Retour sur une polémique : comment Hugues Lagrange nous montre que les inquiétudes sur "l'obsession raciale à l'université" sont hypocrites.
En 2010 le sociologue Hugues Lagrange publie un livre intitulé "Le déni des cultures" et qui se veut une exploration d'un thème que l'auteur décrit comme sous-étudié, voire "tabou" en sociologie : le rôle de la culture comme facteur explicatif des comportements sociaux.
Le livre est... plutôt mauvais, non seulement parce qu'Hugues Lagrange se prête ici, sans formation particulière, à un exercice d'ethnographie dans les quartiers populaires français. Je vous laisse en lire la critique de Didier Fassin à l'époque : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2011-4-page-777.htm
Le livre est par ailleurs très mal reçu par les sciences sociales pour plusieurs raisons :
1. Le postulat de l'auteur, que "la culture" est ignorée par les SHS, passe mal, quand une discipline entière de ces sciences, l'anthropologie, fait justement ça
2. Le livre mobilise des
catégories douteuses, notamment l'idée d'une "culture sub-saharienne", qui n'a pas de sens si on prend le concept au sérieux
3. Pour une étude sur "la culture" le travail qualitatif est extrêmement fragile, s'appuyant sur des observations au coin de la rue et 4 cas
Et surtout :
4. L'auteur réintroduit en réalité le racisme scientifique, discrédité, dans le raisonnement sociologique, sous d'autres habits.
En effet l'argument de Lagrange, précisé dans un article paru dans Outre-Terre en 2012, après la polémique, est que l'article 1 de la Constitution, et son ignorance des différences raciales, nous conduit à ignorer la réalité de la délinquance.
https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2012-3-page-101.htm
L'auteur a beau jeu de parler de socialisation plutôt que de génétique, il demeure sur la position que "les origines" et "la culture" expliquent les comportements (déviants) des groupes (dominés).
Je vais ici poser une hypothèse négative : s'il y avait une véritable obsession de la race, les obsédés de la race auraient bien accueilli ce travail, qui fait ce qu'ils veulent, et surtout les gens qui la dénoncent l'auraient dénoncé, puisqu'il réintroduit cette notion.
Voyons donc le premier cas : les "obsédés de la race". Prenons par exemple les frères Fassin. Après tout, ils sont financés par les Etats-Unis pour remplacer la classe par la race. Voici ce qu'ils en disaient.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/29/misere-du-culturalisme_1417649_3232.html
Prenons a contrario quelqu'un qui s'inquiète régulièrement des obsédés de la race, une grande défenseure de l'universalisme républicain, Caroline Fourest. Certainement, elle n'aura pas manqué de dénoncer l'ouvrage ?
https://carolinefourest.wordpress.com/2010/10/09/le-defi-des-cultures/
Je ne vais pas m'étendre, vous aurez compris l'idée : si vous prenez les lignes actuelles, avec d'un côté les soi-disant "racialistes" et d'un autre côté les gens qui disent s'inquiéter de la réintroduction de la race en sciences sociales, et que vous les appliquer à un travail
ayant eu une énorme ampleur médiatique il y a dix ans et qui visait à réintroduire la race en sciences sociales, non pas comme élément de domination, mais comme facteur explicatif (c'est-à-dire à faire du vrai racialisme scientifique), vous êtes à fronts renversés.
Et ce n'est pas parce que les soi-disant "racialistes" ont changé de perspective et soudain découvert que parler de race avait un sens. "De la question sociale à la question raciale ?", le livre des frères Fassin, paraît 4 ans AVANT "Le Déni des Cultures".
"Les Féministes et le garçon arabe", de Nacira Guénif et Eric Macé, "La Double Absence", d'Abdelmalek Sayyad, et "L'idéologie raciste", de Colette Guillaumin, paraissent respectivement 6, 11, et 38 ans avant le bouquin de Lagrange.
Les gens qui ont changé de perspective, c'est ceux qui écrivaient ce que vous avez à gauche sur Lagrange, et ce que vous avez à droite sur la soi-disant "obsession de la race".
Mais il est possible qu'après tout les chroniqueurs du Figaro (et Fourest, Bouvet, Finkielkraut, etc.) se soient trompés et aient fait leur aggiornamento, dénonçant l'entreprise de Lagrange a posteriori, non ?
Vous allez être surpris : les publications qui faisaient en 2010 l'éloge de Lagrange et de sa volonté de réintroduction de l'analyse racialiste en matière de délinquance font maintenant l'éloge, exactement dans les mêmes termes, de ses récentes obsessions génétiques.
On retrouve parmi ses actuels laudateurs : Le Point, le Figaro (et son blog d'opinions, le Figaro Vox* sous la plume d'Eugénie Bastié), Causeur...

* Oui le Figaro Vox n'est pas un journal c'est un blog ça leur permet de ne pas avoir à vérifier leurs infos.
Si tous ces gens s'inquiétaient réellement du risque d'une pente glissante conduisant à la réification des races, évidemment, ils ne se feraient pas le marchepied de ces théories, quelle que soit par ailleurs leur valeur scientifique ou non (je sais que le bouquin de Lagrange sur
l'ethnographie était mauvais, mais je ne m'avancerai pas sur son bouquin sur la génétique car : je n'y connais rien en génétique, pas plus que les gens qui lui servent de marchepied).
Dans la dénonciation de la sociologie "obsédée de la classe", comme on l'accusait de l'être quand Lagrange sortait "Le déni des cultures", comme dans la dénonciation de la sociologie "Obsédée de la race", dénoncée actuellement par les gens qui poussent la thèse que les inégalités
s'expliquent par la génétique, ce qu'il y a réellement, ce n'est pas une inquiétude pour la science. C'est une entreprise idéologique et dogmatique visant à dénoncer tout discours n'allant pas dans le sens que les pauvres méritent ce qu'il leur arrive.
Les gens qui dénoncent "l'obsession de la race" n'avaient aucun problème avec "l'obsession de la race" quand c'était celle d'un type qui, contre le consensus scientifique, disait que la délinquance s'expliquait par le fait d'être noir (mais attention hein, culturellement).
Ils n'ont aucun problème avec le fait de dire aujourd'hui que la pauvreté s'explique par le fait d'avoir des gènes de pauvre.
Le fait d'être dans la polémique permanente a un effet d'amnésie sur les polémiques précédentes, notamment dans un monde de l'édition et de la presse d'opinions où le moindre essai conservateur facile à lire à la piscine se veut "briseur de tabou" et "politiquement incorrect".
Je pense qu'en regardant les polémiques sur le fast thinking d'hier au prisme des polémiques sur le fast thinking d'aujourd'hui, les positions apparaissent de façon bien plus claire.
A propos l'étude de l'effet de la race sur la socialisation est un phénomène sous-étudié. Que le bouquin de Lagrange en 2010 ne l'étudie pas de façon intéressante ne veut pas dire que c'est impossible. Solène Brun a réuni des ressources en ce sens. https://laviedesidees.fr/Race-et-socialisation.html
You can follow @pandovstrochnis.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled: