Je reviens sur ça dans la journée et vous recommande si cette question vous intéresse de regarder cette vidéo :
https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1265629708554833920
Et si vous voulez vous amuser à faire l'exercice sans moi ma question est : comment l'auteur de la vidéo vous dit-il que ce qu'il vous dit est vrai ? Pouvez-vous le vérifier par vous-même ?

Allez à plus tard.
Donc commençons par l'évidence.

Les analogies non-contrôlées c'est une mauvaise chose. C'est un vieux truc qu'on apprend souvent en SHS parce qu'il y a une tendance dans l'histoire de ces disciplines à s'appuyer sur de telles analogies. C'est particulièrement le cas avec les
analogies biologiques (Burgess par exemple avait une sale tendance à comparer les sociétés et les plantes parce que les deux grandissaient).

Ici, c'est le cas avec l'analogie virus / conviction.
C'est un problème car le résultat conduit à accorder de l'agentivité aux opinions (et c'est très difficile de séparer en ce sens le contenu de ce que dit l'auteur de l'effet de manche théâtral sur lequel repose sa vidéo, parce que cet effet de manche est mal maîtrisé).
Au-delà du fait de postuler qu'une conviction voudrait intrinsèquement se répandre (référence nécessaire), cet effet de manche cache un second postulat qui pose problème : l'idée que les idées et les choses matérielles appartiennent à deux ordres différents.
J'y reviendrai plus tard mais concernant ce fait une attention à comment émergent les idées - un champ de recherches particulièrement abordé par ce qu'on appelle la sociologie des problèmes publics - aurait montré que cette idée est largement fausse.
Il y a des journaux entiers d'enquêtes sur le sujet, notamment la plus classique, de Gusfield, sur les conducteurs ivres, mais pour ce thread je me contenterai de la synthèse théorique de Daniel Céfaï pour qui ce que l'auteur appelle ici des
https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1996_num_14_75_3684?pageid=t1_62
"convictions" ne sont "ni faits purs et durs, ni inventions de l'esprit". Au contraire, ce qui nous intéresse est l'interaction entre l'expérience empirique, et ce qu'on appelle les cadrages, qui ne sont pas tant des théories que des façons de percevoir le monde.
L'autre grande partie proposée par l'auteur repose toujours sur une analogie, celle de "l'éternuement". Cette idée est absolument centrale dans son texte et donc il nous faut la détricoter notamment parce qu'au-delà de son analogie l'auteur n'en dit rien.
(Là encore je sais que c'est une vidéo courte mais le problème est que comme c'est la thèse centrale du texte dont on parle que cette thèse centrale soit nébuleuse est un problème)
L'auteur dit, en gros, ça :
- Avant, les gens étaient exposés à des "convictions" uniquement lors d'événements rares et il fallait que les "convictions" pour se répandre convainquent leur "esprit critique" suffisamment efficacement pour tenir jusqu'à l'occasion suivante.
- Aujourd'hui, les gens sont exposés en permanence à des "convictions" et donc il n'y a pas besoin de résister à "l'esprit critique" des gens pour se répandre car la sociologie empirique (retenez ça on y reviendra) prouve que certains contenus émotionnels se répandent mieux.
L'auteur nous a même fait un petit graphique, donc je vous le copie.
Je ne peux pas présenter ce modèle sans insister sur le caractère très fortement normatif du texte, qui témoigne d'une inquiétude explicite sur la perte de rationalité du débat public notamment du fait des nouvelles technologies de la communication, un thème central de la série.
Et oui, pour désamorcer cette critique particulière : dire "C'est de la merde mais hélas le monde est ainsi il va falloir nous y adapter" c'est normatif. Et ce biais idéologique est à soulever. Fin de la parenthèse.
Deuxième parenthèse car je dois préciser un point : rien de tout ce qui est dit, à ce stade, n'est sourcé. Les deux sources sur ce qui a été dit à ce stade sont une vidéo d'un autre youtubeur, qui fait la même analogie, et un article qui ne dit pas tout ce que j'ai décrit.
Cet article ( https://jonahberger.com/wp-content/uploads/2013/02/ViralityB.pdf) est lui-même la seule et unique source de l'autre vidéo (). Ce qui veut dire que - en tout cas, dans ce que nous dit l'auteur - toute la vidéo à ce stade repose sur une source, qui ne dit pas ce que dit la vidéo.
Et je reviendrai sur cet article en particulier plus tard mais poursuivons. Le modèle de "contagion" présenté à ce stade est relativement intéressant mais dramatiquement réducteur. Les travaux concrets menés sur les processus de recrutement montrent bien que l'on a affaire à des
David Snow montre bien comment la conversion est un processus qui demande un travail répété, conscient, systématique, et à mettre en résonance avec les représentations présentes dans la vie quotidienne des convertis. Pas une contagion, une carrière.
Par ailleurs, des enquêtes similaires montrent comment le fait qu'une "conviction" soit même partie prenante de votre vie dès votre petite enfance peut conduire à des résultats diversifiés. Ici, l'exposition au féminisme de leurs mères conduit quatre cas https://www.cairn.info/revue-politix-2015-1-page-45.htm
différents (dont deux frères et soeurs) à avoir des rapports très différents à cette idéologie, qui vont de l'intégration passive à la vie quotidienne au dépassement, en passant par le rejet.
Ici on retrouve le problème que j'évoquais plus haut : les idées et la vie matérielle ne sont pas des ordres séparés et, comme l'expliquent au contraire Pamela Oliver et Hank Johnston ( https://www.researchgate.net/publication/228818250_What_a_Good_Idea_Ideologies_and_Frames_in_Social_Movement_Research) considérer une idéologie comme telle conduit à des contradictions.
Un autre élément abordé par l'auteur concerne l'idée que "les raisonnements, statistiques, etc." sont obsolètes dans la "course aux idées" car la viralité nécessite des engagements émotionnels, et pas factuels (là encore l'idée que ces deux choses s'opposent est un autre moment
où l'on sent poindre l'idéologie de l'auteur). Pour ça il nous faut sociologiser l'analyse : où ? Parce que quantité de travaux ont montré au contraire qu'en ce qui concerne le débat public, des variations des registres accessibles aux participants.
https://journals.openedition.org/ress/93 
Et d'ailleurs l'étude des conflits locaux montrent bien comment c'est au contraire une technicisation voire une professionnalisation des acteurs qui peut être la contrainte, plutôt qu'un nébuleux "ensauvagement" du débat public.
https://journals.openedition.org/ress/95 
Et avant que vous ne me disiez qu'on parle d'autre chose car l'auteur parle de la diffusion d'idées "en général" : je sais, mais j'ai déjà expliqué que cette approche est critiquable. Vous pouvez avoir 99% de la population convaincue à cause d'une vidéo virale que le nucléaire
c'est mal, si la politique en matière de nucléaire se définit dans des instances dans lesquelles les vidéos virales n'ont aucune légitimité car ce qui fait la valeur d'un propos est la compétence technique, dire "La viralité annule la compétence technique" sera faux.
Et puisque la vidéo se termine sur une analogie avec des "convictions au pouvoir" : a priori le fait de déterminer ce que font les gens et notamment l'Etat témoigne d'un tel pouvoir, fin de cette parenthèse particulière.
L'argument suivant est : "La sociologie empirique le montre : c'est en provoquant la fascination, l'anxiété, la condescendance ou la colère chez tes hôtes que tu les feras éternuer".

