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La carte de Cassini ?
Non.

LES cartes DES Cassini.
Eh oui.

Il y a a 4 Cassini.
Plus de 180 cartes.

C'est tout bonnement le projet cartographique le plus ambitieux jamais lancé.

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Il y a quatre Cassini, numérotés de I à IV COMME LES ROIS DE LA CARTOGRAPHIE QU'ILS SONT 👑

Et ils ne sont pas tous cartographes ! Cassini I par exemple, tu l'appelles cartographe il te répond « Cheh », lui son truc c'est l'astronomie
On parle de LA carte mais en réalité il y en a plus de 180, réparties en deux projets : une carte générale de la France, et plein de cartes de plus petits territoires, à une échelle constante.

Exactement comme l'IGN aujourd'hui, oui messieurs-dames
Pour vous la faire courte :

Cassini I : méthode et début du projet 1
Cassini II : relevés et cartographie générale de la France
Cassini III : Projet 2, relevés et cartographie de toute la France
Cassini IV : poursuite du projet 2
Ca va forcément nous prendre un peu de temps de parler du plus ambitieux projet cartographique au monde, alors on va faire ça progressivement et on commence par les origines
Tout commence dans les annéess 1660 avec Giovanni Cassini, le premier directeur de l'observatoire de Paris (fondé en 1667 par le roi Louis XIV)
FUN FACT : A partir de Cassini III, ils sont tous nés dans l'Observatoire de Paris et c'est leur maison depuis Cassini I, raison pour laquelle la rue qui mène à l'Observatoire de Paris porte leur nom aujourd'hui
C'est aussi pour ça que sur le maxi-portrait-officiel de Cassini, il est représenté juste devant l'Observatoire de Paris !
Le mec a eu une idée de génie : associer géodésie et triangulation. Ca va tout bonnement révolutionner toute la cartographie occidentale
Pourtant les cartographes stars à l'époque, c'est plutôt les Espagnols et les Portugais, on s'attendait pas forcément à ce que ça arrive de France
Petit point contexte : on est à un moment (17e siècle) où le pouvoir veut utiliser les sciences pour asseoir son autorité. Création de l'Académie royale des sciences en 1666, puis mise en service de l'observatoire en 1672
Des scientifiques ont des rentes et deviennent en quelque sorte des fonctionnaires : ils sont directement intégrés dans l'appareil d'Etat
Les membres sont des astronomes et mathématiciens triés sur le volet, notamment Jean Picard mais aussi un italien qu'on fait venir de Bologne : Giovanni Cassini
Colbert, le contrôleur général des Finances, veut grave une carte de la nation : quels endroits sont adaptés pour la guerre, d'où viennent les produits agricoles etc.
Problème : à l'époque on mesure les distances en journées de cheval, on a aucune foutue idée de la distance réelle. Or Colbert, il aimerait bien savoir PRECISEMENT parce qu'il a UN ROYAUME A GERER
Avec les méthodes classiques d'arpentage ça risque de prendre 1000 ans (en gros, on se balade en mesurant tout avec une perche et en demandant leur avis sur les distances aux habitants). Relou et pas super précis. Il faut trouver un nouveau système, et devinez qui va le faire ?
Cassini va s'associer avec un autre pensionnaire de l'Académie : Jean Picard. Si Cassini connaît le ciel comme sa poche, Picard, mathématicien et abbé, cherche absolument à mesurer le diamètre de la Terre et connaît les méthodes d'arpentage sur le bout des doigts.
En combinant leurs deux savoirs, ça devrait le faire
C'est ça le vrai coup de génie de Cassini Ier : reporter des relevés célestes sur le terrain pour en effectuer des mesures précises en s'associant à Picard
Concrètement, ils regardent les étoiles, calculent des angles et mesurent comme ça la distance entre deux points.

