Permettez-moi de vous présenter mon père.
Le voici. Je présume que cette photographie a été prise peu après sa naissance, le 25 mai 1927. Quoi qu’il en soit, il me semble assez jeune.
Il m’est évidemment difficile d’être objectif, mais je trouve que c’est un beau bébé, gentiment potelé et déjà discrètement contemplatif du monde qu’il va connaître et admirer durant quatre-vingt-douze longues années.
(Son regard n’a que peu changé, je crois.)
Il est né à Nancy, juste au-dessus de cette épicerie, tenue par ses parents (coucou !), au 36, rue de la Hache (aujourd’hui des Sœurs-Macarons).
(Pour ceux qui suivent, c’est là que ma grand-mère s’est fait dérober 10 peaux de lapins, rappelez-vous.)
Pour les nouveaux, voici une coupure de @lestrepublicain qui fait état de cette scandaleuse affaire. La plainte est toujours en cours, mais le voleur, avec un peu de chance, répond désormais de son odieux larcin directement à Dieu.)
En tout cas je crois que ses parents aussi ont trouvé ce bébé plutôt réussi et mimi comme tout.
Car entre la bûche de Noël 1927 et la galette des rois 1928, ils ont fait comme dans « Little Miss Sunshine ». Ils l’ont présenté à un concours de bébés.
Et pas n’importe quel concours de bébés : celui de l’Association des crémiers, épiciers et fruitiers au détail de Meurthe-et-Moselle. Eh ouais

(On est comme ça, chez les Kaplan, on ne fait pas les choses à moitié, on les fait bien ou on ne les fait pas.)
Et les membres du jury de cette prestigieuse association ont visiblement, eux aussi, trouvé que mon père était un bien joli lardon.
Ils lui ont décerné le premier prix dans la catégorie numéro 2 de la deuxième série (de 6 mois à 1 an). À lui tout seul il est arrivé devant 109 concurrents !

Et c’est un vrai diplôme, hein, dûment signé par le président de l’association, le président du jury et deux autres personnes que je comprends pas bien qui c’est mais peu nous chaut (OSEF, quoi).
Vous remarquerez, en bas à gauche, une mention manuscrite au crayon : « Il a bien changé le p’tit. »
C’est mon père lui-même qui l’a ajoutée, lorsqu’il a retrouvé ce diplôme dans l’appartement de sa maman après le décès d’icelle en 1997, à 90 ans. Elle l’avait conservée.
Mon père était bien content d’apprendre, à 70 ans, qu’il avait été primé au plus beau de tous les concours de bébés quelques mois après sa naissance.
Amusante coïncidence : à la fin de cette même année 1997, aux alentours de la bûche de Noël, un autre concours fit s’émerveiller toute la Lorraine.
Mais si, rappelez-vous.
Le 13 décembre 1997, Sophie Thalmann, 21 ans, native de Bar-le-Duc, était élue Miss France 1998 devant 15 millions de téléspectateurs.
(Coucou, @SophieThalmann1 !)
(Coucou, @SophieThalmann1 !)
Et on ne va pas se mentir : de même que mon papa sera pour toujours le plus beau bébé de la 2e manipule de la brigade numéro 2 de l’Association des crémiers, épiciers et fruitiers au détail de Meurthe-et-Moselle en 1928…
Sophie Thalmann est et demeurera à tout jamais la meilleure Miss France de France. Pas seulement parce qu’elle est lorraine, bien sûr, mais aussi parce qu’elle est la plus belle, la plus intelligente, la plus douée et la meilleure de toutes. C’est un fait.
Alors, en janvier 1998, quand Sophie Thalmann, juste après la galette des rois, fut présentée à la population lorraine en liesse, quelque part à Nancy, à l’hôtel de ville sans doute, je ne me rappelle plus, mon père, hop, ni une ni deux, est allée la voir.
Lors de la séance de dédicaces, que croyez-vous qu’il fit ? Il lui tendit, évidemment, son diplôme et sa photo en lui révélant que si elle était bien la plus belle Lorraine de France, lui avait été un des plus beaux bébés des épiciers de Nancy.
Rigolez pas, j’ai les preuves.
(Il paraît, aux dires de mon père, que Sophie Thalmann, elle, a éclaté de rire.)
(Il paraît, aux dires de mon père, que Sophie Thalmann, elle, a éclaté de rire.)
Alors je crois que si mon bébé de papa a été couronné par des gens aussi informés et sérieux que ses parents, les membres du jury de l’Association des crémiers, épiciers et fruitiers au détail de Meurthe-et-Moselle, et Miss France 1998…
… eh bien je peux vraiment dire, en toute objectivité, qu’il fut l’un des plus beaux bébés de Lorraine.
Je suis allé le voir, ce matin, avec ma mère et mon frère, là où il repose depuis bientôt un an. Je lui ai offert, pour son anniversaire, un ressort. Un beau ressort tout simple, un peu ancien, que j’ai trouvé il y a quelques jours dans son atelier.
Il aimait beaucoup les ressorts. Il disait souvent que s’ils disparaissaient tout à coup de notre monde, plus rien ne fonctionnerait. Plus d’électricité, plus de machines, plus d’ordinateurs, rien. On fait les malins, on va sur la Lune, mais sans ressorts, on est chocolat.
(Il avait raison, bien sûr. Beau bébé et pas con, en plus !)
Alors j’ai sorti le ressort de ma poche et je l’ai posé sur la pierre encore fraîche du matin. J’ai pensé un instant à tous ces millions, tous ces milliards de ressorts qui soutiennent notre monde comme autant de petits Atlas modernes.
Ça n’a l’air de rien, mais c’est un sacré boulot. On n’y pense jamais, aux ressorts, alors que sans eux, pouf, tout s’arrête, tout dégringole.
On se retrouve comme au paléolithique. Même plus un briquet pour allumer de quoi faire cuire le gigot de mammouth du dimanche en découvrant la nouvelle Miss France à la télé. C‘est dire.
J’ai essayé d’imaginer tous les ressorts du monde d’un coup, mais il y en a tellement que je n’y suis pas arrivé. Alors j’ai fait un signe de croix et je suis parti.
Bon anniversaire, papa. Tu as aujourd’hui 93 ans. Et franchement, tu les fais pas.
En relisant ce fil improvisé plus de deux heures durant, je m’aperçois qu’il y a de somptueuses fautes de grammaire… que je vous prie de me pardonner
