Thread n°6 : De la compréhension de la méthodologie de calcul du coût moyen de production d'une centrale électrique.
Bon, comme le laisse entendre ce titre outrageusement pompeux, aujourd'hui on parle pognon.
On lit régulièrement sur les internets des tweets du genre : « le dernier appel d’offre éolien/solaire/truc muche… a été remporté à (insérer un chiffre inférieur à 70) €/MWh, les EnR sont maintenant moins chères que le #nucléaire… »
Et évidemment, ça donne ce genre de tweets. https://twitter.com/ThierrySalomon/status/1193126290368450562
https://twitter.com/ThierrySalomon/status/1193931136310874112
https://twitter.com/PaulNeau/status/1193058910879531009
https://twitter.com/greenpeacefr/status/1185128042013822976
https://twitter.com/benoitpraderie/status/907305516266815488
Bon, alors parlons donc de l’OUTIL le plus utilisé pour comparer des choux et des carottes, je veux bien sûr parler du LCOE. Mais qu’est-ce que cesttiquoidonc que ce truc-là ?
Le LCOE (Levelized Cost Of Energy, en français Coût Actualisé de l’Énergie) est basiquement le coût total nécessaire à la production d’énergie divisé par la quantité d’énergie effectivement produite. En gros, c’est une moyenne.
Et si vous avez fait un peu de statistiques, vous savez ce qu’on dit des moyennes. Que ça masque plein de choses. Le LCOE est un indicateur synthétique,...
...et comme tout indicateur synthétique, il est utile tant que l’on ne néglige pas les hypothèses de calcul et que l’on compare des choses comparables.

Bon alors, comment ça se calcule ?
Comme ceci :
Alors oui, je m’excuse d’avance pour les allergiques aux symboles mathématiques, mais un LCOE se calcule avec un quotient de sommes.
Mais comme je suis sympa, et que les sigmas correspondent à la somme des termes d’une suite géométrique, on peut en sortir une formule explicite :
J’ai déjà expliqué dans un précédent fil à quoi correspondent CAPEX et OPEX, mais comme on est dans un thread dédié, on va tout redévelopper :
CAPEX (Capital Expanditure) : total des coûts de construction et de mise en service du moyen de production (donné en € ou €/MW en fonction des cas) ;
OPEX (Operational Expanditure) : coûts d’exploitation annuels du moyen de production (comprend maintenance, personnel, combustible, provisions pour le démantèlement de l’installation, gestion des déchets) et taxes et impôts divers (en €/an ou €/MW/an).
Il faut séparer ces OPEX en 2 catégories :
•Les coûts fixes : personnel toujours présent, maintenances programmées, provisions pour démantèlement, assurances, etc…
•Les coûts variables ou marginaux : surtout le combustible mais aussi la maintenance supplémentaire induite par l’utilisation du moyen de production.
Le coût du combustible pour les EnR que sont l’hydraulique, l’éolien, le solaire et la géothermie est bien évidement nul…-> systèmes à coûts fixes ou presque (un système à coûts parfaitement fixes n’existe pas).
Le coût du combustible nucléaire est tellement faible qu’il en est négligeable, on peut considérer le nucléaire comme un système à coûts fixes. D’autant plus que les rechargements en combustibles sont en général réalisés à dates relativement fixes...
...afin de garantir une disponibilité maximale durant les périodes de forte consommation.