Ca leur permet de créer une ligne de base, mesurée hyper précisément, sur laquelle tous leurs calculs vont s'appuyer.
Cette ligne de base donne les deux premiers sommets d'un premier triangle. On ferme le triangle sur un troisième sommet, facilement visible (clocher, montagne...) puis on calcule tous les angles pour estimer les distances.
Une fois ce premier triangle placé et calculé, on utilise un de ces côtés pour faire un autre triangle et ainsi de suite jusqu'à la fin ! Ca donne un incroyable réseau de triangles 🤩
Donc en 1669 Picard fait un premier test : mesurer le "méridien de Paris", soit une ligne droite, entre Malvoisine (au Sud de Paris) et Sourdon (près d'Amiens), le tout en appliquant les principes de triangulation
Picard fait custom-construire des perches de 8 mètres de long pour faire ses mesures, et commence à trianguler et à mesurer comme un fou.
Il estime la distance entre les deux points à 111 km environ (57 060 toises). Mavoisine et Sourdon sont à la même longitude, c'est à dire alignées sur un axe nord-sud.
Et en mesurant une première ligne de base et en créant un réseau de triangle, Picard a pu calculer cette distance, puis extrapoler pour mesurer la longueur totale d'un arc méridien (oui, car c'était ça son but depuis le début le filou)
Les résultats sont présentés dans « Mesure de la Terre », 1671 : http://ertia2.free.fr/Niveau2/Trouvailles/Picard/Picard-MesureTerre.pdf
Pour avoir une idée de la précision des mesures de Picard : il a ainsi estimé le diamètre de la Terre à 6 538 594 toises, soit 12 554 km. Le chiffre exact est de 12 713 km, soit même pas 150km de différence. Chapeau l'artiste.
Alors à ce stade, la carte de Cassini c'est surtout le taff de Jean Picard en fait. Mais sans ses méthodes de triangulation, Picard n'aurait rien pu faire.

Or c'est surtout la triangulation qui est capitale, et qui va tout changer pour le futur de la cartographie occidentale.
Première application de cette nouvelle méthode : la carte particulière des environs de Paris à la fin des années 1660. Et c'est fait par qui ? Par Picard.
Cette carte est la première vraie observation de terrain de la team de l'Académie royale des sciences. Elle est publiée en 1678.
Villes, villages, routes, lieux-dits, châteaux, relief, forêts, églises, cours d'eau... matez-moi ce niveau de détail les aminches
On devine le tracé de la méridienne de Paris qui passe pile poil par l'observatoire, bien au centre de la carte
Sur cette carte, une « ligne » (soit la plus petite unité de mesure de l'ancien régime, environ 2 mm) représente une toise. Ca donne une échelle de 1:86 400, ce qui sera le standard pour la future carte de Cassini
La méthode éprouvée aux environs de Paris, il est temps de la tester sur un territoire beaucoup plus grand et ce sera tout le littoral du pays (eh oui). Pourquoi ? Oh ben parce que pour Colbert, c'est légèrement stratégique militairement parlant.
Picard prend ses perches et sa motivation à deux mains et s'attaque, aidé par Philippe de la Hire, à trois ans de relevés sur les côtes atlantiques françaises.
Chaque relevé est calculé par rapport au nouveau méridien de Paris tracé par Picard. Sans surprise la carte du littoral est donc très proche de la réalité. C'est surtout la première représentation correcte du littoral français depuis que la cartographie existe.
Achevée en 1684, cette "Carte de France corrigée par ordre du Roy sur les observations de Messieurs de l'Académie des Sciences" est présentée à l'Académie au mois de février de la même année.
Coup de génie de La Hire et Picard : démontrer le caractère révolutionnaire de leur cartographie en superposant sur leur carte le littoral tracé par le cartographe Nicolas Sanson, géographe officiel des Bourbons.
Un avant/après qui fait mal car il montre que le territoire national avait été largement surestimé ! Sa superficie, estimée par Sanson à 31 000 lieues carrées (en gros 150 000 km2) est corrigée par Picard à un peu plus de 25 000 lieues carrées (120 000 km2).
Toute la côte atlantique est reculée vers l'Est et la côte méditerranéenne vers le nord. Oh le bouillonnement d'excitation scientifique et géographique et d'intérêts politiques.
Le côté gênant c'est que le territoire réduit, Fontenelle raconte : « Messieurs Picard et La Hire firent une correction très importante à la côte (...) de sorte que le roi eu sujet de dire en plaisantant que leur voyage ne leur avait causé que de la perte »
(heavy sueur dans le dos pour les deux quand le roi leur dit ça, mais au final ça passe)
Mais autant jusque là tout allait bien pour le projet, autant à partir des années 1790 ça se corse en France
Sientifiquement : l'Académie s'intéresse surtout à la géodésie (la forme de la Terre). La carto c'est un moyen, mais leur truc c'est surtout l'astronomie. Donc la motivation n'est pas au plut haut
Socialement : c'est la hess. Les armées de Louis XIV envahissent les Pays-Bas espagnols en 1683 et la guerre de succession d'Espagne, qui va durer 12 ans, débute en 1701
Financièrement : ben, du coup avec la guerre, c'est la hess aussi. On met la moulaga autre part que dans la cartographie
Et enfin : Picard meurt en 1682, Colbert en 1683 et Cassini Ier en 1712, un an avant la fin de la guerre de succession d'Espagne
BOUM ça pourrait signifier la fin du projet. Heureusement, son fils Jacques Cassini (nous l'appellerons Cassini II) prend la relève. ON RESPIRE
Sur ce je dois aller nourrir mon bébé, ce thread reprendra cette après-midi CAR IL ME RESTE ENCORE TANT DE CHOSES À VOUS RACONTER SUR LES CASSINI HOULALA JPP
Bon, ma fille est repue et elle dort enfin, j'ai donc entre 25 secondes et 1 heure devant moi, je reprends le thread sur les Cassini

