Petit thread de rattrapage sur un débat philosophique qui déchire la gauche depuis des années et qui sous-tend certains drama ici ou là sur twitter. 🔽

#postModernisme #frenchTheory
Il y a une ligne de force qui sépare la gauche depuis quelques années et qui semble constituer deux pôles et deux visions du monde très différentes, quasi irréconciliables.
Une vision marxiste classique, souvent universaliste, qui insiste surtout sur les rapports entre les classes sociales et l’impact sur la vie des gens. Le « comment lutter contre cette machine à broyer les femmes et les hommes qu’est le capitalisme ».
Une vision post-structuraliste ou post-moderne qui a cherché à aller au-delà. À déconstruire de nombreuses choses pour insister finalement sur d’autres critères tels que la « race » ou le genre
pour expliquer les rapports de dominations entre les êtres humains, laissant en général la question du rapport entre les classes sociales un peu en retrait.
Pour cette seconde famille de pensée -qui a clairement pris l’ascendant à gauche outre-atlantique- l’enjeu majeur est de tout déconstruire,
mais surtout de dénoncer et de montrer ces rapports de dominations qui sont en général invisibles pour celles et ceux qui les exercent depuis si longtemps contre les autres (racisme, sexisme,...).
Adossée à cette catégorie fourre-tout que les américains appellent le post-modernisme, le post-structuralisme ou la french-theory, cette famille politique à gauche revendique un relativisme plus ou moins prononcé qui remet notamment en question le concept d’universalisme.
In-fine, on préfère ici mettre l’accent sur des groupes ou des categories de personnes (les trans, les noirs, les femmes, les latinos etc) et ce que la société leur fait subir.
Depuis la découverte du concept d’intersectionnalité en 1989 par l’universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw, qui a montré que c’était plus dur pour les personnes victimes de plusieurs formes de discriminations (le racisme et le sexisme vécu
par les femmes noires américaines) que pour celles qui n’étaient victimes que d’une seule (le sexisme vécu par les femmes blanches), des sociologues américains ont ensuite tentés d’explorer d’autres conditions de luttes spécifiques (handicap, religion, genre, sexualité...).
Dans certaines universités ou sur les réseaux sociaux, on assiste parfois malheureusement à une course effrénée pour revendiquer plus que les autres (ce que certains appellent péjorativement les « oppression olympics »): on catégorise, on compare, on revendique.
On attaque parfois vertement celles et ceux qui s’estimaient discriminées alors qu’en fait il y a toujours pire a côté. On se tire dessus au sens figuré entre dominés, entre gens de conditions modestes (surement sous le regard goguenard des grands capitaines d’industries 🤦‍♂️).
On est loin de l’universalisme des lumières qui est d’ailleurs moqué ou perçu comme un outil d’asservissement des personnes racisées par les anciennes puissances coloniales
On oublie un peu trop rapidement que l’Universalisme,le vrai, ne vaut que s’il s’applique à toutes et tous.
Au lieu de faire porter la critique sur ceux qui ont galvaudés ce concept de manière malhonnête lors de la colonisation ou en ce moment même (à l’heure de la FranceAfrique qui continue de plus belle dans l’angle-mort de nos médias).
Au lieu de faire porter la critique sur notre système de deux poids deux mesures qui porte préjudice quotidiennement aux personnes racisées en France (lors de contrôles aux faciès, pour trouver un emploi, une bonne rémunération, un logement...).
Au lieu de critiquer tous ceux qui travestissent ce concept d’universalité, on préfère rejeter hâtivement le concept d’Universalisme en lui-même pour se tourner vers autre chose.
L’horizon politique ou philosophique de cette gauche qui fait du bruit n’est plus de voir ce qu’on aurait en commun, mais de revendiquer nos différences actuelles.
En fait, il faut se rappeler de la matrice idéologique de cette frange de la gauche pour bien comprendre ce qui se passe ici.

