On me demande si ça m'a servi, de me manger de la métrique en khâgne. La réponse est oui absolument ça m'a carrément servi. Et comme j'ai la flemme de me mettre à pondre mes 12000 signes quotidiens, thread métrique. https://twitter.com/claireplacial/status/1253433604878643201
La donnée de base c'est: les traditions poétiques en Europe (ailleurs sans doute aussi mais je ne connais pas donc n'en parlerai pas ici) se fondent en général sur un principe de régularité que, vite fait, on peut appeler la métrique.
C'est ce qui fait que quand on montre un poème en vers libres (sans rime ni mètre régulier) à une classe il va statistiquement y en avoir un pour dire "c'est en prose". Ça n'est pas en prose, mais ça montre à quel point on a intégré poésie = rime = mètre régulier.
Je laisse tomber la question de la rime ici parce que c'est pas le plus intéressant - qu'est-ce qu'un mètre régulier? Un type de vers normé, selon des principes dirons-nous comptables. En langue français, le système est syllabique: on compte les syllabes (ET PAS LES PIEDS PITIÉ)
par exemple "Et le désir s'accroît quand l'effet se recule" est un alexandrin régulier de Corneille: 12 syllabes, césure à l'hémistiche après la 6e syllabe.
Or. Le système français, mes petits chats, n'est pas, figurez-vous, un système universel. Le latin le grec d'une part, l'allemand et l'anglais d'autre part, ne fondent pas leur métrique sur le compte des syllabes mais sur celui des accents.
Ainsi par exemple le grand vers de l'épopée antique, le vers noble par excellence, le vers de Homère et de Virgile (émule d'Homère tout ça) c'est: l'hexamètre dactylique. Hexamètre parce qu'il y a six accents toniques.
Dactylique parce que dans chaque "mètre" (groupe de syllabe autour de l'accent) il y a trois syllabes comme les phalanges d'un doigt, une longue deux brèves.
Faut s'imaginer que la base rythmique de l'hexamètre dactylique c'est PAMtadam PAMtadam PAMtadam PAMtadam PAMtadam PAMtadam - même si en vrai c'est pas comme ça mais bon passons
Et donc chaque culture poétique classique (je dis classique viteuf hein) a sa propre tradition où on utilise tel type de vers pour tel type de sujet ou tel type de forme poétique. Par exemple le théâtre shakespearien c'est du pentamètre iambique.
Cinq accents, et des mètres en iambe c'est-à-dire comme une jambe: un bout court un bout long. ça fait paDAM paDAM paDAM paDAM paDAM. Les Allemands, qui sont des GROS COPIEURS de Shakespeare comme les L2 le savent maintenant, ils font: pareil
Alors maintenant, la question c'est: à quoi ça sert de savoir ça. Et bien, pardi, à comprendre les textes, déjà! Exemple avec Hamlet. To be or not to be, that is the question. Mettez-moi les accents dessus.
To BE or NOT to BE, THAT is the QUEstion. ça commence tout normal comme un pentamètre iambique et au milieu TADAAAAM inversion trochaïque, c'est-à-dire, THAT is est un trochée et pas un iambe, l'accent est sur la 1ère et pas la 2e syllabe.
(un trochée voire un dactyle avec un trochée sur QUEstion du reste) (en fin bref, inversion) - et donc maintenant qu'on a dit ça on a rien dit on va interpréter. Qu'est-ce qu'il nous fait le Shakespeare là? Il se sert de la métrique pour faire saillir le déictique THAT.
Il nous dit, mais il dit à nos oreilles, via le ton qu'y mettra l'acteur, elle est LÀ la question c'est ÇA le problème
Bon donc étape 1 nous avons vu qu'on peut se servir de la métrique pour expliquer un texte. L'expliquer culturellement (les Métamorphose d'Ovide sont en hexamètre dactylique, Ovide force la réception des récits des gaudrioles de Jupiter en l'ancrant dans le genre noble)
Et aussi l'expliquer en microlecture en voyant comment la forme met en scène le sens, quels mots les accents soulignent, etc (à reproduire avec les rimes n'est-ce pas, genre le corbeau de Poe qui fait rimer Lenore et Nevermore, la sale bête)
Maintenant étape 2. La traduction. Parce que donc à un moment donné, si on veut lire Ovide Homère et Shakespeare, soit on apprend N langues, soit, et ça va plus vite, on utilise des traductions. Or là, Houston, nous avons un problème.
Parce que donc COMMENT QU'ON FAIT DES PUTAINS D'HEXAMETRES EN FRANÇAIS?

La réponse est, on fait pas.
Le système métrique de l'anglais/allemand/latin/grec est absolument incommensurable avec la prosodie française.
Historiquement les traducteurs ont plusieurs réponses possibles, aucune n'étant "parfaites". Au 17-18e siècle quand on se met à traduire Homère, on le fait ainsi soit en prose, soit en alexandrins français, l'alexandrin étant on va dire l'analogue "noble" de l'hexamètre
Il y a ici deux problèmes 1) les contraintes de la rime et du vers en français obligent à bricoler +++ avec le sens 2) un hexamètre grec - une langue bien dense - c'est une 15aine de syllabes. Un alexandrin, 12 syllabes
Bon du coup, à un moment, Rimbaud invente le vers libre, et ALLELUIA les traducteurs français commencent à se dire que le vers libre ça pourrait être pas con pour traduire la métrique métrique
Bon long story short parce que on peut faire des thèses entières sur ces merdes (et JE SAIS DE QUOI JE PARLE) les traducteurs ne peuvent pas rendre le vers original, mais ils peuvent rendre des effets du vers.
Prenons "to BE or NOT to BE, THAT is the QUEstion". Gide et Déprats traduisent "Être ou ne pas être, telle est la question". FV Hugo: "Être ou ne pas être, c'est là la question". André Markowicz: "Être ou ne pas être: la question est là"
Sémantiquement les trois traductions sont à peu près irréprochable, Gide et Déprats en plus calquent la syntaxe, les mots français ont la même fonction à la même place qu'en anglais
Hugo et Markowicz, je sens qu'ils ont voulu faire un truc de l'inversion rythmique, et marquer l'emphase sur le déictique. Chez Hugo, par contre, le hiatus "là la" est bof, surtout s'il faut jouer, dire la pièce.
Du coup où j'en viens? à dire que chez Markowicz, le "la question est là", ça n'est pas la fantaisie, l'arbitraire du traducteur qui veut mettre son grain de sel, mais c'est une vraie lecture fondée de la métrique shakespearienne.
Voilà. C'était une petite fantaisie impromptue sur le thème de OMG LA METRIQUE C'EST LA VIE même si putain on souffre un tipeu à se manger les définitions au début.
Mais tous les ans il y a au moins trois L1 qui retiennent ce que c'est qu'un hexamètre dactylique donc ça sert pas tout à fait à rien que Ducros se décarcasse
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