saisit immédiatement et semble envahir tout son appartement. Charles.
Elle est retournée dès le lendemain du bal au café de la piscine. C’est l’été. Valentine est libre. Ses parents travaillent dur, sa mère dans une blanchisserie, son père dans une usine. Des petits métiers dont ils sont fiers.
Ses parents se sont engagés très rapidement dans les mouvements de grèves et d’insurrections communistes de 1947. Valentine se souvient comme son père était ému de voir des hommes comme Picasso adhérer au mouvement.
- Tu vois, des hommes comme ça qui s’intéressent au petit peuple comme nous, ça veut dire quelque chose. Le monde va changer. Les ouvriers vont avoir droit à la parole.
Valentine souriait souvent aux grandes phrases de son père mais elle, elle ne voulait qu’une chose. Vivre, aimer, ressentir… C’est en pensant à cela qu’elle se dirige vers le café de Charles. Elle le voit au loin derrière le comptoir. Il semble plus grand. Il est apprêté.
Il fait grand monsieur. Elle ne peut s’empêcher de le dévorer des yeux et voilà qu’il croise son regard et tout s’arrête.
- Ma bière !
Le client mécontent embarque sa bière sur la terrasse.
- C’est pas parce que t’es le fils du patron que j’peux pas râler, Charlot de Roustade !
Charles n’entend pas, il se dirige déjà vers la fille à la robe rouge.
- Je ne croyais pas vous revoir.
- Je ne vis pas loin, je vais souvent à la piscine, je me suis dit que…, alors, je…
- Vous buvez quelque chose ?
- Une, euh… une menthe à l’eau !
Et Charles revient avec deux menthes à l’eau. Assis l’un à côté de l’autre, Valentine eut soudain cette impression d’être exactement là où elle devait être avec un inconnu qu’elle connaissait déjà parfaitement depuis toujours. Et jamais plus cette impression ne la quittera.
Valentine souffle sur sa machine à écrire. Puis elle place ses doigts sur les touches. Comme ses mains ont changé depuis la dernière fois où elles se sont trouvées à cette place. Vieilles, tâchées, maigres.
Et pourtant, d’un seul coup, elles se mettent à virevolter. « Les mémoires d’une vieille bique ». Valentine se met à rire. Non. Ce n’est pas ça qu’elle veut raconter.
Elle veut écrire son Paris, son treizième arrondissement qu’elle n’a jamais quitté. Parce que son Paris, c’est Charles, son seul amour. Elle veut écrire la rencontre. Le début d’une vie. Les doigts dansent avec, en fond sonore, le grésillement du vinyle qui ne cesse de tourner.
All of me, all of me. Valentine fredonne. Elle retourne en 1948. Elle a une jolie robe rouge. Elle voit Charles. Les doigts avalent l’encre noire et les pages blanches. Quelle heure est-il ? Peu importe. « Déjà que les vieux perdent la notion du temps, alors confinés… »
Valentine rit à nouveau en s’entendant prononcer ces mots. Dix, vingt pages…
Charles et Valentine passent des semaines à se retrouver. Pour prendre des menthes à l’eau dans les après-midis chaudes de l’été parisien. Pour se tenir la main et s’embrasser avec la fougue de l’adolescence que connaissent tous les amoureux du monde.
Pour se découvrir dans la chambre de Charles. Pour se perdre en discussion sur la vie, le monde. Pour se balader dans leur quartier du treizième. Valentine le connaît sur le bout des pieds.
C’est une fille du coin. Charles, lui, a suivi ses parents, des Deux-Sèvres jusqu’à Paris, peu avant le début de la guerre, pour reprendre ce commerce lucratif. L’adolescent a vite goûté à la vie parisienne, ses jolies filles, ses bals populaires.
Mais Valentine, c’est autre chose. Il peut tout lui confier. Elle l’écoute. Elle le comprend. Un changement pour celui qui a reçu une éducation bourgeoise où les enfants n’ont pas droit à la parole, où la voie est déjà tracée. Où l’ascension sociale est la priorité.
