Prenez votre masque et des palmes, quelques plombs, enfilez une combinaison en néoprène, et venez plonger avec moi dans les eaux chaudes de la Méditerranée ! Aujourd'hui on va parler d'une plante tout à fait particulière et qui a fait l'objet de mon mémoire 🙃
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Il s'agit bien de la posidonie (Posidonia oceanica), qui a la particularité d'être une angiosperme (=plante à fleur) qui pousse immergée dans de l'eau salée. Il y a d'autres espèces similaires, regroupées sous le terme anglais "seagrass" (pas de terme équivalent en français).
On peut citer les zostères (Z. marina et Z. noltei sur les photos 1-2), la cymodocée (photo 3, source Doris), et quelques autres. Elles sont regroupées dans 4 familles : Cymodoceaceae, Hydrocharitaceae, Posidoniaceae & Zosteraceae. Et présentent toutes le même type d'écologie.
Elles forment des prairies sous-marines souvent monospécifiques - appelés herbiers - depuis la surface jusqu'à des profondeurs variables selon les espèces. Certaines sont toujours immergées, d'autes sont exposées à l'air lors des marées basses.
Sur l'image du 1er tweet, on voit l'herbier de posidonie qui tapisse le fond (Baie de Calvi, Corse).
Elle est présente le long de la majorité des côtes de la mer Méditerranée. Sauf aux embouchures des principaux fleuves (Rhône, Pô, Nil) et à l'est (trop chaud !)
Dans le genre Posidonia on trouve 9 espèces au total. Curiosité biogéographique, les 8 autres espèces sont endémiques...d'Australie alors que P. oceanica est complètement isolée en Méditerranée !
La posidonie pousse depuis la surface (mais tjrs sous l'eau) jusque 40 m de profondeur, sur des substrats meubles (sable, petits graviers mais pas des rochers). Cette large distribution bathymétrique (=selon la profondeur) est un sérieux challenge pour la plante, on en reparlera.
Ses herbiers sont l'un des principaux écosystèmes côtiers de la mer Méditerranée, aux côtés des communautés d'algues photophiles (rose) et herbiers à Cymodocea nodosa (une autre seagrass!) surtout (bleu). Ici la baie de Calvi (Corse) où a eu lieu l'expérience de mon mémoire.
Ici la zone des algues photophiles comme Cystoseira amentacea avec un petit banc de jeunes saupes.
Baie de Calvi, août 2018.
Sa morphologie est assez simple mais inhabituelle. La plante est divisée en 2 parties principales: la matte et le faisceau de feuilles qui y est fixé.
1/ La matte. Composée principalement de rhizomes qui portent quelques racines. Elle peut faire plusieurs mètres de haut (!!), sa
majeure partie étant morte, sauf à la surface. En fait, la plante pousse continuellement vers le haut, sur les rhizomes/racines qui ont poussé précédemment. C'est une question de survie pour elle, car autrement elle se ferait rapidement recouvrir et étouffer par les sédiments.
Sédiments qui d'ailleurs comblent tous les trous entre racines et rhizomes morts. La matière organique est donc piégée, elle ne peut se décomposer. C'est ÇA qui en fait un bon puits de carbone car la matte morte est très durable et grossit en continu !
Contrairement à la majorité des plantes, les racines de la posido ne servent pas à absorber les nutriments, mais uniquement à la fixation dans le sédiment. Les nutriments sont assimilés au niveau des feuilles, directement depuis la colonne eau.
2/ Les feuilles. Groupées par 5-8 et poussant directement sur le rhizome, elles peuvent aisément dépasser 1 m de longueur.
Ici on voit un faisceau en cours de dissection, les feuilles étant ordonnées de la plus vieille (haut) vers la plus jeune (bas).
Au milieu, on voit un segment d'inflorescence, plus étroit que les feuilles.
De cette photo émane aussi la JOIE de gratter, compter et mesurer des feuilles de posidonie (non).
Les jeunes feuilles apparaissent surtout à la fin de l'été, puis "hibernent" jusqu'aux conditions favorables au début de printemps, pour atteindre leur max. en été. Elles se nécrosent et se détachent du rhizome, laissant un herbier nu avec uniquement les nouvelles feuilles.
La chute des feuilles est un évènement clé dans l'écologie de ce biotope, surtout pour le côté trophique. Déjà, il faut savoir qu'elle n'est pratiquement pas broutée par des herbivores. Pourquoi ? Simplement parce qu'elle est absolument déguelasse.
Feuilles très coriaces, fibreuses, riches en composés peu goûteux → ses herbivores se comptent - littéralement - sur les doigts de la main. La saupe, un oursin et un isopode.
Ici la saupe (Sarpa salpa).
Image: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Saupe5.jpg
La majorité de la biomasse a donc d'autres destins. Environ 1/3 est stockée dans la matte. Un autre 1/3 est décomposé sur place par divers micro- et macro organismes. Enfin un 1/3 est exporté hors de l'herbier, surtout grâce aux tempêtes hivernales.