Le coût du combustible pour les centrales thermiques fossiles est par contre proportionnellement très élevé (enfin, en temps normal).
Cela permet donc de comprendre les grandes lignes du « merit order » : on appelle d’abord les moyens de production avec les coûts marginaux les plus faibles (ou dont la ressource est perdue si non consommée),...
...car leur coût de revient est beaucoup plus dépendant de leur facteur de charge. Donc EnRi -> nucléaire -> hydraulique -> fossile
Plus d’info ici -> https://twitter.com/Yugnat95/status/1158129077536067585
MWh : la production électrique annuelle (en patates…mais non, évidement en MWh !)
Lsp (Lifespan) : durée de vie du moyen de production (ou durée d’amortissement, ce n’est pas tjs la même chose). Généralement 20~25 ans pour l’éolien, 30~35 ans pour le PV, 30-40 ans pour un cycle combiné à gaz, 40 à 60 ans voire plus pour le nucléaire, 50 à 100 ans pour l’hydro.
r : taux d’actualisation. Pour faire court, c’est principalement le rendement financier que va vous demander l’investisseur sur le montant du CAPEX. Exemple : un CAPEX d’1 milliard d’euros à taux de 5% -> chaque année l’investisseur empoche 50 millions d’euros d’intérêts…
Alors, quels sont les avantages et les défauts de cet indicateur ?
Comme tout indicateur synthétique, le LCOE a pour but d’être concis, de donner une valeur représentative du coût de production pour pouvoir comparer simplement les sources d’énergie entre elles.
Cependant il y a 3 facteurs qui font que le LCOE peut être trompeur :
1.Le facteur de charge : en effet, on utilise souvent le facteur de charge max théorique que peut atteindre le moyen de production, mais replacé dans un système élec complet, cela n’a plus vraiment de sens.
Dans le monde réel, les centrales modulent leur puissance, et plus une technologie est présente sur un réseau, plus elle doit moduler. Ainsi, si du nucléaire qui tourne en base (le cas de tous les pays du monde sauf la France) peut atteindre un facteur de charge de 90+ %,...
dans un système en majorité nucléaire, il est difficile de dépasser les 80 %. Même chose pour les EnRi. Pour l’instant encore marginale dans la plupart des pays, on peut se permettre d’injecter la totalité de leur production sur le réseau.
Mais lorsque leur part devient importante (comme en Allemagne ou au Royaume-Uni), il arrive fréquemment que l’on doive les moduler à la baisse (ce qu’on appelle l’écrêtement ou curtailment en anglais).
Et plus la part d’EnRi est importante, plus il faut écrêter. Ci-dessous, un graphique pour vous donner une idée de la variation des coûts quand le facteur de charge s’éloigne de son maximum théorique.
2)La forme de la production : le LCOE étant une moyenne, il est incapable de refléter la façon dont est produite l’énergie au cours du temps.
Ex, sur ce graphique, les courbes bleue & rouge ont la même valeur moyenne, et pourtant ces 2 courbes sont très clairement différentes.
Le LCOE est donc incapable de tenir compte de l’intermittence des EnRi. Dit autrement et de manière plus poétique : « le LCOE vous donne le coût de l’électricité produite, mais pas le coût de celle qui ne l’est pas ».
3.Le LCOE n’est pas un indicateur objectif : il ne donne pas un coût purement technique. Vous vous souvenez du taux d’actualisation ? Je vous ai expliqué qu’il dépend essentiellement du taux d’intérêt de l’emprunt nécessaire pour financer la centrale.
Or ce taux, c’est comme le cours d’une action : il ne fait que refléter la confiance des marchés envers votre entité. Dit autrement il reflète ce que les investisseurs pensent de vous, pas ce que vous êtes réellement.
Un coût de production purement technique, qui reflète donc le vrai coût économique pour la société, se calcule à taux d’actualisation nul. On pourrait appeler ça le coût technique, ou LCOE intrinsèque, car il ne dépendrait que de la technique.
Parenthèse : dire que le coût technique reflète le coût économique signifie qu’il indique quelle fraction de notre économie on doit attribuer à cette production, parce que c’est le coût technique qui reflète le travail humain nécessaire pour produire 1 MWh.
Les intérêts eux, ils finissent dans la poche des créanciers. Imaginez une centrale française dont la dette est constituée de l’épargne de citoyens français : ce que le MWh coûte de plus que son coût technique, et donc que l’abonné paye en plus sur sa facture,...
...c’est de l’argent que ce même abonné se verra crédité sous forme de livret A, d’assurance vie, ou de retraite par capitalisation (why not). De manière macro-économique, ça ne change strictement rien.
En soi, il est tentant de faire le parallèle avec l’EROI puisque l’activité économique est une fonction quasi linéaire de la consommation énergétique. Malheureusement les choses ne sont pas aussi simples.
Car tous les postes de dépenses salariales n’ont pas la même empreinte énergétique (une aciérie consomme plus d’énergie qu’un bureau d’étude par exemple). Fin de la parenthèse.
Comme le taux d’actualisation a un impact très important sur le coût du MWh, on va détailler de quoi il s’agit.

Donc, de quoi dépend-il ce fameux taux d’actualisation ? Du temps et du risque.
Wikipédia vous donnera de bien meilleures explications que moi mais ce qu’il faut retenir c’est :

Temps : un euro aujourd’hui vaut plus qu’un euro de demain parce que vous pouvez l’investir, parce que l’inflation, etc…
Risque : « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », suivant cet adage, si un investisseur n’est pas au moins certain de récupérer sa mise de départ, il va vous demander un taux d’intérêt plus important (c’est le principe d’un emprunt à la banque).
Et plus le risque perçu est grand, plus le taux est élevé.

