[Thread] Les dialectes maghrébins et leur arabité (2/2)

On a vu dans le précédent thread que tous les dialectes arabes connaissent des évolutions qui altèrent la phonologie des mots, càd la manière dont ils sont prononcés et qu'il ne s'agit en aucun cas d'un trait spécifique... https://twitter.com/FrenchBadawi/status/1216740866011942915
...aux dialectes maghrébins qui seraient plus "abatardis" que ceux du Mashreq. Dans ces conditions, qu'est-ce qui explique les erreurs de jugement quant à l'arabité des dialectes maghrébins ? Plusieurs explications, non-exclusives l'une de l'autre peuvent être données :
1) Incompréhension de la nature et fonction des dialectes

L'arabe est une langue présentant une diglossie, càd qu'elle comprend une forme standard/littéraire/prestigieuse (fus7a) disposant d'une forme écrite et une forme dialectale (dārija/'ammiyya) essentiellement orale.
Par nature, le dialecte, qui est le langage de la vie quotidienne, va davantage emprunter des termes de l'étranger que la langue littérale. Ces emprunts vont être conditionnés par la proximité géographique de la langue d'emprunt et la relation de domination/soumission/influence.
S'agit-il d'une spécificité maghrébine qui aurait particulièrement tendance à utiliser des termes étrangers par rapport aux autres dialectes ? Non. Un bon exemple est le dialecte syrien de Damas, souvent regardé comme plus littéral. E. Saussey dénombre plus de 600 termes turcs :
De même, les dialectes irakiens et du Golfe comptent de nombreux emprunts au persan (proximité géographique), au turc (domination ottomane) et à l'anglais (domination à partir de la fin du XIXème siècle). Doit-on pour autant les considérer commes des créoles ? Evidemment non
Un exemple : l'automobile, inventée à la fin du XIXe siècle, a été introduite dans les pays arabes durant la période coloniale. Il n'existait évidemment aucun terme en arabe et le terme est donc entré sous une forme plus ou moins altérée dans les dialectes :"tomobil" (Maroc/Syr.)
"tonobil" (Maroc), "loto" (Algérie), etc. En Egypte, elle a été assimilée à une charette ('araba' en arabe) et appelée "arabeyya". Ce n'est que dans les années 30 que l'académie arabe du Caire a proposé le terme de "sayyāra" désignant auparavant une caravane (forme emphatique de
sāra (سار) "aller". Pour distinguer les deux, la voiture était appelé "sayyāra kahraba'iyya" (càd "caravane mécanique/électrique) qui en tunisien a donné "karahba". Au Yémen, la voiture est appelée "bābour" du français (via le turc) "vapeur" en référence au fonctionnement
à vapeur des premières automobiles. Au Maghreb, en Palestine et dans le Golfe, le même terme désigne le bateau à vapeur voire le bateau tout court.
Le dialecte, par nature, tend à absorber des termes étrangers qui sont ensuite remplacés ou non par un terme arabe.

2) Confusion entre arabe classique et arabe moderne

Une erreur courante de ceux tentant d'évaluer l'arabité des dialectes est de les comparer à la fus7a...
d'aujourd'hui (arabe standard moderne - MSA), qui est une simplification de l'arabe littéraire "historique". Ainsi, l'arabe littéraire compte plusieurs synonymes et nuances qui ne sont plus forcéments usitées aujourd'hui mais encore présents dans les dialectes.
Un exemple simple : le verbe "dormir" a en arabe trois équivalents : na'asa (نعس) raqada (رقد) et nāma (نام). Aujourd'hui seul le dernier est utilisé de manière courante dans le MSA tandis que les deux autres termes sont utilisés dans le Maghreb.
A l'inverse, l'arabe standard moderne contient également des termes non attestés dans l'arabe littéraire mais empruntés aux dialectes orientaux. Deux exemples :
- shāy/atay : le thé n'a été introduit dans le monde arabe qu'au XIXe siècle. Au Mashreq, il a été intoduit par voie
continentale (via la Perse) et la prononciation dérive donc du mandarin (chê). Au Maghreb, le thé a été introduit par la voie maritime (via les Anglais), la prononciation dérive donc du cantonais (tê) qui donne atāy et tāy.
Le terme shāay n'a donc pas une valeur plus littéraire que le terme atāy, i a juste juste arbitrairement choisi pour désigner le thé.
- tabla/tāwila : les Arabes ne connaissaient que la table basse (مائدة/ميدة). Quant aux termes tabla/tāwila pour désigner une table élevée,...
ils dérivent de la même racine latine tabula. Mais contrairement à une idée reçue, le terme tabla est un emprunt ancien de l'arabe au latine et figure à ce titre dans les dictionnaires arabes tandis que tāwila est un emprunt à l'italien "tavola" datant du XVI/XVIIe siècle.
Il est donc nécessaire a minima de consulter les dictionnaires arabes historiques de référence (Lisān al-'Arab, al-Qāmus al-Muhit, etc) avant d'émettre une opinion sur l'origine arabe ou non d'un terme dialectal. https://twitter.com/Nafh_alTib/status/1217875053498503171?s=20
3) Code-switching/Créole

Le code-switching ou alternance linguistique consiste à passer d'une langue à une autre dans une même phrase pour diverses raisons (utilisation d'une autre langue dans le travail, comme l'anglais par exemple dans les affaires, snobisme, effet de mode)
Il s'agit d'un phénomène complètement différent du créole, langue nouvelle qui naît du contact entre la langue locale et la langue coloniale. Dans le cas des dialectes maghrébins et plus particulièrement des dialectes de la capitale (Alger, Tunis et dans une moindre mesure
Casablanca), il s'agit du premier phénomène qui s'explique par la domination du français dans la vie publique et économique et par le besoin de certaines couches sociales de se distinguer par l'expression d'une mentalité servile vis-à-vis de l'ancienne puissance coloniale.
4) Politique d'éducation

Le dialecte est une langue à la fois élastique et flexible, influencée par son environnement. Nous avons plus haut que le dialecte de Damas comptait plus de 600 mots turcs en 1929. En 1956, la situation a significativement changé :
Cette évolution montre que le dialecte est affecté par la politique éducative mise en oeuvre par les autorités publiques. Après la fin de l'Empire ottoman, l'enseignement de l'arabe et en arabe en Syrie est généralisé et le pays devient rapidement une référence dans la région.
Ainsi, pour reprendre l'exemple précédent de l'automobile, M. Barbot note dans la même recherche qu'en 1956, le terme "tomobil/otombil" reste usité par les personnes âgées, tandis que les jeunes syriens, éduqués dans le nouveau système arabe, utilisent uniquement "sayyāra".
Dans les pays du Maghreb, la politique de (ré)arabisation de l'enseignement sera malheureusement soit bâclée soit délibérément sabotée par les milieux francophones soucieux de maintenir la prééminence du français dans la vie publique, économique et culturelle des pays.
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