(1/n) Christine Lagarde, Présidente de la BCE, a récemment indiqué qu’« annuler les dettes » des Etats européens après la crise est « totalement impensable ». Essayons de comprendre pourquoi en partant d’une question a priori assez basique : qui détient la dette française ?
En la matière, on dispose d’informations assez précises pour la dette de l’Etat, qui représente en France près de 1850 milliards d’euros, soit 80 % du total de la dette publique.
Voilà les derniers chiffres fournis par l’Agence France Trésor, qui est en charge de la gestion de cette dette.
Commençons par ce mystérieux « Autres ». Il s’agit en réalité de la banque centrale, qui détient 20 % de la dette française. Pourquoi ? Car cela permet de faire baisser le coût de financement des Etats, qui se répercute ensuite sur les entreprises, ce qui soutient l’économie.
Mais attention : contrairement à ce qu’on dit souvent, ce n’est pas la BCE qui détient ces titres, mais bien la Banque de France. Ce sont les 421 milliards d’euros qui figurent à l’actif de son bilan à la ligne « PSPP » (pour Public sector purchase program).
Précisons que pour les titres de dette publique, il n’y a pas de partage du risque entre les banques centrales nationales, comme l’indique expressément la Banque de France dans son rapport annuel. Chacun sa dette (pour rester poli).
En cas d’annulation de la dette, c’est donc la Banque de France qui prendra la perte. Et cela se traduira par un moindre dividende pour son actionnaire, à savoir l’Etat français.
En effet, les achats d’actifs effectués par la Banque de France lui permettent de dégager des revenus qui sont reversés ensuite à l’Etat. Le « produit net d’intérêt » a ainsi atteint 8,7 milliards d’euros en 2018, ce qui a permis de verser un dividende de 3,2 milliards d’euros.
Si on fait défaut, ce n'est donc pas la BCE qui paiera !
Passons maintenant aux autres catégories de détenteurs. Les banques françaises détiennent un peu plus de 6 % de la dette française. Cela mérite qu’on s’y attarde un peu, car la régulation bancaire est assez laxiste sur ce point.
Quand les banques prennent un risque (par exemple en prêtant à une entreprise), les régulateurs exigent qu’une partie soit financée à l’aide de fonds propres et non de dette, afin que les pertes puissent être absorbées sans que la banque ne fasse faillite.
Plus le risque est grand, plus l’exigence de fonds propres est élevée. Mais pour les prêts aux Etats, on considère en principe que le risque est de… zéro (et donc qu’il n’y a pas besoin de fonds propres) ! La restructuration de la dette grecque a pourtant démontré l’inverse.
En outre, les expositions aux dettes souveraines bénéficient d’une exemption à la limite des « grands risques », en vertu de laquelle une banque ne peut être exposée à une même contrepartie pour plus de 25 % de ses fonds propres.
Si beaucoup a été fait en matière de régulation financière après la crise de 2008, ce problème là est donc loin d’avoir été réglé. Des propositions ont été formulées (par exemple par @Bruegel_org) mais les Etats endettés bloquent, par peur de fragiliser leur financement.
Résultat ? Si la France faisait défaut, ce serait suffisant pour faire tomber les fonds propres des banques françaises à zéro. C’est la même chose dans la plupart des Etats membres. C’est ce qu’on appelle pudiquement la « corrélation entre risque souverain et risque bancaire ».
Autre mauvaise nouvelle : on a le même souci du côté des assureurs français, qui détiennent 19 % de la dette française, là aussi avec zéro besoin de fonds propres dans l’approche standard.
Pourquoi les assureurs investissent-ils autant dans la dette publique ? Car le best seller de l’assurance vie, le fonds euro, offre à l’épargnant une garantie en capital et une totale liquidité. Il faut donc en face des titres réputés sûrs et très liquides.
Les placements effectués sur les fonds euros des contrats d’assurance vie sont ainsi investis à 30 % en obligations souveraines.
Bref, un défaut sur dette française enverrait donc au tapis les banques et les assureurs français (et donc le financement de l’économie).
Mais il se traduirait aussi par des pertes directes pour tous les ménages qui détiennent des obligations françaises indirectement à travers les fonds sur lesquels ils ont investi sur des supports non garantis (unités de compte des contrats d’assurance vie et comptes-titres).
Venons-en pour terminer aux étrangers (les « non-résidents » sur le graphique initial), qui détiennent 53 % de la dette française.
L’AFT ne fournit pas davantage d’informations sur eux mais les statistiques du FMI permettent d’y voir plus clair. Les banques étrangères représentent 15 % du total, les institutions publiques étrangères 35 % et les investisseurs privés non bancaires près de 50 %.
Cela mérite deux observations. D’abord, ces données suggèrent que le financement de l’Etat français est probablement plus volatil que le financement de l’Etat allemand, car le taux de détention des institutions publiques étrangères, gage de stabilité, est beaucoup plus faible.
Ensuite, cela nous rappelle le très fort degré d’interdépendance entre les économies, en particulier au sein de la zone euro. Si un Etat européen de grande taille faisait défaut, cela aurait des conséquences dévastatrices dans toute l’union monétaire.
Pour prendre un exemple concret, les banques françaises ont à leur actif 21 % de la dette publique italienne détenue par les non-résidents.
Si on élargit l'analyse à l'exposition globale des acteurs français sur l'ensemble de l'économie italienne, on arrive à plus de 300 milliards d'euros (autour de 13 % du PIB).
D’où la nécessité de nous prémunir collectivement d'un retour de la « crise européenne des dettes souveraines », qui nous affecterait tous.
J’espère que vous aurez maintenant mieux compris pourquoi une annulation de la dette provoque autant de réserves chez Christine Lagarde…
… et pourquoi il sera nécessaire après la crise de poursuivre le travail de régulation financière (en commençant par finaliser l’union bancaire !), tout en infléchissant progressivement l’endettement public dans les pays très endettés.
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