Ce phénomène est très important pour plusieurs raisons:
- Les feuilles peuvent être emmenées loin en profondeur, où elles fournissent de la matière organique à la chaîne trophique là où il n'y a PAS de photosynthèse (car peu/pas de lumière).
- Une partie finit sur les plages, les protégeant de l'érosion. D'ailleurs, les communes de la côte qui les font retirer en été pour les touristes, on vous voit, c'est pas bien.
- Enfin, si elles restaient sur place, elles se décomposeraient. Ça serait problématique pour plusieurs raisons. 1/ Libération de trop de nutriments dans le milieu + consommation d'oxygène, et la posido n'aime pas du tout ça.
2/ Étouffement de l'herbier par sa propre matière. Surtout, souvenez vous qu'à ce moment il ne reste que des jeunes feuilles minuscules en début de croissance !

↓ Voici un schéma qui synthétise l'écologie de l'herbier, voyez comme c'est complexe !
Une autre composante importante de l'herbier, ce sont les organismes épiphytes. Un organisme est dit "épiphyte" si il pousse sur un autre être vivant. Un peu comme ces broméliacées (Jardin Botanique de Göteborg).
Sous l'eau, c'est un phénomène très courant. Avez-vous déjà observé la partie immergée d'une bouée ? Dès qu'on plonge un objet dans l'eau de mer, il finira tôt ou tard recouvert de divers organismes.
La posidonie n'échappe pas à la règle. Autant ses rhizomes que ses feuilles sont couverts d'algues (brunes & rouges), de bryozoaires, bactéries, etc... Plus de 660 espèces liées à la posidonie ont été identifiées !! Mais pas toutes présentes en même temps.
En effet, il y a des disparités géographiques (la Méditerranée est loin d'être un plan d'eau homogène) mais aussi temporelles.
Les espèces se succèdent au cours du temps. Sur les jeunes feuilles, on voit les bryozoaires. Puis ils se font remplacer par des algues brunes à croissance rapide, qui elle-mêmes seront plus tard replacées par des algues rouges calcaires.
Un bel exemple de succession écologique (comme les prairies colonisées par les buissons, puis arbres), mais à une échelle spatio-temporelle inhabituelle.
Petite anecdote à ce propos. Quand j'ai travaillé là dessus pour mon mémoire, j'ai surtout fait des analyses biochimiques. Or, je voulais doser des choses dans la posido. Pas dans la posido mélangée à ses épiphytes !
Donc avant chaque analyse, il fallait gratter méthodiquement les feuilles des 2 côtés avec une lame de rasoir. Chez les jeunes feuilles c'était très facile, les bryozoaires ça part tout seul. Et les feuilles sont jeunes donc bien solides.
Mais alors quand les algues calcaires arrivaient en été, je vous raconte pas l'horreur. En général, c'est la feuille qui finissait déchiquetée tellement les algues sont résistantes. En plus c'est le moment où les feuilles commencent à se nécroser donc deviennent moins solides..
J'ai dû faire ça pour des centaines et des centaines de feuilles...tout ça dans une délicate odeur maritime (très écoeurante à la longue).
Les broyer c'était pas une mince affaire non plus, mais je m'égare.
Pour revenir à ce que je disais plus haut, on voit en fait des poissons qui "broutent" l'herbier, mais qui en réalité ne font que gratter les épiphytes qui sont, pour certains d'entre eux, bien plus digestes et savoureux (du point de vue du poisson) que les feuilles.
Et si on parlait de reproduction ? Le mode de propagation principal est, de loin, la multiplication végétative via les rhizomes. Ceci n'implique aucun échange de gènes, les plantes sont donc des clones, se propageant petit à petit de proche en proche.
Les évènements de floraison sont rares et généralement très peu efficaces. Ils sont peu compris, imprévisibles et beaucoup de paramètres semblent les influencer.
Malgré cela, on observe une certaine diversité génétique entre les populations (avec des méthodes de génétique des population, sur des locus neutres) et surtout, SURTOUT, une grande plasticité au niveau de l'expression des gènes.
Je rappelle que la plante pousse de la surface à 40 mètres de profondeur. Entre ces 2 extrêmes, les conditions sont radicalement différentes. Les plantes de surface sont fort exposées aux excès de lumière et aux vagues de chaleur, alors que
les plantes de profondeur sont plus tranquilles au niveau température mais elles doivent survivre avec très très peu de lumière ! L'intensité lumineuse décroît exponentiellement avec la profondeur, donc il reste vraiment pas grand chose à 40 m.
En plus la qualité de la lumière n'est pas la même étant donné que l'eau absorbe plus certaines longueurs d'onde que d'autre. En gros, le rouge disparaît et le bleu devient majoritaire.
