1955. La guerre froide.
Staline est mort en 03/53, et Kroutchev tente d'assurer son pouvoir.
Aux Etats-Unis, Eisenhower est président depuis 01/53.
La lutte est féroce dans le spatial et la maîtrise du nucléaire.

Un petit thread sur un épisode méconnu de cette époque ⤵️
Les Etats-Unis ont lancé le premier sous-marin nucléaire, le USS Nautilus, en 01/1954. Ils ont, avec Castle Bravo, testé une bombe H de 15 Mt en mars.

Si les soviétiques marquent le pas sur le nucléaire (pas de bombe H avant 11/1955), ils font la course en tête sur le spatial.
C'est peut-être le moment d'une initiative diplomatique ? Surtout que l'on est dix ans après les bombardements de Hiroshima et Nagasaki !

Le 8 décembre 1953, à la tribune de l'ONU, Eisenhower fait une annonce : ce sera le programme "Atoms For Peace".
"This same atomic energy can eventually, through the cooperative efforts of government and peoples, be the source of revolutionary industrial, agricultural, and medical discoveries leading to accelerated economic progress, greater leisure, and longer life".
Le 1er février 1955, le secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjold lance des invitations auprès de 84 nations pour une conférence internationale à Genève, qui doit se tenir à partir du 8 août.

L'objectif de cette conférence est de promouvoir coopération et échanges techniques.
OK, c'est bien beau tout ça, mais comment en mettre plein la vue à tout le monde ?
Surtout que les soviétiques auront leur propre stand…

A Oak Ridge, Tom Cole a une idée : pourquoi ne pas amener un réacteur nucléaire ?
Oui.
Un réacteur nucléaire.
En Suisse.
Dans une exposition publique.
Avec des russes juste à côté.
Dans sept mois.
Où est le problème ?

Il suffit de s'y mettre : le Projet Aquarium est né.
Le Oak Ridge National Laboratory a déjà sous la main un réacteur, le Materials Testing Reactor, de 30 MWth, avec un combustible enrichi à 90%, qui avait été converti en réacteur piscine (BSR : Bulk Shielding Reactor) de 2 MWth, avec le même type de combustible.
Rapidement, il apparaît qu'un réacteur piscine serait l'idéal pour une exposition, le public pouvant admirer le bleu profond de l'effet Tcherenkov au travers de l'eau.

Avouons que c'est quand même la classe ⤵️

Et c'est une parfaite illustration de l'objectif de la conférence :
"L'exposition permettrait de démontrer au grand public que l'énergie nucléaire est une chose avec laquelle ils peuvent vivre ; une observation réelle pourrait apaiser leurs craintes, et montrerait que le contrôle de l'énergie nucléaire est entre des mains compétentes."
Petit problème : l'exportation de combustible à 90% d'enrichissement est interdite par la loi.
Les physiciens d'Oak Ridge conçoivent donc un autre cœur à 20%.
Bon, ça a été un peu galère, car il a fallu inventer au passage des procédés de métallurgie des poudres U-Al.
Un détail.
Sinon, de l'autre côté de l'Atlantique, il faut trouver un lieu d'installation, l'exposition devant se tenir au Palais des Nations (ex-SDN).
C'est classe, avec plein de salles et de marbre, mais moyennement adapté à un réacteur nucléaire.
La construction d'un nouveau bâtiment s'impose. D'où tractations diplomatiques, chaque pays devant avoir les mêmes installations.

Problème réglé en proposant aux Soviétiques de construire leur bâtiment, si jamais ils venaient eux aussi avec un réacteur dans les valises...
Pendant que, à partir d'avril, on construit le bâtiment d'exposition, à Oak Ridge on finalise le réacteur et on le fait diverger avec succès. Il ne reste plus qu'à le démonter, le mettre en caisses et le transporter.

Facile.
C'est quand même un gros morceau, et deux C-124 Globemaster seront nécessaires, et se posent à Genève début juillet. Comme c'est les plus gros avions qui se soient posés en Suisse, la couverture presse est maximale !
La cuve du réacteur va donc traverser Genève (22 pieds sur 10) pour être installée dans le bâtiment en cours de construction. La pose de cette cuve ne se passe pas très bien, et se coince de travers dans la fosse du bâtiment d'accueil.
Pas grave, un petit coup de scie pour remettre le sommet de niveau, et ça le fera.
Je passe sur les gags habituels, comme les dimensions en mesures impériales pour le réacteur et métriques pour le bâtiment.
Ou le fait que tout l'équipement électrique est en 110 V-60 Hz, alors que la Suisse est en 220 V-50 Hz.
On a des fusibles en quantités suffisantes : pas de problèmes.
La cuve se déforme à son remplissage en eau : pas grave ! On diverge la semaine prochaine.
Et effectivement, le réacteur diverge en Suisse le 18 juillet.
Large.
Trois semaines d'avance.

Et le réacteur est magnifique.
Reste à recruter et former des étudiants multilingues pour faire visiter, traduire les plaquettes, et notamment en Russe.
Amusant quand on sait qu'un an avant, tout cela est secret défense : vous imaginez les problèmes de terminologie !
Sans parler de la sécurité quand Eisenhower en personne visite et démarre le réacteur le 20 juillet… Journalistes, officiels, Secret Service… Un miracle que personne ne tombe dans la piscine ! (sans parler des fusibles qui claquent à cause des spots pour la télé…)
Jusqu'à la fin de la conférence le 21 août, le réacteur fonctionne de 9h à 16h pour les délégués, et de 16h à 22h pour le public, et est un énorme succès : près de 63 000 personnes vont admirer le cœur du réacteur au fond de sa piscine.
Appuyer sur le bouton lançant la divergence devient un must : le Pr Ryabchikoff, chef de la délégation soviétique, a ainsi l'honneur d'être le premier russe à faire diverger un réacteur américain !
A la fin de l'exposition, comme convenu, le réacteur entame une deuxième vie : à nouveau démonté, il est racheté par la Suisse, et transféré à Würenlingen, où - sous le nom de Saphir - il sera utilisé par l'Institut Paul-Scherrer jusqu'en 1994, puis démantelé en 2000.
Cette politique avait été promue par Eisenhower en juin 1955 : "we propose to offer research reactors to the people of free nations who can use them effectively for the acquisition of the skills and understanding essential to peaceful atomic progres".
Elle sera à l'origine de la fascinante histoire des Argonauts, dont on parlera une autre fois ! Teasing !
Au-delà de l'aspect prouesse technique, cette histoire rappelle que, même en pleine guerre froide, le nucléaire n'était pas uniquement militaire, et que la volonté de communication auprès du public existait déjà…
Merci de m'avoir suivi jusqu'ici.

La principale source utilisée est le document "The Story of Project Aquarium", par François KERTESZ (ORNL/Union Carbide) : https://www.osti.gov/servlets/purl/4489770

Sur Atoms for Peace : https://www.cns-snc.ca/media/uploads/Peaceful%20Uses%20of%20Atomic%20Energy%20USA%20Dept%20of%20State%20June%201955.pdf
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