Le caporal stratégique
Episode 3 La connerie augmentée

Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, alors très présents dans la ville de Sarajevo pendant le siège.
À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclara alors qu’il aurait la peau du sniper, ce qui tombait dans l’oreille d’un journaliste qui ne manquait pas de le raconter.
Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef, contraire à la neutralité des Casques bleus, qui choquait plus les autorités onusiennes. Le commandement envisageait même un temps le « vol bleu » (sanction et retour), avant ce processus crétin ne s’arrête.
Les médias constituaient alors presque les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car on trouvait que la réalité du « 20h » se réduisait à quelques cubes essayant de représenter un contexte qui relevait plutôt de l’expressionnisme.
On faisait avec, comme l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir, la bonne image, la belle séquence, plutôt que d’attendre qu’ils cherchent eux-mêmes.
Et puis sont arrivées les chaînes d’informations, dont le principal a non pas été de diversifier le style afin d’avoir un rendu de paysage plus fin, mais au contraire de reproduire toute la journée les mêmes cubes. L’élargissement n’était que répétition et donc rétrécissement.
Est venue ensuite la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a fait exploser le monopole d’intermédiation. Les petits reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais plus souvent comme le comptoir du bar où ils officiaient avant.
Les flux d'infos sont cependant toujours aussi variables. Une attaque à Paris en janvier 2015 va provoquer la venue des dirigeants du monde alors que le massacre de 70 villageois il y a trois jours au Nigéria sera ignoré, comme si seul le monde sous le lampadaire était réel.
Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir départ. Les blacks celles de la CIA faisaient (font) sensiblement la même chose que les gardiens crétins d’Abou Ghraïb. Les premières ont été verrouillées, alors que l’on a donné accès à Internet aux seconds.
Le problème suivant est celui de la constatation de la connerie à la base. En admettant que cela paraisse confidentiel, faut-il couvrir ? rendre-compte ? comment ? Des questions dont les réponses dépendent souvent de ce qui va se passer ensuite.
S’il y a automatiquement sanction pour celui qui rend compte, la tentation sera forte de maintenir caché le problème, ce qui aboutit parfois par cumul à des catastrophes, un phénomène classique des régimes autoritaires et des institutions rigides.
Et si l’échelon le plus élevé est au courant du problème, doit-il le garder pour lui ou en parler à l'extérieur ? De l’accident nucléaire de Tchernobyl à l’apparition du Covid-19 en Chine, les exemples sont nombreux.
Ils sont d’autant plus graves que les risques créés par l’homme sont plus nombreux et de diffusion plus rapide à l’autre bout du village planétaire qu’à l’époque de Marco Polo. La connerie a des effets plus importants qu'avant et manque de choses on est beaucoup plus nombreux.
Autre hypothèse, l’événement grave est évoqué hors de l'institution. On peut essayer d'en limiter les dégâts en niant. C’est rarement une bonne idée, ou alors il faut être sûr de son coup. C’est là que l’on voit ceux qui improvisent et ceux qui anticipent les failles possibles...
en offrant dès le départ le moins d’indices à l’adversaire, (avec des soldats non-identifiés par exemple) en freinant (pouvez-vous vraiment identifier le missile qui a abattu cet avion ?) afin de permettre la contre-attaque (l’aviation ukrainienne a des avions d’attaque Su-25).
Et les contre-attaques, c’est plus facile lorsqu’elles ont été préparées, qu’il y a des éléments en réserve, des infos, des discours alternatifs, des doutes possibles, etc. tous vrais si possible et qui seront immédiatement relayés en contre-feux par les fans.
Tout cela se prépare et s’organise, nécessite même une structure dédiée qui va bien au-delà de quelques représentants syndicaux sur le plateau de C dans l’air. Il y a ceux qui manœuvrent dans les flux d’informations et ceux qui les subissent.
Et puis parfois, la percée est inévitable. La connerie est évidente et visible de tous. Quand j’ai commencé ma carrière militaire, on parlait beaucoup du principe de la calebasse d’eau que l’on jetait tout de suite sur l’incendie naissant avant que celui-ci ne s’étende.
En 1978, au coup de sifflet présidentiel (parfois un peu hésitant) des avions Jaguar fonçaient au nord de la Mauritanie pour détruire des raids du Polisario, le 2e REP sautait sur Kolwezi et les groupements de Tacaud écrasaient les forces rebelles au centre du Tchad.
Face à une connerie constatée, la calebasse d’eau est encore le meilleur procédé, en admettant bien sûr que la chaîne de commandement soit avertie et qu’une décision soit prise et pas forcément par l’échelon le plus élevé lorsque la vitesse prime et que les choses sont claires.
Il y a eu connerie évidente ? D’accord ! Traitement de ses effets, premières mesures, poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux effets de ses résultats, publication ouverte de l’enquête, sanctions éventuelles, transmission éventuelle du dossier à la justice.
La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause d’une manière ou d’une autre, en interne bien sûr, c'est le rôle du retour d'expérience, des inspections, etc. mais éventuellement aussi devant la Justice.
Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait être alors à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour détruire et bien faisons dix fois plus d’effort.
Il ne faut pas se contenter de réagir plus ou bien comme bien souvent, il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est que justice, mais peut-être aussi dissuasion pour les manipulateurs en puissance.
Une stratégie qui se contente de défendre ses places-fortes se confond avec l'histoire des redditions. Bien sûr cela demande des moyens et des efforts, mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux étaient des terrains de manœuvre se condamne à les subir.
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