Car qui dit ascension dit argent dit grand monde. Mais avec Valentine, il peut enfin exprimer ses idées, rêver un monde en dehors des chemins tout faits. Il se sent légitime. Et, pour la première fois, intelligent.
Valentine se souvient d’une balade où elle s’était arrêtée devant une vitrine d’un magasin de brocante, rue Wurzt, près d’un petit banc sur lequel ils aimaient souvent se perdre en paroles et en baisers.
Il y brillait une machine à écrire magnifique, d’un bleu vif, d’une incroyable modernité. Charles vit tout de suite les yeux de Valentine hypnotisés par la délicatesse de cet objet. Il retrouvait celle du bal à l’écoute de Billie Holiday.
L’histoire de Valentine et Charles dure ainsi pendant des semaines.
Valentine s’arrête un moment. Elle va se chercher un peu d’eau et en profite pour jeter un œil par la fenêtre. La ville est calme depuis le confinement. Les gens sortent avec leur masque et leurs gants.
Quelques adolescents se réunissent pour jouer au basket boulevard Auguste Blanqui, sous le métro aérien, faisant fi des recommandations des autorités. On n’est pas sérieux quand on a dix-ans. « Rimbaud ? Oui, ça doit être ça… »
Valentine n’a jamais été très forte dans les citations. Ça faisait bien rire Charles, ça ! La vieille dame retourne doucement s’asseoir dans le salon, devant sa machine. Les pages continuent à défiler.
Et le déchirement. Valentine s’arrête. Elle ferme les yeux. Elle reprend son souffle.
Charles et Valentine le savent. Leur histoire est sérieuse. On ne veut pas perdre de temps quand on est jeune. On est fous, on veut des projets, on veut tout, tout de suite. Toute une vie ensemble.
Alors Valentine décide d’en parler à ses parents. Il est temps de leur présenter ce garçon qui occupe tout son temps, toutes ses pensées. Et c’est un soir, à la fin du mois d’août, qu’elle prend son courage à deux mains. Ses parents sont à table. Tout est prêt pour le repas.
Son père évoque les actualités, la chute du gouvernement André Marie. Valentine attend un moment de silence. Elle ferme les yeux puis les mots se bousculent. Charles. Bal. Café. Sérieux. Mariage. Elle dit tout. Son père se tait.
Sa mère file chercher le ragoût qui mijote dans la cuisine.
- Un ouvrier. Point. Tu n’épouseras pas un bourgeois. Je t’interdis de fréquenter de la racaille.
Valentine est sonnée. Cela n’a aucun sens. Elle l’aime. Il n’est pas ce qu’il dit. MAIS TU NE COMPRENDS PAS, PAPA ! JE L’AIME. Elle hurle mais pourtant, rien ne sort. Aucun mot.
Alors donc, à quatre-vingt-huit ans, on peut toujours pleurer ? Valentine se fait la réflexion. Elle essuie une larme qu’elle n’a pas le temps d’attraper complètement. Elle tombe sur le « C » de sa machine.
« T’as vu ça, Charles ? J’ai pleuré sur ton initiale… » Elle se rappelle ce fameux soir comme si c’était hier puis lorsqu’elle a retrouvé une dernière fois Charles le lendemain pour lui dire qu’ils ne pourraient plus jamais se voir.
Elle se rappelle ses larmes à lui, son incompréhension, sa proposition de fugue.
- Ça tuerait mes parents, Charles. Je ne peux pas.

« Je ne peux pas », « je ne peux pas ».
Elle les a regrettés longtemps ces quelques mots. La vie aurait été bien différente. Valentine est restée auprès de ses parents quelques années avant de décrocher un travail de sténodactylographe dans une banque.
Elle gagnait quelques sous et a pu se payer le loyer d’un premier appartement rue Daviel, un petit studio au sixième étage sans ascenseur.
Elle revoit encore sa voisine, Jeannette, une vieille dame à laquelle elle s’était attachée tout en espérant ne jamais finir comme ça, sans visite, sans famille, sans aucun ami.
Elle déménagea encore plusieurs fois au gré de ses différentes augmentations jusqu’à ce dernier appartement du boulevard Blanqui, face au métro Glacière.
Mais toujours seule. Jamais elle ne refit sa vie. Charles. Il était partout avec elle. Elle ne l’avait jamais oublié. Elle avait appris par les nouveaux propriétaires du café qu’il était parti avec ses parents peu de temps après leur dernière discussion.
Ils étaient retournés dans les Deux-Sèvres. Une autre affaire à monter vraisemblablement. Les nouveaux patrons du café n’en savaient pas plus. Ils ne savaient pas faire les menthes à l’eau non plus d’ailleurs, pas comme Charles.
Elle n’y remit les pieds que cette fois-là, pour avoir ces informations. Plus jamais elle n’y retourna.
Quatre-vingt-huit ans. Le temps file. Valentine cesse d’écrire. Elle a tout dit. Pour qui écrit-elle ? se demande-t-elle. Elle est seule. Pour elle, pour Charles.
« Pour qu’il reste un bout de nous ici dans ce quartier que tu as tant aimé. Oh ! Charles. J’ai la voix qui chancelle, comme les jambes, et j’ai la peau ridée. J’ai le cou flétri et le cœur qui bat plus doucement. J’ai le ventre vide d’amour et mon souffle est court.
J’ai les mains marquées par le travail et l’amertume des regrets. J’ai eu une petite vie mais j’ai les souvenirs vifs. Tu vois, Charles, j’arrive encore à écrire tous ces mots sur cette machine que tu as déposée devant la porte de mes parents après notre tout dernier rendez-vous.
Tu vois, Charles, ces pages-là, je vais les mettre avec toutes les autres. Toutes les pages que je n’ai cessé de t’écrire depuis plus de 70 ans et qui sont rangées dans mon armoire. J’ai écrit parce qu’à chaque fois, je nous revivais.
Et je me sentais moins seule. Et avec toi. J’ai écrit notre vie après la fugue. J’ai écrit notre mariage que nous n’avons jamais fait, nos enfants que nous n’avons jamais eus, nos disputes et nos réconciliations.
J’ai écrit nos voyages, notre jeunesse et nos jours vieillissants. Et aujourd’hui, j’ai écrit notre rencontre et nos espoirs. Je suis toujours ta petite femme à la robe rouge qui déguste sa menthe à l’eau en t’écoutant parler de l’avenir.
Tu me manques, Charles et je t’aime et je ris et je vis comme au bal, tous les jours depuis. All of me. »
Valentine se relève. Il fait bien chaud dans cet appartement. Un nouveau verre d’eau avec un peu de menthe lui fera du bien. Elle le serre doucement, retourne s’asseoir. Il fait chaud et un mal de gorge la prend. Comme ça serre.
C’est insupportable cette douleur. C’est… Valentine met la main à son cou, essaie de défaire son chemisier mais sa tête bascule en arrière. Son teint est devenu gris. Valentine a quatre-vingt-huit ans. Elle part au bal du 14 juillet 1948.
Valentine est morte sur le coup d’un arrêt cardiaque le 16 avril 2020 devant une machine à écrire d’un bleu vif, d’une incroyable modernité.
Anaïs se rend sur la tombe de son grand-père. Le déconfinement avait enfin eu lieu quelques semaines auparavant. Ça lui avait manqué. C’est toujours un périple pour venir ici depuis sa ville de Niort.
Elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi son grand-père avait voulu être enterré si loin des siens, dans ce cimetière de Gentilly. Le treizième, le treizième, ne cessait-il de répéter les semaines qui ont précédé sa mort.
Peut-être pour se rapprocher de ses souvenirs de jeunesse quand les parents de son grand-père possédaient un café dans le quartier de la Butte-aux-Cailles. Anaïs nettoie la tombe comme à son habitude.
Les lettres se sont presque effacées. Charles de Roustade. En arrangeant les plantes, elle remarque une tombe fraîche juste à côté de celle de son grand-père. C’est drôle, cette femme devait aimer Billie Holiday pour en avoir fait son épitaphe.
"All of me, why not take all of me?
Baby, can't you see I'm no good without you?
Take my lips, I'll never use them Take my arms, I want to lose them"
Et quel joli prénom. Valentine.
(On pardonne les mauvais tirets de dialogue, hein ? :))
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