Aujourd'hui, j'ai eu la chance de pouvoir partager deux conversations-havroutot (études à deux) qui ont été vraiment importantes pour moi et qui m'ont permis de formuler quelque chose comme une pensée, pensée que je voudrais partager avec vous ce soir.
Ce sera mi limoud (étude), mi réflexion sur le présent, totalement maïmonidien, et un peu coup de gueule aussi.

Il y sera question de Providence, de rétribution, de collectif et de repentance.

C'est parti? C'est parti.
Ceux qui veulent peuvent prendre le texte en hébreu et étudier en même temps (et me partager ensuite vos remarques questions, ça peut être chouette). Les trois premières lois (halakhot) du chapitre 1 des Règles relatives aux jeûnes (Hilkhot Ta'aniot) du Mishne Torah de Maimonide
Je ne vous colle pas le texte en hébreu, vous pouvez trouver cela en trois clics sur Sefaria, je traduis donc directement les trois halakhot puis je reviendrais sur leur articulation ensuite.
"1. C'est un commandement positif de source biblique que de se lamenter et de faire sonner les trompettes pour chaque malheur qui s'abat sur le collectif (tsibour), comme il est dit: " Contre l’ennemi qui vous attaque, vous sonnerez des trompettes" (Nombres 10:9).
Cela désigne toute chose qui vous troublera, comme la famine, une épidémie, les sauterelles, et tout ce qui y ressemble, vous vous lamenterez et vous ferez sonner pour elles.
2. Cet acte relève des chemins de la repentance (darkhei ha-teshuva). En effet, lorsque viendra un malheur et qu'ils se lamenteront sur lui et feront sonner les trompettes, tout le monde saura que c'est à cause de leurs mauvaises actions qu'il leur a été fait malheur,
Comme il est dit: "Ce sont vos fautes qui ont dérangé ces lois" (Jérémie 5:25). Et c'est cela qui causera qu'ils enlèvent le malheur sur eux
3. Mais, s'ils ne se lamentent guère ni ne font sonner les trompettes et qu'au lieu de cela ils disent: "cette chose relève de l'habitus du monde et ce malheur porte le nom de contigence", cela relève du chemin de la cruauté (derekh ah'zariout)
et cause qu'ils persistent derechef dans leurs mauvaises actions. A ce malheur s'en ajoutera d'autres. C'est à ce sujet qu'il est dit dans la Bible: "Et si vous vous comportez vis à vis de moi avec contingence (litt si vous marchez avec moi" (Lévitique 26-27)
"Je me comporterais moi aussi vis à vis de vous avec la colère de la contingence (ibid) cad que si je vous envoie un malheur et que vous dites qu'il est arbitraire afin que vous vous repentiez , si vous dites qu'il est contingent, j'intensifierais cette même contingence"
Tout le génie philosophique et la puissance de la langue religieuse de l'aigle de la synagogue est à l'oeuvre dans la rédaction minutieuse dans ces trois lois. Si on n'y fait pas gaffe, on pourrait y lire ou y plaquer une vision, disons, naïve de la dialectique providence.
Alors que la finesse rationaliste de Maïmonide trouve ici la plus belle de ses expressions, c'est ce que j'aimerais vous montrer.
Le fait de faire sonner les trompettes et à quelles occasions est cité dans tout le début du chapitre 10 du Livre des Nombres. Dieu ordonne à Moïse de se faire des trompettes d'argent et de les faire sonner quand il faut décamper et changer de campement, quand il faut réunir les
princes des tribus, quand il faut avancer dans le désert (à chaque fois le code sonore est différent), pour réunir le peuple, avant les batailles militaires, " pour se rappeler au bon souvenir de Dieu) et les jours des fêtes et des néoménies pour les holocaustes et sacrifices"
