Dans la vie, il faut savoir s'indigner. Par exemple : quand on enseigne la morale kantienne, on ne la replace jamais dans le contexte du projet kantien qui est d'abord une philosophie de la connaissance. Et ça c'est scandaleux, même si tout le monde ne s'en rend pas compte.
En effet, on se prive ainsi de clés de compréhension de toute la philosophie de ces 2 derniers siècles. Alors n'écoutez pas la vilaine petite voix qui vous dit que Kant c'est chiant et accordez-vous ici les 5 minutes qui vous feront tant de bien.
La première œuvre majeure de Kant, la Critique de la raison pure, s'ouvre sur une question qui a torturé des générations d'élèves de terminale : « Peut-il y avoir des jugements synthétiques a priori ? ». Mais si la réponse est mystérieuse, la question est simple. 1/28
Un jugement, c'est une affirmation à propos d'une chose. Cette voiture est bleue. La Terre est ronde. Ce film est très beau. Couper la queue d'un lézard est immoral. Ces jugements sont de deux types : analytiques ou synthétiques. 2/28
Un jugement « analytique », c'est ce que dans le langage courant nous appelons souvent « par définition » : c'est tirer une information du concept même de son objet. Les hommes sont mortels. Les reptiles ont des écailles. 3/28
Ces jugements ont 2 qualités : ils sont absolument certains, et peuvent être émis a priori, c'est à dire sans être vérifiés par l'expérience. Si je vous demande « Mon lézard est-il un reptile ? » vous pouvez me répondre « Bah oui c'est un lézard » sans même le regarder. 4/28
Mais votre connaissance du monde n'aura pas vraiment progressé. Les jugements « synthétiques », eux, associent à des objets des informations qui ne sont pas contenues dans leur concept : ma voiture est bleue, alors qu'elle pourrait a priori être rouge ou verte. 5/28
Ils accroissent donc notre connaissance, mais a posteriori, suite à une expérience (comme regarder la couleur de ma voiture), ce qui est fastidieux en soi, et les expose en plus à la fragilité de nos expériences concrètes (je peux mal voir la couleur d'une voiture, par exemple).
(notons que bêtes comme nous sommes, il nous arrive parfois de réaliser des jugements analytiques a posteriori, comme quand nous allons vérifier avec notre doigt que l'eau mouille ou que le feu brûle)
D'où la question qui vient évidemment brûler nos lèvres qui ont soif de connaissance : « Peut-il y avoir des jugements synthétiques a priori ? », des affirmations qui ne s'exposent pas à la fragilité de l'expérience tout en accroissant notre savoir ? 7/28
(ceci est mon premier même et j'en suis très fier)
Il y a un domaine de savoir qui correspond parfaitement à ces critères : les mathématiques. Si je découvre grâce à mes savant calculs que 2+2=4, alors la prochaine fois que j’ajouterai 2 bananes et 2 bananes, je saurai avant même de les compter🤯 que j'en possède 4. 8/28
(et sérieusement, peut-être que mon exemple ne vous impressionne pas beaucoup, mais en réalité, même à un niveau aussi simple, c'est déjà un truc de ouf, cette capacité des mathématiques à nous faire faire des jugements synthétiques a priori) 9/28
(si vous voulez du sérieux, pensez à la façon dont les courbes mathématiques nous ont permis de comprendre a priori les ravages qu'allait provoquer le coronavirus)
Preuve que les mathématiques ne s'exposent pas à la fragilité de l'expérience, si l'expérience les contredit, alors nous donnons tort à l'expérience. Si après avoir ajouté 2 bananes à 2 bananes je n'en ai que 3, j'en conclue qu'un chenapan m'en a volé une, pas que 2+2=3. 10/28
Mais d'où vient ce pouvoir des mathématiques ?Eh bien Kant explique qu'il s'agit d'une science transcendantale. Et là attention. Parce que transcendant et transcendantal, c'est comme évangéliste et évangélique : ça se ressemble mais c'est pas pareil. 11/28
Transcendant, ça veut dire au-delà du perceptible, et on se demande souvent si c'est connaissable ou non. Transcendantal, ça désigne les « formes a priori de l'esprit », les outils structurels avec lesquels notre Raison comprend le monde. 12/28
L'espace et les nombres ne se trouvent pas (pour Kant) dans les choses même, mais dans notre Raison qui les utilise pour comprendre les choses. Ils ne sont pas au-delà de l'expérience : ils sont plutôt en-deçà de l'expérience et en fondent les conditions de possibilité. 13/28
Encore aujourd'hui, les mathématiciens se divisent parfois entre platoniciens (pour qui les objets mathématiques ont une existence réelle) et transcendantaux (pour qui ils ne sont que des outils intellectuels). Mais nous ne trancherons pas ce débat ici. 14/28