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Nommé à la tête de l'Observatoire de Paris en 1712, Cassini II entend prouver que les théories de Descartes (et de Cassini Ier) sur la forme de la Terre étaient bien les bonnes (spoiler : non)
( @OuCarPo vient de me prévenir que le tableau de Cassini II sur Wiki est en fait un tableau de Cassini I, et qu'on n'a juste pas de tableau de Cassini II, je me suis fait avoir comme un bleu)
La question fait alors pas mal débat entre les partisans des théories de Descartes (la Terre est comme un citron, enflée aux pôles et aplatie à l'équateur) et celles de Newton (la Terre est comme une orange, enflée à l'équateur et aplatie aux pôles)
Pour résoudre ces questions, une seule solution : aller mesurer des degrés d'arc méridiens au pôle et à l'équateur, puis comparer les résultats.
Si la Terre est aplatie aux pôles, la longueur d'un degré d'arc s'accroit à mesure qu'on s'approche du pôle. Si elle est étirée au pôles, c'est le contraire qui va se passer.
La France lance donc deux missions : une menée par Maupertuis en Laponie (1736) et une par Bouger-La Condamine en 1735 au Pérou
J'avais maxi développée l'expédition péruvienne dans ce thread, en me basant sur ce formidable roman qu'est « La femme du cartographe » de Robert Whitaker https://twitter.com/JulesGrandin/status/1037260241971437568?s=20
Ce qui est intéressant, c'est que pour mesurer ces degrés d'arc, les deux expéditions utilisent la technique développée par Picard et Cassini : la triangulation.
Quand Maupertuis revient en 1737 avec des mesures qui prouvent que la théorie de Descartes était fausse et que c'est bien celle de Newton qui était la bonne, c'est une très mauvaise nouvelle pour Cassini II...
... mais une très bonne pour l'héritage scientifique de la famille, dont la méthode d'arpentage vient d'être totalement validée, aux pôles et à l'équateur
Limite le fait que sa propre méthode scientifique serve à discréditer ses théories montre qu'il s'agit là d'une véritable méthode, indépendante de l'idéologie
Voltaire, qui était #teamNewton depuis le début, adresse une lettre de félicitations à Maupertuis : « Mon cher aplatisseur de mondes et de Cassinis » LOL
Au début des années 1730, le projet est relancé par le nouveau contrôleur général des finances de Louis XV : les fonds sont dispos et il souhaite une vision générale du réseau de transport du pays
L'idée est de reprendre le principe de la triangulation, mais en l'appliquant à l'ensemble du royaume
Le projet recommence donc en 1733 avec un changement majeur : l'idée est de former des ingénieurs géomètres pour créer des équipes et avancer plus vite

On passe d'une logique de scientifiques bien-nés et éclairés à une professionnalisation de la discipline
Des équipes d'arpenteurs sont donc envoyées un peu partout dans le pays. Elles ne sont pas toujours bien accueillies par les populations locales, qui voient d'un mauvais oeil cette troupe qui observe tout, déplace constamment son campement et possède toute sorte d'objets étranges
FUN FACT : en 1743, l'un d'entre eux est même assassiné à la hache par des paysans du massif du Mézenc, dans le massif central
Les populations locales s'inquiètent aussi que tout ça ne soit qu'une belle occasion d'augmenter les impôts, ce en quoi ils n'avaient pas tout à fait tort btw mais C'EST POUR LA SCIENCE
La tâche est immense, les instruments très lourds, tout cela prend un temps fou

Mais surtout, cet entêté de Cassini II, en essayant de valider les théories de son père, a créé un vrai problème : il s'est appuyé sur les mesures du méridien de Paris par Picard.
Or, en 1740, après avoir tracé et mesuré 18 lignes de bases et plus de 400 triangles, Cassini II s'aperçoit que la mesure du méridien de Picard, sur laquelle tiennent tous les calculs, était fausse d'environ 10 mètres.

