"Ce qui fait tenir la société, c'est d'abord une bande de femmes" : Christiane Taubira n'est pas la première à le dire, mais puisque c'est elle qu'on entend, c'est l'occasion d'aller plus loin et de parler un peu de féminisme marxiste =)

Thread ⬇️ (et références à la fin)
Quand Marx décrit le capitalisme dans la seconde moitié du 19e siècle, l'industrie emploie sans complexe les femmes et des enfants, et leur fait faire les travaux les plus durs. L'espérance de vie des ouvrier⋅es est faible.
La question des femmes est peu évoquée dans l’œuvre de Marx. Quand elle l'est, c'est plutôt pour dire que le capitalisme, par sa tendance à tout rendre équivalent par l'échange marchand, aplanira à terme les différences entre les travailleurs et donc entre femmes et hommes.
Pourtant, un siècle plus tard, juste après la seconde guerre mondiale, la majorité des femmes n'est pas salariée, et travaille au foyer. Pourquoi ?
Si on résume Marx à gros traits, le principe du salariat est le suivant : les ouvrier⋅es produisent des marchandises qui sont vendues par les capitalistes. Les capitalistes ne paient pas les ouvrier⋅es à la valeur de leur travail, mais à un salaire de subsistance.
Pour Marx, ce salaire de subsistance est celui qui permet la reproduction de la main d’œuvre, c'est à dire la survie des ouvrier⋅es de leurs enfants, et l'approvisionnement en force de travail de l'industrie capitaliste.
(il faut vraiment prendre "reproduction", ici et dans la suite du thread, comme quelque chose bien plus large que la fonction biologique : tout ce qui permet de faire que la force de travail continue d'exister)
Pour les féministes marxistes, il y a là un point aveugle. L'argent ne renouvelle pas magiquement la force de travail. Il faut acheter et préparer à manger, prendre soin de sa santé, élever les enfants, entretenir sa maison...
Ce sont des tâches qui nécessitent du temps encore plus que de l'argent. Or, au milieu du 19eme, les femmes et les enfants du monde ouvrier travaillent énormément. Personne n'a le temps d'effectuer ces tâches. L'espérance de vie des ouvrier⋅es est d'ailleurs très faible.
La main d’œuvre se renouvelle donc mal. Si le compromis tient quelques dizaines d'années, c'est uniquement parce que la classe ouvrière urbaine est encore très minoritaire dans la population, et est sans cesse renouvelée par l'arrivée de nouvelles personnes venues des campagnes.
Mais à la fin du 19e, après 1870, un nouveau compromis doit se mettre en place pour assurer la survie du capitalisme. Le travail de reproduction est indispensable, puisque globalement sans, les ouvriers meurent. Le travail des femmes et des enfants est alors régulé.
L'instruction progresse, et l'espérance de vie augmente. Entre 1870 et 1914, la part des femmes qui travaillent dans les familles ouvrières ne cesse de baisser.
Dans le nouveau compromis capitaliste qui se met en place, le travail de reproduction de la main d’œuvre est effectué gratuitement par les femmes, et en échange les ouvriers sont payés un salaire qui permet de faire vivre tout le foyer.
C'est une exploitation à plusieurs étages : les hommes, en échange de faire les contremaîtres et de s'assurer que le travail de renouvellement de la main d’œuvre est bien fait, en bénéficient directement, justement parce qu'ils sont les chefs chez eux.
Ce compromis tient donc un siècle, jusque dans les années 1960, époque où émergent justement ces analyses féministes marxistes. Une grand partie des luttes féministes a lieu alors autour de la question de la valorisation de ce travail de reproduction,
et contre la naturalisation de celui-ci comme lié au sexe féminin. C'est une lutte anti patriarcale et anti capitaliste en même temps : les hommes comme les capitalistes bénéficient de ce que le travail de reproduction soit fait gratuitement.
La part des femmes salariées réaugmente alors. Mais des choses ne bougent pas : s'il est de plus en plus souvent salarié, et moins invisible, le travail de reproduction (qui inclut la santé, l'éducation, le social..) reste majoritairement assuré par les femmes et moins bien payé.
À cette époque, les nouvelles divisions internationales du travail et la troisième mondialisation complexifient l'analyse. Les capitalistes trouvent dans l'immigration une source de main d’œuvre dont ils peuvent à nouveau ne pas se soucier du renouvellement.
Dans les deux dernières décennies, le travail de reproduction s'est aussi diversifié et ne concerne pas seulement les femmes.
L'uberisation, par exemple, a permis une marchandisation à très bas coût d'un travail de reproduction effectué auparavant dans les foyers : les plupart des gens qui commandent sur Deliveroo se faisaient à manger eux-même avant.
Tout ça pour dire que cela reste vrai aujourd'hui : si la production de marchandises reste majoritairement assurée par les hommes, la reproduction de la force de travail reste majoritairement assurée par les femmes, de manière salariée ou non.
Et dans une période où l'on ne produit pas grand chose, ce sont bien, majoritairement, les femmes qui font tenir la société. ✊
Il y a plein de féministes marxistes, mais si ne savez pas par où commencer pour aller plus loin, et que vous avez déjà un pied dans le marxisme, ces textes abordables (et pour la plupart récents) de Silvia Federici viennent d'être édités

https://www.placedeslibraires.fr/ebook/9782358721981-le-capitalisme-patriarcal-silvia-federici/
et constituent une excellente introduction. Leur lecture toute fraîche a en grande partie inspiré ce thread =) En 1972, c'est Federici qui a lancé, avec Selma James et Mariarosa Dalla Costa, la campagne internationale pour le salaire au travail ménager.
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