Avec les auteurs de la french theory en tête (Lyotard, Kristeva, Deleuze, de Beauvoir, Derrida, Wittig, Foucault, Lacan pour n’en citer que quelque uns)
...il est nécessaire de déconstruire tout ce qui nous paraissait évident au préalable : langage, sciences physique, biologie, etc.
L’universalisme n’y échappe pas.
Et avec l’appui de nombreux spécialistes en sciences sociales, on assiste même à un combat universitaire et idéologique entre les tenants du rationalisme scientifique et les adeptes post-modernes de la deconstruction et du « en fait, tout est construction sociale ».
Loin de moi l’idée de trancher sur ces questions qui sont parfois beaucoup plus complexes qu’il n’y parait. Je constate juste que la machine à débattre est en panne.
Le dialogue entre les sciences dures et les sciences sociales est rompu, remplacé par des invectives et des chasses aux sorcières et des excommunications sur les réseaux sociaux. Et cela m’attriste.
J’ai voulu revenir dans ce fil sur la matrice idéologique post-moderne car il elle me semble importante pour comprendre les choix mais aussi les conséquences intellectuelles sur nos « débats d’idées » à gauche.
En effet, lorsqu’on tombe dans la caricature de proclamer que tout est relatif, on ne peut plus juger, trancher, décider, débattre. On ne peut qu’accepter, même quand on pense que la voix de la personne en face est dangereuse à d’autres égards.
On ne peut plus communier collectivement même (sous quel étendard ? Avec quels slogans ?). On justifie et on catégorise. On distingue, on analyse. On pense certes, mais on n’agit plus beaucoup. On se rétracte, se contracte.
On reste chez soi, quand ce n’est pas dans nos bulles numériques d’entre-soi. Effectivement : comment savoir si notre action ne va pas choquer tel ou tel groupe dont on n’a pas encore pris conscience ? Cela paralyse beaucoup de gens.
Au lieu d’accepter les erreurs des autres, d’accepter que tout le monde peut se tromper et être maladroit. Y compris soit même, alors qu’on donne la leçon. Au lieu d’apprendre collectivement à s’aider et se reprendre les uns et les autres avec bienveillance quand c’est nécessaire
(pour s’aider à cheminer intellectuellement, converger positivement), on a choisit une autre voie dans cette famille de la gauche un peu crispée, en tout cas très idéaliste (au sens Platonicien du terme).
On a refusé toute idée d’erreur; on les fait payer. On les punit. Sortir du rang amène les gens (universitaires, intellectuels ou simple personne sur un réseau social) à se voir excommunier à grand coup d’association dégradantes, si ce n’est « canceler » (du harcèlement de masse)
Pour éviter de choquer on ne débat plus. Les gens s’auto-censurent en public. Mais n’en pensent pas moins. N’en votent pas moins également, comme aux Etats-Unis avec l’élection de Trump.
Ce qui me gêne dans tout ça, c’est le morcellement de la gauche. Certains à droite parlent de « gauche cannibale », qui s’auto-détruit et se balkanise. La droite conservatrice et l’extrême droite se frottent les mains face à une telle situation.
Il se dit même dans leurs rangs : « laissez cette gauche idéaliste se déchirer toute seule avec sa quête de pureté. Nous, on achèvera les 2 ou 3 personnes qui resteront à la fin ». 😱
La gauche radicale à laquelle je me sens proche ne semble pas prête à accéder au pouvoir pour lutter contre le capitalisme sauvage qui dévore tout sur son passage et qui creuse encore plus les injustices en même temps que de consolider sa position
(à grand renforts de media complaisants et d’outils de surveillance de masse qui permettent à quelques géants du numérique de tout savoir sur nous et nos déterminismes...)
Pour être tout à fait transparent avec vous, je fais partie des gens qui sont d’accord sur les différents constats de discriminations systémiques que subissent les noirs, les femmes, les trans, les pauvres...

Je partage le diagnostique. Indéniablement.
...Non, c’est la vision cible, la stratégie de lutte et le mode d’action identitaire que je conteste ici.
Une autre chose qui me gêne dans tout ça, c’est la fragilisation de nos arguments à gauche. Si on ne débat plus, si on n’est plus confrontés régulièrement à des points de vue opposés, contradictoires, la force de notre réflexion s’amenuise
On n’est pas encore dans Idiocracy (quoique avec Trump...) mais on s’en rapproche. Si on censure ce qui est vrai par exemple : c’est déjà dommage. Mais si on censure ce qui est faux : c’est contre-productif, car on perd la clarté qui vient de la confrontation avec l’erreur.
Moi je n’ai pas envie que les débats à gauche se résument à qui a le droit de s’asseoir à côté de nous ou pas à la cantine, ou à ce qu’on a le droit de manger ou pas sans offenser tel ou tel groupe.
J’aimerai qu’on sorte un peu de ce relativisme et cet identitarisme à outrance; cette volonté de tout déconstruire tout le temps.

Alors bien sûr, la situation actuelle est beaucoup plus nuancée et compliqué que ce dualisme que je présente ici par soucis d’efficacité.
Pour les personnes qui seraient intéressées et voudraient se faire leur propre idée sur les fondements philosophiques que je n’évoque qu’en surface ici, je vous recommande de consulter cette petite video sur le post-modernisme (et le post-constructivisme) que je trouve
à la fois très claire, et un tantinet moins orientée que mon propos (ou moins assumée en tout cas ;-)



Car au final, il me parait important de prendre conscience toutes et tous d’où on pense et d’où on parle. C’est un bon départ.
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