D O M M A G E .
Ce n'est pas grand chose, mais ça se répercute sur TOUS les autres triangles et lignes de base qui sont donc faussés.

Décision difficile à prendre mais inévitable : il faut recommencer toutes les mesures et les calculs, ça fait mal aux seins mais c'est comme ça
Pour ça, Cassini II sera aidé de son fils, César-François Cassini (ou Cassini III). Lui, ça ne lui pose pas de soucis de valider la théorie de Newton, c'est pas son problème.
Plus géographe qu'astronome, c'est lui qui va prendre le projet à bras le corps pour le mener à son terme.
(On passe donc à Cassini III hein, suivez)
Quatre ans après avoir relancé les mesures, le levé s'achève enfin en 1744 et une carte est produite.

C'est plus un squelette géographique qu'une carte terminée : elle est parsemée de triangles et de lignes, et de larges blancs subsistent, notamment dans les zones montagneuses
C'est la « Nouvelle carte qui comprend les principaux triangles, qui servent de fondement à la description géométrique de la France »

C'est une carte générale du pays, dont l'objectif et la précision sont donc bien éloignés de celle des alentours de Paris.
La précision du tracé est juste impressionnante au regard de tout ce qui a été produit en cartographie jusqu'alors
Contrairement à ses prédécesseurs qui veulent tracer eux-mêmes, Cassini III est plus comme un chef de projet : ça ne le dérange pas du tout de déléguer la réalisation du moment qu'il garde un droit de contrôle
A ce stade, la carte générale est terminée, ça aurait donc pu s'arrêter là, mais encore une fois un incroyable feat. entre les Bourbons et les Cassini va se mettre en place.
En 1746, Cassini III accompagne en effet Louis XV lors de la guerre de succession d'Autriche pour aider ses ingénieurs à lever les plans de la bataille de Rocourt, dans les environs de Liège
Le roi est tellement satisfait du rendu de la carte qu'il « forma le dessein de faire lever de même la carte de tout le royaume », comme Cassini III l'écrit dans son introduction à la carte générale de France
Pas mauvaise businessman, Cassini III se lance dans une estimation du coût et du temps que prendrait une telle entreprise, et il présente son projet au roi
Il calcula que le levé prendrait environ 18 ans et qu'il faudrait produire 180 cartes, toutes à l'échelle 1:86 400
Soit 10 cartes à produire chaque année, ce dont il estimait le coût à 4000 livres. Un budget annuel de 40 000 livres permettrait donc à 10 équipes de travailler en simultané
Puis les cartes seraient imprimées à 2500 exemplaires chacune et vendues 4 livres, ce qui permettrait un excellent retour sur investissement #BONPLAN
Il prend également en charge la formation des ingénieurs et des arpenteurs, et leur demande à chacun de tenir deux journaux de bord
L'un consigne les informations obtenues auprès des populations locales sur la toponymie, les lieux remarquables etc. et l'autre les mesures

Les mesures sont ensuite envoyées à l'Académie qui vérifie tout, et l'autre livre est renvoyé au curé et aux notables pour vérification
Cassini III crée donc une cartographie d'Etat dressée par des géographes fonctionnaires et validée par les populations locales

On est très loin de la cartographie d'élite scientifique mise en place par son grand-père Cassini Ier
C'était là un travail titanesque, qui prit en temps tout bonnement monstrueux : au bout de 8 ans, seules deux cartes avaient été réalisées (Paris et Beauvais).

2 AU LIEU DE 80 LOL
Mais quand même, checkez moi cette beauté de carte de Beauvais https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7711506c.r=cassini%20carte%20beauvais?rk=21459;2
Convoqué par Louis XV en 1756 pour lui présenter celle de Beauvais, Cassini est dans les montagnes russes émotionnelles : le roi s'extasie sur la carte et sa précision, mais lui explique aussi que les caisses sont vides et qu'il ne peut plus financer le projet.