les enfants du prêtre seront chargées après Moïse de faire sonner les trompettes. On voit ici que les trompettes ont un lien avec le collectif dans ce qu'il a de pragmatique (camper décamper, avancer, se réunir) dans ce qu'il a de religieux (on fait sonner pour se rappeler
au bon souvenir de Dieu avant l'ordalie de la guerre) mais aussi dans ce qu'il lie les 2 dimensions (les sacrifices, on fait sonner pour que le peuple se souvienne et ainsi que Dieu se souvienne)
Sauf que, la dimension de lamentation (ze'aqa) de cri, n'est pas mentionnée dans les versets bibliques. Je crois que pour Maimonide, ça vient manifester le rapport intime qui existe entre le cri, le pleur et la sonnerie des trompettes (son inarticulé qui ressemble à un pleur)
On note aussi que ce qui était une mention de la guerre physique et réelle devient une forme allégorisée de la guerre. Tout malheur est assimilé à une attaque guerrière par le jeu de la citation biblique (du coup team Macron là Maimo)
Expérience de pensée: Imaginez que vous lisez la première loi et pas la suite. Vous vous direz surement, bon, un texte "religieux" classique, s'il y a un malheur, il faut y voir la main de Dieu et il faut crier vers Dieu pour implorer la fin du malheur.
Le mot du vocabulaire religieux qui vous viendrais surement à l'esprit est prière (tefila) ou peut-être supplication, demande (bakasha, tah"anoun). La métaphore ici serait celle du Dieu qui frappe l'humanité avec son bâton et l'humanité qui dirait: OKAY C'est bon on a compris,
Arrête les conneries STP DIEU".
Or, et c'est en fait un scandale pour l'ethos de toute personne qui est spontanément religieuse, ce n'est PAS ce que dit Maimonide dans le début de la deuxième loi.
Il dit que cela relève des "chemins de la repentance" c'est à dire que les trompettes et les lamentations ne sont pas orientées de l'homme à Dieu, mais de l'homme à lui même et de l'homme à son groupe. C'est pour se réveiller soi-même.
Afin de comprendre ce fait fondamental que ses actions ont causées ce malheur. Ici aussi, pour qui n'aurait pas en tête un peu la doctrine du mal de Maimonide, on pourrait se laisser avoir par l'apparente piété du propos et penser que Maimonide parle des actions mauvaises
de type religieuses, ou strictement individuelles (j'avais pas la bonne intention quand j'ai prié, j'ai mangé un truc pas casher ou que sais-je)
.
Dans la troisième partie du Guide des Egarés, Maimonide fait une typologie des causes des maux.
En tant que cause première, Dieu est indirecte cause du mal (puisqu'il a crée la matière et que la matière est source du mal, néoplatonisme de Maimonide) mais il ne saurait en être cause directe. La cause des maux des humains sont la nature (la causalité)
Et le mal que l'homme se cause à lui même ou aux autres, soit par action négative soit par omission (ne pas faire ce qui aurait dû être fait, négligence etc.)
le verset de Jérémie cité par Maimonide est ici très intéressant: "ce sont vos fautes qui ont dérangé ces lois".
La troisième loi nous présente l'attitude repoussoir, celle qui fait persister les malheurs comme les épidémies en faisant persister leurs conditions de possibilité
l'attitude que je qualifierais de fataliste et de défaitiste (les deux étant liées). L'attitude (libérale, note de nono) qui consiste à dire: y'a des épidémies, les gens meurent, c'est la nature, Darwin, survival of the fittest les amis etc. etc. est qualifiée par Maimonide
de chemin de la cruauté. Or, pour ceux qui connaissent un peu la pensée de Maimonide, cette 3e loi peut faire bondir. Maimonide est lui même un tenant d'une théorie déterministe du monde. "Olam ke-minhago noheg", "le monde suit son cours et son fonctionnement" est un adage
maimonidien!