La sensibilité à ce taux d’actualisation est donc d’autant plus importante que l’investissement initial est élevé et que la durée de vie est longue.
C’est donc un point très pénalisant pour le financement des infrastructures à coûts fixes à très longue durée de vie, typiquement le nucléaire et l’hydraulique, mais aussi les grandes infrastructures de génie civil (LGV, aéroports, ouvrages d'art, etc...)
Et ce risque est encore plus grand si votre investissement souffre de, hum hum, problèmes d’acceptabilité sociale…

Après tout, on n’a jamais vu un pays fermer arbitrairement des fermes éoliennes ou solaires…
Par contre, on a vu des pouvoirs publics faire fermer de manière totalement non justifiée des réacteurs nucléaires, parfois même pas encore en service : USA (Shoreham), Espagne (Lemoniz), France (Fessenheim), Autriche (Zwentendorf)…
Ajoutez à cela une concurrence déloyale par le fait que les EnRi sont subventionnées par les états, mettant un énorme bazar sur les marchés de gros. Et vous obtenez une situation dans laquelle il est difficile pour le secteur privé de faire des investissements dans le nucléaire.
Encore récemment, le National Audit Office© (la Cour des Compte britannique) l’a montré : le coût du MWh nucléaire dépend quasi entièrement de la méthode de financement. Et donc quand le secteur électrique est privé, ça devient compliqué pour financer de nouvelles centrales :
là où un financement public permet un taux d’actualisation très bas, il peut monter à ~10% pour un fond d’investissement privé (cas d’Hinkley Point C)… https://twitter.com/HuetSylvestre/status/1177158452793217024
En réalité c’est bien plus velu que ça, parce que l’intégralité d’un projet n’est pas nécessairement financée d’un seul bloc, et dans le monde vrai de la réalité véritable, c’est même rarement le cas.
Et qu’en plus le taux d’intérêt n’est parfois pas constant tout au long de la durée de l’ouvrage !
Prenons l’exemple favori de nos zécolos : l’EPR de Flamanville 3. FA3 est financé sur fonds propres d’EDF, par un mélange de capital (equity) et de dette (debt). Le premier, c’est le propre argent de l’entreprise,...
...issu de ses revenus sur lequel EDF vient appliquer le taux de retour sur investissement qu’il attend de son réacteur. Le second, ce sont des emprunts sur les marchés financiers dont EDF n’a pas la main sur les taux.
Tant que personne n'est capable de donner la part d'equity et de dette ainsi que leurs taux, personne, je dis bien personne, ne peut donner un coût du MWh pour ce réacteur.
Voilà donc pourquoi @yjadot est un menteur ET un incompétent, parce que d’une part l’EPR c’est EDF qui le finance, et d’autre part, si c’était de l’argent public, le MWh sortirait à 50€ https://twitter.com/yjadot/status/1154683761910525952
Mais pourquoi donc le taux d’actualisation peut-il être si faible quand c’est l’État qui paye ?

Tout d’abord, je tiens à préciser une chose, un financement public peut se faire de 2 manières :
-Soit l’État paye avec son propre argent, et accessoirement le nôtre puisqu’il s’agit de l’argent des impôts. Ce qui fait qu’on peut passer outre, et la partie temporelle, et la partie risque du taux d’actualisation.
-Soit l’État émet de la dette souveraine avec le taux de référence qui lui est attribué. L’État étant son propre assureur et étant une structure trop grosse pour que ce genre de financements l’impacte de manière significative.
Les créanciers ont donc une garantie extrêmement importante d’être remboursés, garantissant des taux très bas.
La morale de cette histoire ?

