Vous êtes quelques-uns à me demander comment se passe la crise pour l'édition, si vous devez commander des bouquins via les géants du net pour nous aider, comment la reprise se profile, quelle est la casse pour notre petite industrie de la BD, du coup thread pour tout le monde :
Évidemment, comme dans la chaîne du livre, tout et tout le monde est interdépendant, je vais essayer de brosser le portrait le plus global possible, mais je peux pas rentrer dans le détail sans que ça devienne un essai, donc hésitez pas à poser vos questions pour plus de détails.
Aujourd'hui on va surtout parler libraires, auteurs et maisons d'édition, mais ça va de soi que de nombreux métiers comme tous les freelances et les boîtes avec qui on travaille toute l'année (traducteurs, lettreurs, graphistes etc.) vont douiller aussi.
Faut aussi bien garder à l'idée que la crise n'est pas qu'immédiate et que ses conséquences seront visibles sur le long terme s'il n'y a pas de gros efforts consentis par tous, de l'état au privé en passant par la bonne intelligence de tous vis-à-vis de leur parcours d'achat.
Bref, c'est parti : déjà on va commencer par la "bonne" nouvelle du secteur, puisqu'il y a un secteur qui croule sous le boulot à la reprise : les imprimeurs. En effet, tous sont débordés par les commandes, à tel point que c'est la guerre pour faire imprimer ses bouquins (oui).
L'effet pervers mais plutôt positif derrière tout ça, c'est qu'une grande partie de la production délocalisée en Slovénie, en Roumanie et ailleurs va revenir en France par la force des choses, puisque tout le monde est pressé d'imprimer ses petits mickeys.
Ce qui nous amène à un sujet sensible : le bouchon de sorties qui se profile à la reprise (juste avant la rentrée littéraire, embouteillage annuel et de plus en plus chaud à assumer pour les libraires sur le terrain): tout le monde va vouloir sortir ses sorties de Mars/Avril/Mai.
Vous le savez, on se parle entre éditeurs, et tout le monde appelle à une responsabilisation parce que les libraires, dont la tréso' a subi de plein fouet la crise, ne vont pas pouvoir assumer que chacun balance trois mois de bouquins d'un seul coup, et vont plier sous ce poids.
Le problème, c'est que chaque boîte a des besoins en termes de roulement, et qu'il faut un certain nombre de sorties pour payer les charges inhérentes à son fonctionnement. Du coup problème : qui va vraiment jouer le jeu et qui va y aller YOLO quitte à faire imploser le marché ?
Car il faut bien voir qu'un seul éditeur qui veut en profiter pour s'imposer (il y en aura) prend le risque de faire payer sa bêtise à tout le monde, pendant que d'autres vont se serrer la ceinture et passer une année compliquée s'ils n'ont pas de grosses ventes pour les assurer.
Et puis le libraire, lui, que va-t-il faire ? Déjà, il va pas lire grand chose sur la masse de sorties et il va surtout faire l'impasse sur les bouquins risqués et aller vers les valeurs sûres, pour s'assurer la reprise la plus pérenne possible, et c'est tout à fait normal.
Et là ce que craignent les maisons d'édition, qui ont des bouquins déjà imprimés qui attendent dans des hangars depuis deux mois : ce sont des retours massifs, colossaux. Les retours, ce sont les libraires qui renvoient des invendus pour récupérer le montant de leur achat.
(Oui c'est possible dans le livre depuis Jack Lang et c'est d'ailleurs un sujet hautement complexe, qui a mené à la surproduction et à la création de business models qui ont paupérisé auteurs et libraires malgré l'aspect magique d'un retour instantané de trésorerie)
En gros vous voulez placer vos livres en librairie mais tout le monde fait pareil, donc bouchon. Dans le même temps les libraires renvoient vos livres mal vendus, donc grosse perte pour la maison, qui se doit de prendre moins de risques elle aussi, et miser sur des valeurs sûres.
Tout ça mène à une seule chose : seuls les gros poissons ont leur chance (tiens tiens, est-ce que ça dirait quelque chose sur l'interdépendance et le système ? Je me le demande). Qui seront les perdants ? Les libraires qui veulent proposer des choses différentes, et les auteurs.
Et le pire, c'est qu'on n'y peut rien, c'est en repoussant (en supprimant, pour beaucoup) les bouquins plus risqués que la chaîne du livre va s'en sortir. Le pari de la survie sur l'autel de la diversité, c'est assez dramatique mais c'est ce qui va se passer.
Pour les auteurs dont les projets n'étaient pas encore signés, c'est une catastrophe. Pour ceux qui étaient signés, ils seront payés des avances, mais ne verront peut-être jamais leur projet sortir si la reprise n'est pas à la hauteur de la crise, et euh : won't happen.
Sachant que la rémunération d'un auteur se fait en deux temps (souvent une avance un peu maigre, c'est le jeu), mais un intéressement sur les ventes 6 mois en moyenne après la sortie d'un bouquin. Un intéressement de 8% sur le prix de vente HT, là aussi en moyenne.
Mais si votre bouquin ne sort pas, comme ce sera le cas pour beaucoup, ou s'il sort un an plus tard (là aussi ça va beaucoup se produire), bah en attendant il faut bien vivre. Et donc ? Aller faire autre chose que de la BD, basiquement.
Évidemment, ça va participer à la paupérisation de toute la profession, qui avait pas franchement besoin de ça pendant la sacro-sainte année de la BD. C'est là que vous pouvez les aider, sachant que beaucoup n'oseront pas demander. Et que l'État doit aider aussi, par exonération.
- Et on peut imaginer qu'étant donné que les auteurs n'ont toujours pas de statut, l'État va avoir d'autres chats à fouetter que de les aider en réduisant les charges de ceux qui n'atteignent pas un certain plafond de revenu à 1€ symbolique, mais l'idée est jetée -
Bref, revenons aux libraires, ceux qui pourront rouvrir le 11 mai ou plus tard: les retours vont les aider mais vont mettre en danger toute l'industrie. La solution ? Ne commandez pas sur Amazon, achetez des cartes cadeaux aujourd'hui (je sais, c'est chaud) ou des BD à la reprise
Ayez un regard aiguisé sur les éditeurs qui jouent le jeu ou non. Boycottez ceux qui vont inonder le marché (c'est la meilleure solution pour mettre une droite à la surproduction), soutenez ceux qui produisent peu et bien. Soutenez les indépendants, les petits. Offrez des livres.
Croyez-moi, l'industrie de la BD est si petite en réalité (mais ça personne ose trop l'avouer et j'vais m'faire taper sur les doigts de dire ça) que la moindre vente est super importante. Et là c'est vraiment le moment d'acheter bêtement, de faire grimper vos piles à lire.
La casse va être partout, à court, moyen et surtout long terme : des postes vont être supprimés dans les maisons, on va en demander toujours plus à ceux qui restent. Des librairies vont fermer. Des auteurs vont arrêter ce métier. Ce sont des vies brisées qu'on peut encore éviter.
Déso' pour le trop long thread, le pire étant que je n'ai vraiment fait que survoler les conséquences de la crise actuelle. Et j'ai bien conscience que les temps sont durs, que la culture n'est pas de première nécessité (c'est débattable), mais c'est elle qui va le plus douiller.
En tous cas si vous avez des questions, des idées, des envies, hésitez pas parce que c'est évidemment un sujet qui me touche en tant qu'ex-libraire, éditeur et auteur, même si j'ai la chance d'être logé à la bonne enseigne et que ça n'a littéralement pas de prix.
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