Cassini est deg'
Perso on m'aurait montré cette carte je me serais extasié aussi, c'est d'une précision du diable, il y a même les chemins forestiers !!
Au lieu de faire une dépression comme l'aurait sûrement fait Cassini II, Cassini III a une idée très 2019 : UN CROWDFUNDING
Comme KissKissBankBank n'existait pas encore, il crée la Société de la carte de France, dont les 50 actionnaires versent chacun 1600 livres par an pour financer le projet
En retour, ils obtiennent une part sur les recettes des ventes + deux exemplaires de chaque carte. Il n'a aucun souci pour trouver des actionnaires prestigieux : la maîtresse du roi, Madame de Pompadour, prendra elle-même des parts
En stipulant que la validation définitive des cartes revenait à l'Académie (et donc à lui), il sauvait définitivement le projet en le finançant et en le protégeant de l'ingérence de l'Etat, ou des actionnaires
Quel génie ce Cassini III. A ce stade, y'avait plus qu'à s'y coller
Avec cette nouvelle organisation, ça commence à se mettre en place : trois ans plus tard en 1759, 39 cartes ont déjà été publiées

Et ca se vend bien ! Tirées chacun à 500 exemplaires, on totalisait plus de 8000 ventes toutes cartes confondues en 1760
En 1758, pour accélérer les choses, Cassini étend son crowdfunding à l'ensemble du pays, alors que ça ne concernait jusque là qu'une élite
On pouvait en quelque sorte s'abonner à la carte de Cassini, payer 562 livres d'avance (ça reste énormément de caillasse) et recevoir les cartes au fur et à mesure de leur publication

Une sorte de flux RSS de la cartographie à la sauce 1760's
Plus de 105 abonnés : privatisation de facto de la carte, mais symbole et preuve de l'intérêt croissant de la population pour la cartographie, qui n'est plus qu'un délire de scientifiques éclairés, mais un vrai outil dont le quidam riche peut avoir besoin
Puis ça continue, même si le rythme est moins soutenu (les premières cartes étaient toutes au nord de la Loire, et c'est une autre paire de manches dans les zones montagneuses !)

Entre 1763 et 1778, 51 nouvelles cartes sont publiées
Cassini III, ce GENIE CARTOGRAPHIQUE, comprend aussi qu'il a un travail d'uniformisation à faire, notamment au niveau de la typographie. Il faut que ça soit lisible et clair, ce qui n'est pas le cas sur les autres cartes de l'époque
Il embauche un nouveau graveur uniquement pour parfaire le lettrage, puis s'attache à créer une véritable grammaire cartographique en inventant les figurés qui représenteront les différents éléments de la carte.
Après la typo et les figurés, il s'attaque aussi aux éléments annexes : pas de décoration, pas de cartouche, pas d'enluminures.
La carte n'est plus uniquement un objet artistique, elle est aussi un objet pratique, qui sert à se repérer, voyager, ou organiser et administrer le territoire ALORS RESTONS SERIEUX PLEASE
Uniformisation, rigueur scientifique, clarté : Cassini III invente tout simplement la légende et les figurés ponctuels, c'est un peu le Jacques Bertin des années 1760
Mais cette carte ne fait pas que définir les standards de la cartographie, elle montre également le lien étroit entrenu entre la cartographie et la nation
L'uniformisation de la carte, jusque dans la langue utilisée pour les figurés et les textes, fait passer un message clair : quel que soit le recoin du royaume, aussi loin de Paris soit-il, il peut être représenté et cartographié, comme tout le reste du territoire
Puissant message d'unité nationale, camouflet pour les indépendantistes régionaux dont le territoire est cartographié en français !
« Avec l'uniformisation cartographique surgissait le conformisme linguistique » nous dit Jerry Brotton dans son ouvrage ô combien fondamental « Une histoire du monde en 12 cartes »
1784 : Cassini III meurt de la variole. Son fils Jean-Domnique reprend le flambeau. C'est Casssini IV, dites bonjour au Monsieur !
Cassini IV se voit plus comme un astronome. Pour lui la géographie n'est pas une science, mais une simple méthode (NOT COOL) Et il n'y a plus qu'à combler les espaces vides de la carte, plus de défi scientifique.
Bref, pas passionné, il préfère regarder les étoiles et privilégie les recherches astronomiques.

