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A @arretsurimages à propos de l'importance des rituels funéraires, on a parlé du mythe d'Antigone, qui inspire la littérature depuis Sophocle (441 av JC) jusqu'à au moins "Le quatrième mur" de Chalandon (2013), en passant par Hegel. Fil sur la figure fascinante d'Antigone. 
Dans la mythologie grecque, Antigone est le fruit de l'union incestueuse OEdipe et de la mère d'OEdipe, Jocaste. Lorsque OEdipe, après avoir appris qu'il a tué son père et épousé sa mère se crève les yeux et s'exile, c'est sa fille Antigone qui le guide.
Mais quand on parle d'Antigone on fait surtout référence à la pièce de Sophocle où elle s'oppose à Créon. Alors que Créon avait ordonné de laisser le corps de Polynice, frère d'Antigone, sans sépulture, sous peine de mort, Antigone brave l'ordre du roi quitte à mourir elle-même.
Le face-à-face entre Créon et Antigone, c'est l'opposition de deux lois, le respect des lois de la cité (Polynice est un traître, il n'a pas le droit aux rites funéraires) et le respect des lois des dieux (on ne laisse pas un corps, surtout celui de son frère, sans sépulture).
Antigone est un mythe fascinant parce qu'ambigu. On cite souvent Antigone comme l'exemple de la force des convictions, Antigone c'est celle qui est prête à mourir pour ne pas renoncer à ses devoirs humains (et divins), celle qui brave les lois iniques, mais...
On peut voir Antigone comme une figure passionnée, mais dangereuse pour la Cité, car c'est celle qui ne respecte pas la loi.On peut voir Créon aussi bien comme un tyran que comme celui qui incarne une loi rationnelle, celui qui essaie en vain de faire appel à la raison d'Antigone
Quand Hegel analyse l'opposition Antigone/Créon, il voit Antigone comme une figure archaïque de la loi, celle qui se réclame de lois divines, immuables, et pas d'une loi humaine, décidée rationnellement par des individus, nécessaire pour fonder une cité au sens véritable du terme
D'ailleurs pour Hegel assez souvent dans les tragédies on a l'opposition entre le principe "de la famille" pour résumer (souvent incarné par des femmes), fondé sur des lois archaïques (la vendetta par ex, l'enchaînement des vengeances, comme avec Electre) et celles de la Cité.
Dans "Electre" et "Oreste" d'Euripide, la vengeance entraîne sans cesse une autre vengeance, une autre vengeance, jusqu'à l'intervention des dieux pour fin à ce cycle, à ces lois "familiales": il faut changer d'ordre de loi pour fonder la cité.
La figure d'Electre, "celle qui dit non" est donc ambiguë. On en a une image positive notamment à cause de l'interprétation d'Anouilh, d'autant plus que la première a eu lieu en 1944 et qu'on interprète souvent la force d'Antigone "la petite maigre" comme celle de la résistance
Dans Anouilh,'Antigone c'est la force de la conviction: "Moi, je n'ai pas dit « oui » ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire «non» encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge."
L'opposition reste complexe dans Anouilh (c'est pour ça que c'est intéressant) Antigone est dans sa conviction individuelle. Créon est dans la compromission, mais moins par lâcheté individuelle que par conviction que c'est son rôle, en tant que garant de la cité (la collectivité)
Dans Anouilh, on vibre pour Antigone même si on comprend Créon. Dans Sophocle, c'est plus compliqué, Antigone a des aspects négatifs (qui sont punis de morts), mais Créon lui aussi est puni (son fils amoureux d'Antigone se tue, sa femme se suicide)
Parce que Créon, tout à la loi humaine, n'a pas respecté la loi des dieux (qui veut qu'on respecte les rites funéraires, que c'est les offenser que de ne pas le faire). Créon et Antigone sont deux extrêmes (loi humaine/loi religieuse), la cité selon Sophocle a besoin des deux
C'est cette question de l'accord à trouver (comment?) entre ces deux principes, ces deux lois (la loi rationnelle et la loi divine/religieuse ou simplement les principes qui dépassent la loi rationnelle et ponctuelle) qui fait que le mythe d'Antigone a été sans cesse réinterprété
Cf @JLMelenchon qui a, comme il le dit, "sorti un bon mythe tout frais sorti du frigo" pour expliquer pourquoi s'il y avait une loi qu'il ne respecterait pas pendant le confinement, ce serait l'interdiction de rendre visite à des proches mourants en Ephad https://melenchon.fr/2020/04/21/eh-lapin-cest-une-automobile/
Dans Anouilh, cette question de l'accord (impossible?) à trouver entre loi rationnelle/principes qui la dépassent est notamment rendue par une indistinction du genre, entre tragédie et drame. Antigone est une figure tragique, celle qui ne cède pas, qui marche vers son destin
Mais elle est entourée de figures qui essaient de trouver un accord, de la convaincre, elle-même hésite à un moment... Si bien qu'on est dans une nouvelle tragédie, celle qui ne s'est pas débarrassée du "sale espoir" https://twitter.com/Laelia_Ve/status/1244203919456325632
Je cite B. Barut : Anouilh crée un "tragique quotidien, à hauteur d’hommes" "un tragique naturel, naturalisé, trivialisé". On le voit par exemple avec le choeur, repris à la tragédie grecque, mais qui se réduit dans Anouilh à un personnage, sans danse, avec un lyrisme dépouillé
Dans Anouilh, la tragédie devient dramatique, le destin est celui du théâtre : "Elle pense qu’elle va mourir, quelle est jeune et quelle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu'au bout.."
Antigone a inspiré Cocteau, Brecht, Yourcenar "Antigone ou le choix" "Que dit midi profond ? La haine est sur Thèbes comme un affreux soleil. Depuis la mort de la Sphinge, la ville ignoble est sans secrets : tout y vient au jour (...) Le pendule du monde est le cœur d’Antigone"
Elle a aussi inspiré Djebar, dans "Loin de Médine". Antigone apparait dans Fatima, « Celle qui dit non à Médine », celle qui refuse de se soumettre aux lois de Médine.
"Le Quatrième mur" de Chalandon tourne d'un espoir fou: jouer "Antigone" d'Anouilh à Beyrouth, avec des acteurs/actrices pris dans chaque camp ennemi. On retrouve toute la cruauté de la tragédie mais aussi l'espoir ce "sale espoir" qui fait de nous des humains et non des dieux.
Bien entendu je n'ai pas tout cité, il y a de multiples réinterprétations d'Antigone dans tous les genres possibles et imaginables (un "ardent sanglot qui roule d'âge en âge"...). N'hésitez pas à enrichir ce fil!
Et le lien de l'épisode d' @arretsurimages dans lequel nous parlons d'Antigone à la fin de l'émission https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/ehpad-comme-si-on-attendait-que-les-vieux-meurent