On remarque une grande adaptation locale des plantes à leur profondeur. Des déplacements de faisceaux ont été testés. Si on remonte les plantes, elles survivent → elles peuvent s'adapter à une plus grande quantité de lumière et protéger leur app. photosynthétique en conséquence.
Mais si on les descend, elles ne résistent pas à la réduction de lumière.
Ceci dit, pour mon mémoire j'ai travaillé dans le cadre d'une expérience d'ombrage in situ de l'herbier à -15 m, et j'ai détecté très peu d'impact de l'ombrage sur la plante. À part une excellente adaptation de la photosynthèse.

(photo de mon promoteur)
La posidonie est une plante stric-te-ment protégée aujourd'hui vu son importance capitale pour l'écologie de la Méditerranée ainsi que tout les services écosystémiques rendus par les herbiers.
Les services écosystémiques ? C'est tout ce que les écosystèmes fournissent directement ou indirectement à l'humain. Ici protection des côtes contre l'érosion, maintien des bancs de poisson (donc pêche), stockage de carbone, production de biomasse (et aussi oxygénation de l'eau).
Mais elle est menacée pour plusieurs raisons: 1/ ↑ de la concentration en nutriments (surtout N et P) dans l'eau de mer. Ceci a 2 conséquences : (a) favoriser les proliférations de phytoplancton qui ↓ la transparence de l'eau et donc ombragent la posidonie et
(b) favoriser la croissance des épiphytes, qui ombragent aussi les feuilles.
2/ Les dégâts physiques surtout causés par les bateaux qui s'ancrent en plein milieu des herbiers. Quand l'ancre tombe dans l'herbier, c'est pas tellement un problème.
Mais lorsque leurs occupants sirotent tranquillement leur cocktail dans la jolie baie où ils se sont ancrés, le bateau peut dériver sur plusieurs dizaines de mètres, laissant une belle grosse traînée de sol nu, les feuilles étant arrachées, parfois sur plus d'1m de large.
Et il faut 1 siècle pour que l'herbier recolonise le trou (croissance horizontale d'~1cm/an). Donc si vous faites du bateau en Méditerranée, renseignez vous sur les milieux naturels (trop peu de sensibilisation!) et ancrez vous sur des rochers ou des fonds sableux !
Ces problèmes sont aussi causés par l'installation de bouées, tuyaux, le chalutage, etc...
Notons que l'herbier de posido, lorsqu'il est préservé, est extrêmement compétitif. Çàd qu'il ne laisse aucune autre plante ou grosse algue pousser à côté de lui. Cependant, lorsqu'il est dégradé, d'autres espèces colonisent l'espace libéré et empêchent le retour de la posido.
Et y en a une qui est championne pour ça, c'est la caulerpe (Caulerpa cylindracea), qui est une espèce exotique envahissante. Vous connaîssez probablement sa soeur la Caulerpa taxifolia ("tueuse de la Méditerranée") qui a fait très peur à une époque mais maintenant en régression.
En résumé, installation de la caulerpe = non retour de la posido.
Des facteurs physico/chimiques interviennent aussi. La posido agit sur son environnement. Une partie de l'oxygène produit par photosynthèse est envoyé dans le sédiment via la matte, ce qui permet d'oxyder et donc détoxifier les sulfures, très toxiques pour les plantes.
Quand la posido disparaît, les sulfures s'accumulent car l'apport d'oxygène n'est plus là, empêchant le retour de la plante.

Source: thèse d'Arnaud Abadie, ULiège/Univ. de Corse
https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/203563/1/Abadie_2016_thesis_final.pdf
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la posidonie car c'est un sujet passionnant, mais je vais m'arrêter là car le thread devient très long.
Merci pour la lecture !
Si vous voulez vous abreuver de magnifiques photos sous-marines de Méditerranée (entre autres), je vous recommande le compte Instagram de ce chercheur qui a travaillé sur la posidonie.
https://www.instagram.com/seaescape.fr/ 
Sources :
Boudouresque, C-F. et al. (2012). “Protection and conservation of Posidonia Oceanica meadows”. In: RAMOGE and RAC/SPA publisher, Tunis, p. 202.
Alcoverro T, Manzanera M, Romero J (2001) Annual metabolic carbon balance of the seagrass Posidonia oceanica: the importance of carbohydrate reserves. Mar Ecol Prog Ser 211: 105–116
Velimirov B, Lejeune P, Kirschner A, Jousseaume M, Abadie A, Pête D, Dauby P, Richir J, Gobert S (2016) Estimating carbon fluxes in a Posidonia oceanica system: Paradox of the bacterial carbon demand. Estuarine, Coastal and Shelf Science 171: 23–34
Beer S, Björk M, Beardall J (2014) Photosynthesis in the Marine Environment. John Wiley & Sons
Marbà N, Díaz-Almela E, Duarte CM (2014) Mediterranean seagrass (Posidonia oceanica) loss between 1842 and 2009. Biological Conservation 176: 183–190
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