(si vous avez saisi le sens du mot « transcendantal », sachez que vous venez d'obtenir une clé de compréhension de toute la philosophie de la connaissance de ces trois derniers siècles)
Toujours est-il qu'une science transcendantale comme les mathématiques n'a pas besoin d'expérience (au contraire c'est l'expérience qui a besoin d'elle) et ne peut être contredite par elle (puisque l'expérience ne peut contredire sa propre fondation). 15/28
Mais du coup, existe-t-il d'autres sciences transcendantales ? Eh bien longtemps en philo il y avait ce qu'on appelle la métaphysique : des types qui comme les mathématiciens prétendaient sans expérience causer des degrés de l'Être ou de l'existence de Dieu. 16/28
(là, vous vous doutez peut-être qu'on se rapproche de la parenté étymologique entre transcendant et transcendantal. Oui, mais on va pas en parler aujourd'hui ce serait trop long, on fera ça une autre fois)
Or, Kant a gagné le surnom de « fossoyeur de la métaphysique » (true story) car il passe des centaines de pages à massacrer les illusions transcendantales des métaphysiciens avec une brutalité que la décence et le format Twitter ne me permettent pas de retranscrire. 17/28
Mais dans le second tome de sa trilogie, la Critique de la raison pratique, il prétend démontrer qu'il existe une autre discipline transcendantale : la Morale. Pourquoi ? Parce que le Bien et le Mal ne se situent pas dans les choses mêmes, mais dans la Raison qui les juge. 18/28
C'est pour cela que nous pouvons faire des « expériences morales » qui ne sont que des expériences de pensée (si tu as le choix entre écraser un bébé ou deux vieillards, etc.) : la morale n'a pas besoin d'une expérience réelle pour se découvrir. 19/28
Kant va au rebours de notre doxa contemporaine qui associe subjectivisme et relativisme : c'est justement parce que la Morale est subjective (elle se trouve dans le sujet qui juge et non dans l'objet jugé) qu'elle est universelle (insoumise à la relativité de l'expérience). 20/28
(en fait, cette existence d'une subjectivité universelle, aussi bien en science qu'en morale ou en esthétique, est une idée commune dans la philosophie de son époque, même si elle nous est très contre-intuitive aujourd'hui)
Mais nous pouvons comprendre ce point de vue très 18ème siècle si nous constatons qu'effectivement, nous causons souvent de morale comme un mathématicien à sa table plutôt qu'un chimiste à son laboratoire (nous ne torturons pas vraiment des bébés pour vérifier que c'est immoral).
En morale, nous faisons donc des jugements synthétiques a priori, et ça c'est aussi dingue que les mathématiques ! Mais quel principe transcendantal nous permet de faire cela ? Eh bien c'est l'universalité de la Raison. 22/28
Cette universalité est en soi un principe transcendantal : la Raison ne comprend les choses qu'en se comprenant elle-même comme universelle. 2+2=4 n'a aucun sens si ce n'est pas universel (oui là je simplifie à mort mais bon c'est le format) 23/28
Du coup, quand la Raison régit l'action d'un individu (quand elle est Raison pratique), elle lui applique spontanément cette universalité. C'est le fameux : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle » 24/28
Ce principe, Kant le nomme impératif catégorique, mot ici proche de transcendantal : il est inconditionnel car lui-même condition de toute réflexion morale, aussi aucun autre impératif ou expérience ne saurait le contredire. 25/28
Les sciences empiriques peuvent aussi (et doivent!) guider notre action morale ; mais n'étant pas transcendantales, elles ne délivrent pas des principes inconditionnels, mais toujours conditionnés, ce que Kant appelle des principes « hypothétiques » 26/28
Ainsi, l'épidémiologiste peut dire « SI on veut mettre fin à l'épidémie, il faut que tout le monde reste confiné », tandis que l'économiste peut dire : « SI on veut éviter la pire crise économique de l'histoire moderne, il faut que les gens retournent travailler » 27/28
Je brûle de présenter les liens structurels qui relient cette philosophie du savoir et cette philosophie morale à la philosophie esthétique de Kant, et à ses célèbres propos sur le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale à l'intérieur de moi.
Mais je crois que ce thread a déjà dépasser les 5 minutes que je vous avais annoncées. Je vous laisse retourner à votre déconfinement dans une rectitude morale renouvelée. Paix à tous !
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