La nuance se trouve à mon avis dans le fait que pour Maimonide, c'est une position scientifique sur le monde mais que cette position ne saurait se transformer en position existentielle attentiste et fataliste. Pourquoi?
Parce que les événements ont des causes naturelles mais que l'homme est doté d'agentivité, que l'homme aussi peut agir, répondre à ces événements, les anticiper, préparer les structures qui les rendront moins létaux.
l'attitude repoussoir est celle de celui qui confond l'origine naturelle d'un malheur (épidémie, sauterelles etc.) son caractère inéluctable et surtout pour qui naturel et synonyme de "y'a rien à faire qu'à subir" une attitude de la passivité.
Je vous donne (enfin) mon pshat de Maimonide. Quand il y a des épidémies ou assimilés, il faut se réunir et faire son introspection et son bilan, COLLECTIFS. Le malheur est collectif, la repentance doit l'être aussi. Mais pas chacun individuellement en somme.
Tous ensemble parce que les fautes en questions sont les fautes collectives. Où on a merdé? en tant que collectif, en tant que groupe, en tant que groupe POLITIQUE.
La techouva a faire, elle implique tout ce que nous n'avons pas fait en amont pour éviter ce malheur. L'assassinat de l'hopital publique, des infrastructures.

Vient maintenant le coup de gueule:
je n'en peux plus et je suis en colère contre tous ces gens et ces dirigeant religieux qui sont tellement égocentrés qu'ils pensent que leur petit nombril est forcément au centre de cette épidémie. Moi, moi, moi. Et la leçon de tout ça, c'est qu'il faut être plus dans sa maison
et qu'il faut se recentrer sur l'essentiel, et que peut-être si je mets une deuxième paire de collants ça va sauver des gens."
Ça suffit cette pensée petite et mesquine. L'épidémie est collective parce que les fautes ont été collectives et les faute sont été collectives parce
qu'elles sont liées au collectif, au vivre ensemble, aux infrastructures, à ce mot qui est pour beaucoup de rabbins un gros mot, la politique.
J'ose ici assume un certain sionisme de ma pensée philosophique. Je crois profondément que l'incurie rabbinique et l'incapacité à sortir à la fois d'un judéo-centrisme tout à faite malaisant, et d'un nombrilisme tout aussi individualiste qu'il est bigot, vient de ce que
le judaïsme exilique ne pense plus, depuis longtemps, la question politique, la question de choses aussi importantes aussi dans la Halakha et la pensée juive que le budget, l'impôt, l'éducation la santé.
Malgré tous les défis religieux qu'il présente, l'existence d'un foyer politique juif pousse les rabbins et les penseurs à s'emparer de ces questions, et à les intégrer dans leur réponse religieuse à la crise.
En bref, pour Maimonide, les trompettes servent de reveil et d'invitation à l'introspection, et l'introspection mène à l'action, à modifier les attitudes et les choix qui font persister le malheur. Elle n'est pas qu'un exercice interne de réflexion sur moi.
Je lisais tout à l'heure un texte sur la crise pandémique d'un philosophe-rabbin-penseur (choisissez) d'une ville de l'Est de la France, 30 pages pour ne dire que des faussetés, pour se tromper de A à Z sur ce que doit être une analyse juive de l'épidémie.
Je ne reçois que ce genre de choses, plus ou moins sophistiquées comme réponses religieuses.

Je ne dis pas que l'épidémie actuelle ne me somme pas personnellement, qu'elle ne me touche pas, ne me remet pas en question.

Bien sûr que ressentir à vif notre vulnérabilité,
notre interdépendance m'interpelle moi, et tout un chacun. Et bien sur aussi, qu'en tant que personne religieuse, je prends toute épreuve comme l'occasion d'améliorations personnelles, de travail sur mon caractère et mes actions. Ce que je dis, c'est que dans l'épidémie,
ce n'est pas un mécanisme de punition personnelle qui est en jeu, c'est un mécanisme déterministe non intentionnel (phénomène naturel) auquel nous devons répondre par l'action présente et la réparation de nos actions passées qui ont menées à ce que cette épidémie soit si létale
C'est le sens, je crois, de la citation du Lévitique. Si on tient que tout est contingent, on augmente l'arbitraire et la contingence.
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