Ah bon ? Elle montre ça la sociologie empirique ?
La source de cette information est le fameux article qui est par ailleurs la source de la vidéo qui est la source principale de cette vidéo : https://jonahberger.com/wp-content/uploads/2013/02/ViralityB.pdf

Et là on a plusieurs problèmes, de forme et de fond.
Sur la forme, d'abord.
Je n'ai aucun problème à ce que des études publiées dans un journal de marketing et rédigés par des chercheurs en marketing et en management soient cités. J'ai un problème avec le fait que de telles citations soient présentées comme "la sociologie".
Petit point d'ailleurs cet article est par ailleurs très cité, ce qui est bien, mais étonnamment peu cité par des sociologues, et bien plus dans des disciplines comme le marketing, la psychologie, la communication.
Comme dit précédemment c'est un problème ici de présenter une thèse, quoiqu'on pense par ailleurs de sa validité, comme consensuelle dans une discipline de laquelle elle ne vient pas et qui, de ce qu'on peut rapidement constater, ne l'a pas beaucoup reprise.
Sur le fond l'article a une approche que j'estime intéressante de la façon de construire son dataset puisque les variables permettant de définir les émotions associées aux articles par les gens qui les partagent sont évaluées par les auteurs, pas les gens qui les partagent.
Enfin il est à noter que l'article ne parle pas de "convictions". Il parle de publicités. Et même s'il y a évidemment un recouvrement de ces deux domaines, ils ne se recoupent pas de façon parfaite.
Toujours sur le fond, est-il juste de dire que la sociologie empirique dit que certaines émotions conduisent à adopter certaines idées ?