Si vous voulez du nucléaire pas cher, soit vous le financez publiquement (ou à défaut vous faites garantir le financement par un État), soit vous êtes capable de le payer rubis sur l’ongle.
Ce dernier point est d’ailleurs LE gros argument de vente des SMR, ces petits réacteurs nucléaires modulaires. Pour une boite du secteur de l’énergie, il sera bien plus aisé de sortir plusieurs paquets de 500 millions d’euros que 5 milliards.
Même si évidemment vous vous retrouvez avec 100 MWe et non pas 1000.
Maintenant, regardons comment s’en sortent les différents moyens de production niveau prix du MWh.
Attention, les valeurs indiquées ci-dessous sont des ordres de grandeur que je juge représentatifs au vu des sources que j’ai consulté pour les trouver. Sachant qu’aucun rapport n’a les mêmes chiffres que le suivant.
Alors, remarque pour l’hydroélectrique, je n’ai pas trouvé de chiffres représentatifs, et je pense qu’il n’y en a pas. Contrairement à un champ d’éolienne ou à des turbines à gaz, les barrages ne sont pas construits en série.
Ce sont des ouvrages uniques faits sur-mesure pour leur lieu d’implantation. On peut donc trouver des valeurs aussi variées que 3200 k€/MW pour Itaipu, 1200 k€/MW aux Trois-Gorges ou 500 k€/MW pour le barrage de la Renaissance.
Résultats :
Ici pour le solaire et l'éolien
Ici le nucléaire :
Ici le gaz naturel :
Et là King Coal :
On peut voir qu’il y en a un qui s’en tire particulièrement bien, pour peu qu’on le fasse dans le sud de l’Espagne où son facteur de charge peut atteindre 25 % (20 % en moyenne vs 15 % en France), c’est le photovoltaïque.
Malheureusement, c’est aussi celui qui est le plus en opposition avec les besoins : produit plus d’avril à octobre (avec une variabilité de l’ordre d’un facteur 4 entre la production d’un jour d’été et d’hiver en France, variabilité qui augmente avec la latitude).
Mais la consommation est plus importante de novembre à mars.
Seuls points positifs, il produit le jour (captain obvious) où la consommation est plus élevée que la nuit, et on sait précisément quand il ne produit pas, aka la nuit.
Maintenant que le LCOE n’a plus de secret pour vous, il est temps de passer à la pratique avec un exemple.
Plantons le décor : pour le renouvellement et l’extension de son parc nucléaire, EDF projette d’installer une centrale de 4 tranches EPR2 à Kerozen (Ne vous plaignez pas du nom, c’est vous qui l’avez choisi...), un petit village sur la côte bretonne. https://twitter.com/3dMachaon/status/1261010904977735682
Chaque tranche est vendue pour 8 milliards pièce, et la construction de l’ensemble s’étale sur 10 ans (les tranches sont construites par paires), soit 32 milliards d’euros à sortir sur 10 ans (3.2 milliards par an).
Disons qu’EDF finance sa centrale à 40 % par son propre argent (equity) et 60% par de l’émission de dette. Comme ce qui nous intéresse est le coût minimal du MWh qui assure une rentabilité à l’exploitant, on prendra un taux à 0 % sur l’equity.
Mettons que l’État soit de particulièrement bonne humeur et qu’il accepte de garantir l’emprunt d’EDF (ie : rembourser les créanciers si le gouvernement dans son infinie connerie fait fermer la centrale avant le terme de l’obligation).
Disons qu’EDF arrive à négocier un emprunt sur 40 ans à 3 %.
Parenthèse : là, j’ai volontairement négligé l’inflation, en la considérant nulle. Mais en gros avec une inflation à 2 % (valeur cible de la BCE) il faut retirer 2 points aux taux sur l’equity et la dette pour obtenir les taux corrigés.
Ce qui veut dire qu’au départ ils auraient dû être de respectivement 2 et 5 %. Fin de la parenthèse.

Si on récapitule, EDF va donc apporter 12.8 G€, et les créanciers 19.2 G€.
Calculons donc le LCOE sur ces 40 ans d’amortissement. Ces réacteurs fonctionneront en France, donc il est fort probable qu’ils devront réaliser du suivi de charge. Ajoutons à cela que EDF n’est pas l’opérateur le plus performant niveau disponibilité de ses tranches...
...(pour diverse raisons mais ce n’est pas le sujet).

Mais l’avantage est que ces réacteurs seront déjà aux standards de sûreté EPR (puisque ce sont des EPR ^^), donc ils ne seront pas embêtés par les lourds travaux du Grand Carénage. On prendra donc un facteur de charge de 80 %
Aparté : à 3 % sur 40 ans pour 19.2 milliards d’euros, EDF devra rembourser un total de 33,2 milliards d’euros.
Mais cela n’est valable que durant les 40 premières années de fonctionnement. Or l’EPR est un réacteur conçu pour être exploité au moins 60 ans. Une fois passés ces 40 ans, la centrale est amortie, et ne restent alors plus que les OPEX à payer. Ce qui nous donne :
Mais le LCOE est une moyenne. On peut donc moyenner ce coût sur l’ensemble des MWh produits par la centrale (ici comme on a pris pour hypothèse que la centrale produit le même nombre de MWh/an tout au long de sa vie, il suffit de moyenner sur la durée).
Et voilà, le coût actualisé de l’électricité de notre centrale nucléaire de Kerozen est donc de 48 €/MWh.
Avec tous ces chiffres on peut s’amuser. Combien coûterait un hypothétique mix électrique français 100% nucléaire si on le reconstruisait aujourd’hui ? On le verra la prochaine fois. Spoiler : ce serait économiquement pas la joie ^^ !
Merci de m'avoir lu jusque là (ou pas d'ailleurs, vue la longueur je ne pourrais pas vous en vouloir ^^)
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