Mais comme tous les Cassini, il a quand même à coeur l'héritage familial et supervise la finalisation du projet.
Problème car en cette fin de siècle arrive une année qui va apporter son lot de changements : 1789
Alors que ça commence à chauffer, Cassini IV accélère le processus pour essayer de terminer les dernières cartes

En août 1790, il convoque la Société de la carte de France pour faire le point. Il reste alors 15 cartes à faire pour que le projet soit complet.
Bon je vous cache pas qu'en août 1790, toute cette noblesse a d'autres idées en tête que subventionner une carte de France
Et surtout, autre problème : l'armée commence à s'intéresser à la carte, objet stratégique dont elle souhaite se réserver l'usage.
Les cartes sont confisquée par les révolutionnaires, sur proposition de Fabre d'Eglantine, en 1793 : ce faisant, un Etat prend la décision de nationaliser un projet cartographique privé
Si la monarchie avait encouragé ce projet pour assoir son autorité sur son territoire, les révolutionnaires eux la considèrent comme une manière de représenter la nation, et pour le citoyen de voir sa nation et de s'identifier à elle-même
Cassini IV sent que les choses tournent au vinaigre, bien vu l'aveugle à lunettes car c'est la Terreur à Paris.

Il convoque la Société de la carte de France pour une réunion mais un seul de ses membres vient, les autres sont en prison, morts ou ont pris la fuite !
C'est la chute pour Cassini IV : l'Académie royale est dissoute en 1793 par les révolutionnaires, il est déchu de son titre de directeur de l'Observatoire et jeté en prison en février 1794
Il échappera cependant à la guillotine, mais deviendra sacrément vénère pour le reste de sa vie, surtout contre les révolutionnaires de tout poil
Il obtient le remboursement des actionnaires de la Société de la carte de France (mais bon uniquement pour le prix du cuivre des plaques de gravure soit pas bézef), puis il se barre et se retire à Thury, où il mourra à l'âge de 97 ans quand même, mais toujours avec le seum
Lorsque Cassini se casse, le projet n'est pas techniquement terminé mais on en n'est pas loin : 165 feuilles sur les 180 sont terminées, 11 sont en attente de gravure et 4 restent à dessiner mais sont déjà levées
Tout le matos est dispo pour terminer le projet des 180 cartes à une échelle uniforme + la carte générale + la carte d'assemblage des triangles soit 182 cartes en tout
Il faudra attendre encore un peu pour que quelqu'un demande à ce qu'on termine ce projet, un p'tit gars qu'on connaît bien et qui se fait appeler Napoléon
Napoléon dans une lettre à son chef d'état-major en 1804 : « Si l'on s'en était tenu à faire des cartes sur l'échelle de Cassini on aurait déjà toute la frontière du Rhin. Je n'avais pas demandé autre chose que de compléter la carte de Cassini »
Nap' kiffe bien la guerre, et du coup les cartes sont pour lui indispensables et hautement stratégiques.

Alors que la cartographie servait avant tout à faire la nation, elle sert désormais avant tout à faire... la guerre
A partir de là, les militaires prennent la main sur la cartographie, et pour un bon bout de temps !

De nouveaux graveurs sont engagés pour terminer le travail, et en 1815, les dernières feuilles sont imprimées, presque 70 ans après la première
Il manque encore la Corse et l'Ile d'Yeu, qui ne seront jamais arpentés, ainsi que la Savoie qui pour le coup ne faisait pas partie de la France à l'époque
Mais, immédiatement, le projet devient obsolète : des erreurs de placement, de typographie, mais surtout l'évolution constante du territoire en faisaient un objet du passé
On lance donc un nouveau levé (EH SI!) basé sur les mêmes méthodes initiées par Cassini I et Picard et continuées par Cassini II, III et IV pendant tout le XVIIIe siècle
Dans le même temps, les Britanniques de l'Ordnance Survey lancent un projet similaire, et commencent à cartographier tout leur territoire, toujours en se basant sur les méthodes des Cassini
Mais la carte de Cassini n'était pas qu'une représentation géographique du territoire. En arpentant l'ensemble du territoire et en le décrivant dans une grammaire et une langue commune, « elle permit à des individus de s'envisager comme faisant partie d'une nation » (Brotton)
C'est surtout le triomphe de la science sur la politique : ce projet lancé et financé par une monarchie désireuse de mieux contrôler son territoire ne deviendrait pas la carte d'un royaume mais d'une nation.
Voilà, c'est la fin de ce thread fleuve sur les Cassini et leurs cartes, c'était long mais sah quel plaisir
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