Oui. Mais pas de la façon que dit l'auteur.
D'après le politiste Christophe Traïni, si la notion de "choc moral" est essentielle pour comprendre les trajectoires militantes, celle-ci s'insère dans les carrières évoquées plus haut et surtout font l'objet de répétitions.
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2010-2-page-335.htm
C'est d'autant plus le cas que, nous avertit Traïni, il ne faut pas croire que les émotions sont des phénomènes strictement internes aux individus. L'auteur propose de distinguer la part physique (sentiments) et sociale (émotions) en ce sens.
Je dois dire en passant que je n'y connais rien en neurosciences donc je ne saurais pas avoir un avis sur la question mais mon argument ici est de parler de ce que dit la sociologie empirique encore une fois.
Je vais abréger parce que je suis à la 6e minute d'une vidéo qui en comporte 23 (même si elle arrête de parler de ce sujet précis à la minute 14). Le reste de la vidéo est - en gros - sur la façon dont les idées sont plus susceptibles de convaincre si les gens ont des idées
proches, ce qui est tout un débat en sciences sociales (l'article fondateur sur le sujet parle de "résonance de cadres" https://www.jstor.org/stable/2095581?seq=1#metadata_info_tab_contents et a été largement débattu, je ne m'y attarde pas). La dernière idée, en gros, est que les groupes qui se forment ont tendance à
s'auto-renforcer, ce qui est encore une fois remis en cause par une partie de la sociologie qui s'est intéressée à la discussion politique, notamment Nina Eliasoph (et oui, vous allez pas y couper), et qui montre que tout ce modèle est difficile à appliquer dans le monde réel car
rien ne nous permet de penser que les acteurs sociaux privilégient le fait de "discuter d'idées" par rapport à d'autres impératifs comme par exemple garder leurs amis et que ça conduit des groupes très soudés à être plutôt facteurs d'autocensure qu'autre chose.
Et je m'arrête là mais j'ai une postface.
Je n'ai aucun conseil à donner à l'auteur de cette vidéo. Il a construit une chaîne à presque 200.000 abonnés sur Youtube, travaille dans la médiation scientifique et avec des médias importants, il connaît très manifestement mieux son boulot que moi.
Par ailleurs, les propositions que je présente ici ne sont pas "le consensus scientifique" en SHS. Je suis sûr que plein de gens vont me dire que tel et tel exemple vont à l'encontre des sources que j'ai citées, qui sont situées dans une controverse.
Je n'ai aucun problème avec ça. Je pense que c'est une controverse et je ne veux pas que vous quittiez ce thread avec l'impression que je dis "j'ai tout bon". Je suis très dubitatif concernant l'ampleur de mes connaissances.
En revanche, dans la façon dont elle présente une question, présente une position sur cette question comme consensuelle quand elle ne l'est pas, et présente l'opinion de son auteur comme une connaissance scientifique, j'ai un problème avec cette vidéo.
Pour le reste, je ne peux que répéter ce que beaucoup de gens ici ont dit depuis plusieurs années, en sachant parfaitement que ça ne sera entendu par personne : si vous voulez parler de société sous couvert de vulgarisation scientifique, lisez des sciences sociales.
Je le dis avec d'autant plus de calme que je suis convaincu que les structures de vulgarisation en sciences sociales ne seront pas celles-ci, et qu'il faut les construire, ce que certaines personnes font déjà très bien ici. La fin.
You can follow @pandovstrochnis.
Tip: mention @twtextapp on a Twitter thread with the keyword “unroll” to get a link to it.

Latest Threads Unrolled: