[⚔️ UN THREAD DONT VOUS ÊTES LE HÉROS ⚔️]

Vous voilà partis à l'aventure sur les terres de Pangar pour la troisième édition 🦅

Rappel du principe : tous les jours, choisissez la suite de l'histoire grâce à un vote

Cette suite est écrite en improvisation puis tweetée !
L'univers que nous allons explorer ensemble vous est peut-être inconnu, mais pas de panique : on y va en douceur

La connaissance des deux premières aventures n'est pas requise pour jouer 🎲

Vous pouvez toutefois les lire par ici 👇 https://twitter.com/Pangar_studio/status/1217733394865573888
Cette fois-ci, nous allons resserrer le cadrage pour une aventure intimiste, axée sur la survie et les liens qui se nouent dans les heures les plus sombres

Vous comprendrez vite qu'au-delà du corps, c'est l'esprit qui doit être protégé des ravages de la guerre 🕯️
Votre trajet vers l'au-delà s'arrête en un souffle. De l'air siffle dans vos poumons. Une deuxième inspiration ; vous toussez le goût terreux qui s'est insinué dans votre bouche.

Où êtes-vous ?

La bataille vous revient. Une urgence désespérée vous foudroie les membres.
Vous pensez d'abord qu'une montagne s'est écrasée sur vous, que la botte d'un titan vous épingle au sol. Avec un peu de volonté, vos bras s'actionnent pour soulever votre carcasse.

La douleur est si vive, si conquérante, que votre chair vous donne l'impression de brûler.
Vous rampez sur quelques mètres comme un rat aveugle, sans même savoir au juste ce que vous essayez de fuir. La confusion dans votre esprit se décante à chaque bond en avant.

La bataille. La bataille est-elle terminée ? Que vous est-il arrivé ? Où est le reste de la compagnie ?
Vos mains fébriles fouaillent le sol, serrent les touffes d'herbe grasse pour se tracter sur une coudée de plus.
Où est le reste de la compagnie ?

Vous vous effondrez sur le flanc. Les formes qui se pressaient devant vos yeux se démêlent.

Le reste de la compagnie...
La plaine est ensemencée de cadavres, de cuirasses crevées, de bannières déchirées, de heaumes défoncés.

Vous retenez un sanglot ; votre corps s'affaisse de lui-même sur le dos.

Une pointe de chaleur émerge de l'astre mourant qu'est votre corps et vous perce l'arrière du crâne.
Vous sentez à peine vos membres tomber sur votre casque. Un tison de souffrance blanche vous perfore les os quand vous l'ôtez.

«Pas la tête. Pas la tête...»

Vos doigts ressortent rouges et poisseux d'avoir tâté sous vos cheveux.

Le temps vous manque ; le sang ne tardera pas.
Encore une fois, vous voilà gisante parmi les gisants, échouée dans un récif de dépouilles.

Mais cette fois, il n'y a personne pour vous en tirer.
Vous repoussez la tentation de vous offrir aux corbeaux qui occultent des lambeaux de ciel.

Le reste de la compagnie...
Une énergie inexplicable vous redresse jusqu'à vous asseoir – vous retenez un haut-le-cœur. Un regard sondé à la ronde ne vous renvoie qu'une marée immobile de soldats trépassés en écho.

Vous tanguez à moitié dans votre plastron. Il n'y a personne ; on vous croit morte avec eux.
Un interminable vertige plus tard, vous tenez à peu près debout. La réalité est faible et terne ; tout paraît aussi loin que vain.

Vous traînez vos blessures d'un îlot de cadavres au suivant. Des impériaux, des camarades légionnaires. Cavaliers, fantassins.
Dans l’œil des chevaux brille une panique vitrifiée. Vous finissez par la déceler dans celui des Hommes.

Vous lisez la scène sculptée par les corps figés comme d'autres déchiffreraient une peinture.

Votre camp était en train de perdre.

Ils ont sonné la retraite.
Vos genoux s'enfoncent dans la terre.

Le reste de la compagnie...

Ils sont partis.

Vous êtes seule.

Une minute s'écoule à longues gouttes de votre plaie.

Il suffirait de se pencher juste un peu plus pour rejoindre les amis endormis tout autour. Et le sommeil viendrait vite.
Une ferme jaillit à la lisière de votre vision, et avec elle un sursaut d'espoir au milieu de la désolation.

La distance se mesure à ce que vous seriez capable d'arracher aux griffes de la Mort. Vous n'êtes peut-être pas la première à vouloir en faire une infirmerie.
Dans votre état actuel, vous ne pourriez même pas lever un bras en défense, si des soldats impériaux s'y sont retranchés. D'un autre côté, vous avez besoin de soins immédiats sous peine de vous vider comme une outre.

En admettant que vous trouviez quelque chose pour bander votre
plaie, vous pourriez tout au plus attendre une heure ou deux avant de perdre connaissance – définitivement.

Il doit bien y avoir un bout d'étoffe assez épais pour improviser une compresse parmi le charnier, mais quel risque est le moindre dans votre situation ?
La ferme est un phare dans les brumes de votre esprit. Que croyez-vous y trouver – un médecin, des paroles réconfortantes, du fil, une aiguille, la délivrance d'une épée en travers de la gorge ?

N'importe quoi. Tout sauf ici.

Vous claudiquez entre les amas de fer et de chairs.
Il vous faut l'abnégation d'une condamnée pour marcher ainsi, tête basse, épaules vaincues, sans un regard pour les visages qui défilent de droite et de gauche.

Vous n'avez pas peur de voir, mais de reconnaître.
Les corbeaux se sont attroupés. Vous les fendez ; c'est une mer qui croasse et se reforme derrière vous. Il vous semble cheminer dans un désert puant et glissant pendant une éternité.

Vous vous cognez presque contre la porte close de la ferme ; vos mains hésitent sur la poignée.
À l'intérieur, il ne reste guère que des signes de pillage : le mobilier a été bousculé, brisé par la frustration de n'avoir rien volé qui eut quelconque valeur.

Le garde-manger n'a plus qu'un panier de pommes pourrissantes à son titre.

Vous y plantez des dents tremblantes.
Vos entrailles grondent de satisfaction ; votre cerveau gronde d'avoir troqué une nuit de vomissements certaine pour un répit de quelques minutes.

Vous vous laissiez glisser contre le mur quand des relents fétides vous étranglent.

Et ce n'est pas vous qui empestez – pas encore.
Dans la chambre de la ferme, le lit est un autel au culte de la mort : deux silhouettes entrelacées se devinent sous le rouge des draps.

Vous les soulevez.

Un couple qui s'est fait bouclier l'un de l'autre, si bien qu'un seul coup d'estoc dut suffire aux deux cœurs.
Le matelas grince lorsque vous vous y affalez avec votre dépit et votre armure, vos sangles qui cliquètent, vos tassettes, spallières, braconnières, votre plastron – tout ce qui vous a protégée et leur a manqué.

Ils ont payé votre défaite de leur vie.
La braise de souffrance derrière votre tête se ravive. Vous dégainez votre dague, tranchez une large bande de tissu dans ce qu'il subsistait d'honneur aux draps. Pressez contre la plaie.

Ça vous lance. Vos sens s'effritent les uns après les autres.
Il y a comme une chaîne qui vous tire vers le sol un maillon à la fois ; votre corps bascule. S'écroule. La faim se fait piqûre ; la piqûre, un ravin dans le ventre.

Vous devez presser le chiffon déjà détrempé contre la plaie. Vous devez continuer à le presser. Le presser...
L'abysse d'un sommeil sans repos vous recrache finalement au réel.

Vous êtes nauséeuse ; on trouverait plus de votre sang que de lin dans le bandage. Votre main s'est raidie dessus et se dégrippe avec une douleur de mauvaise grâce.

Au moins, vous avez l'instinct hargneux...
Joue contre la terre battue, vous discernez une trappe sous le lit. Et les traces qu'il a été déplacé au-dessus récemment.

Quelque chose crépite en vous.

Vous vous tailladez un nouveau bandage, davantage au poids de votre corps qu'à l'impuissance de vos bras vidés.
Le peu de vigueur qui vous est encore fidèle, vous le jetez dans un ultime effort pour dégager la trappe.

Elle s'ouvre sans difficulté sur un escalier de cave.

Une main sur votre compresse, l'autre en appui sur le mur à gauche, vous descendez.
«Qui êtes-vous ?» éclate une voix.

C'est celle d'une enfant. Elle vous fige dans une gangue de glace. Vous n'osez pas avancer.

«Vous êtes une légionnaire ! Ça veut dire qu'on a gagné dehors ?»

Une fille se détache de l'obscurité.
Elle a les chevaux châtains et lisses, un air de campagnol à ses petits yeux noirs, de lévrier à sa maigreur. Vous lui donnez huit ans, dix au retard de la malnutrition.

Elle a trop de lumière dans la voix et le regard pour savoir.

Ses sourcils se brouillent.
«Vous êtes blessée. C'est mes parents qui vous envoient ?

— Non !»

C'est votre premier mot depuis le réveil ; il est aussi rouillé que râpeux. Votre langue est sèche de salive.

La petite fille a un pas de recul.

«Où sont papa et maman ? Ils m'ont dit d'attendre ici.»
La question vous percute plus férocement que n'importe quelle arme n'a jamais pu le faire. Sans l'appui du mur, vous auriez perdu l'équilibre. Vous avez la sagesse d'étouffer une envie de vous retourner vers la chambre devenue caveau.

Il vous faut répondre. Mais quoi ?
Cette enfant est orpheline mais elle l'ignore encore. Vous devez lui expliquer la disparition de ses parents.

Vous pourriez lui révéler la vérité dès à présent.

Vous pourriez mentir, prétendre qu'ils sont prisonniers.

Ou vous pourriez dire que vous ne savez pas.
«Je... Je ne...»

La petite fille vous fixe. Le mensonge vous aurait servi, mais sur le moment, il vous paraît devoir laisser quelque chose de vous-même au seuil de cette cave, avant de pouvoir poser un pied plus bas.

Une part d'innocence et d'idéal, peut-être.
«Tes parents... haletez-vous. Ils t'ont défendue jusqu'à la fin. Leur lit cachait l'accès à la cave.»

Vous êtes une statue sur le point de s'effondrer ; ces phrases vous laissent plus fébrile que votre sang déversé. Les yeux de l'enfant flottent sans ancrage.
«Alors, ils sont...»

Elle baisse la tête ainsi que la voix. Vous descendez d'une marche ; votre cœur cogne trop fort pour ne pas sentir qu'un peu de votre force pulse par la plaie à chaque battement.

«Ils sont morts. Mes parents sont morts...»

Elle le répète. Encore une fois.
«Papa et maman sont morts.»

La petite fille s'est égarée dans une impasse mentale ; elle répète par tous les angles «papa», «maman», «parents», donne les prénoms ; ils sont partis, ils sont morts, ils ne reviendront pas.

Vous vous approchez et tendez un gant souillé sur elle.
«Hé...»

Elle choit comme une marionnette aux fils sectionnés à l'instant où vous la touchez.

«Hé !»

La petite fille pèse d'autant plus lourd que votre tête est légère ; elle n'a pas une étincelle dans les muscles qui la tienne debout. Sa nuque se dévisse vers le sol.
L'enfant s'est arrêtée de psalmodier et ses yeux de bouger. Une main toujours sur cette compresse qui n'est déjà plus qu'un torchon, vous la portez contre le mur de la cave. Elle se laisse manipuler en mannequin ensorcelé.

Il vous en coûte à l'âme et au corps.
Des fourmillements montent de vos doigts, grignotent vos bras ; votre souffle se fait plus appuyé et vos jambes plus flageolantes que jamais.

Votre blessure continue de pisser. Personne n'a pu l'examiner, mais vous avez l'intuition que vous avez une plaie ouverte.
Plusieurs étagères sur le mur, près de l'enfant prostrée. Vous les balayez à grands gestes imprécis et destructeurs.

Une boîte qui pourrait contenir de quoi vous rafistoler.

Rien que des clous et des pinces.

Un flacon de vinaigre. Il explose à vos pieds.
Comment vous êtes-vous retrouvée par terre ?

La vue commence à s'accourcir, les formes à se noircir. Vous êtes minuscule dans la cage de votre crâne.

«Petite...»

Pas de réponse. Vos paroles n'étaient qu'un murmure de fantôme ; vous parlez de derrière un voile.
«Petite ! Dis-moi... Dis-moi, comment tu t'appelles ?»

Vous respirez comme un soufflet de forge. Des couleurs s'invitent sous votre rétine.

«Claire.»

Et ce fut tout.

Trois expirations du soufflet.

«Tu ne me demandes pas... comment je m'appelle ?

— Je m'en fiche.»
Vous encaissez sans broncher.

«Il y a du fil, une aiguille, dans... dans l... ici ?

— Oui.

— Bon...»

Quand bien même vous ne seriez pas aussi amochée, vous ne pourriez pas suturer l'arrière de votre propre crâne. Cette gamine est votre unique chance d'en réchapper.
«Tu sais coudre ? Je...»

Vous écarquillez les yeux ; un éclair distord votre vision.

«Je me sens partir. Derrière la tête. Il faut reboucher.»

Vous êtes réveillée par la sensation d'être marquée au fer rouge. Votre cri est amorti par un morceau de cuir dans votre bouche.
Vous êtes allongée sur le ventre.

Vous n'en êtes pas sûre car votre main n'est plus qu'un morceau de viande anesthésiée, mais vous croyez qu'on vous a retiré un gant pour que vous mordiez dedans.

Un bruit de verre contre le sol.

Première perforation par l'aiguille...
Combien de fois avez-vous clignoté entre les limbes et l'éveil ?

Vous n'avez pas souvenance que la petite fille – que Claire ait prononcé le moindre mot.

Lorsque vous revenez à vous, elle est de nouveau assise contre le mur, cloîtrée dans l'enceinte de ses bras repliés.
De toute évidence, elle ne souhaite pas vous adresser la parole, et quitter la cave moins encore. Vous gaspillez un temps infini à vous mouvoir jusqu'aux maigres provisions qui y sont entreposées.

Deux lanières de viande conservée dans le sel, quelques fruits.
Vous vous restaurez du mieux que vous le pouvez ; les pommes rancies se rappellent à votre estomac et vous vous en raclez les côtes de vomir – plus de bile que de nourriture.

Vous préparez une gamelle pour Claire. Elle ne semble pas même prendre conscience de son existence.
Autant s'écorcher de toute illusion dès maintenant : il serait déjà miraculeux que vous puissiez reprendre la route demain. Anémiée comme vous l'êtes, vous redoutez que la moindre rencontre déplaisante tourne au fatal, et vous n'escomptez plus grand-chose de votre cuirasse.
À moins de croiser d'autres survivants de la Légion, ou d'autres sympathisants au trône lantardien, votre uniforme vous peint une cible sur le torse.

Vous pourriez toutefois tirer avantage du charnier dans la plaine, et récupérer un uniforme impérial à vos dimensions.
De loin, on vous méprendrait pour un soldat alnorrien. De près...

Disons que votre vocabulaire alnorrien contient moins de mots que vous n'avez de doigts.

Reste l'option de se délester de toute protection – de vous faire passer pour une civile, grâce aux vêtements à l'étage.
Aucun de ces choix ne vous prémunit totalement : vous pourriez tout aussi bien vous faire attaquer par des maquisards lantardiens, des brigands profitant du chaos ambiant, ou l'arrière-garde de l'armée impériale en maraude.

Il vous pourtant régler la question avant de repartir.
Claire a macéré dans son puits de tristesse jusqu'à ce que la fatigue l'avale rond. Vous avez repris un peu de bête – juste assez pour votre sordide besogne : déplacer les cadavres qui croupissent dans leurs fluides à l'étage, et trouver de quoi vous vêtir pour le trajet à venir.
Vous n'avez ni le temps ni la vigueur d'enterrer décemment les parents de la petite fille. C'est à grand-peine que vous les transportez dehors, et les torches des charognards qui raflent le champ de bataille vous dissuadent de pelleter : ils pourraient croire à une concurrence.
Votre musculature de soldate doit s'écarteler entre les habits de l'une et de l'autre ; n'importe qui pourrait s'apercevoir du panaché. Le secours d'une pèlerine de voyage vous en rassure toutefois, et vous permettra de dissimuler votre glaive d'appoint.
Voilà des années que vous avez pris la cuirasse ; vous ne vous en séparez pas sans déchirure. Un autre fragment de vous-même à amputer.

Vous aviez tant trimé, sué, prié pour l'honneur de servir sous l'étendard réal.

Cette armure était l'unique orgueil que vous cultiviez.
Une impression de danger vous étreint les viscères à mesure que vous dégrafez et dégreffez votre acier. Vous êtes exposée au premier coup de lame, au premier aigrefin qui se pincera de jouer du couteau.

Et ce que vous avez perdu de sang, vous l'avez hélas perdu en réflexes.
Votre épée longue ne vaincrait que les apparences de réfugiée dont vous espérez gain. Vous lui accordez l'adieu des vieux camarades ; son fil crénelé d'impacts vous ramène aux amis disparus, aux ennemis terrassés par tous les climats et sur tous les terrains.
Si les dieux échouent à atteindre votre foi, ce monticule de serments et de souvenirs vous invite au recueillement. Vous avez tout assemblé avec symétrie et délicatesse. La cuirasse droite contre le mur, la garde de l'épée en guise de visage, le reste disposé comme une offrande.
Vous méditez quelques minutes dans le silence et la persistance de la mort qui a envahi cette chambre.

Peut-être quelqu'un songera-t-il qu'on avait érigé là un mémorial à un légionnaire tombé dans la défense de cette ferme.

L'ironie vous incise un sourire froid.
Lorsque vous redescendez à la cave, Claire dort toujours. Vous vous installez dans un coin de la pièce et attrapez au passage une diligence pour le royaume des cauchemars.

Une lutte sans merci dans les marais ; une autre défaite.

Quelqu'un que vous n'avez pas su sauver.
«Voleuse.»

Vous arrachez la toile de remords qui s'était tissée dans la nuit.

Claire vous observe.

Vous lui avez empoigné le cou sans vous en apercevoir.

«Voleuse, répète-t-elle.»

Vous relâchez immédiatement la pression dans vos phalanges :

«Je n'ai pas le choix.»
Un mépris dégoûté se lit sur les traits de Claire. Elle a les bras ballants, pas même un poing serré – elle n'a pas esquissé le moindre geste contre votre étranglement.

Ce dégoût n'est pas que pour vous ; sa propre impuissance la révolte.
«Ce sont les vêtements de mes parents.

— Je sais.

— Ils ne vous vont pas.

— Je sais.»

Sa mâchoire se carre. Vous détachez le poignard à votre ceinture le plus doucement possible, et le lui tendez. Ses pupilles noires de colère bondissent de votre visage à l'arme.
«Prends-le.»

Elle ne bouge pas.

«J'ai besoin de toi, insistez-vous. Je ne connais pas la région. On peut s'en sortir ensemble, si on fait équipe. Tu connais la région, non ?»

Claire plisse les yeux.

«Alors prends-le. Plante-moi si c'est que tu veux, mais je peux t'aider.»
Elle se saisit du poignard. Vous le retenez juste un moment dans votre main, juste assez pour que vos regards se heurtent.

«Ce n'est pas moi qui ai tué tes parents. Nous sommes dans le même camp.»

Ce moment s'étire.

«Tu m'as sauvée. Laisse-moi veiller sur toi en retour.»
Vous écartez lentement vos doigts du poignard. Claire le contemple avec une expression indéchiffrable gravée sur le visage. Une sorte de résilience sans âge, une dureté trop vite trempée, et cassante.

Comme de l'obsidienne.
«On doit rejoindre la ligne lantardienne, à l'ouest. Tu saurais nous conduire au village le plus proche dans cette direction ?»

Elle inspire.

«Je saurais. Il y a la grand-route, qu'on prenait pour vendre au marché. Et puis, il y a la petite, que je connais, par les bois...»
Vous soupesez les deux options.

Les bois, le couvert des arbres – et toutes les mauvaises intentions qui peuvent s'y tapir.

La grand-route, la rapidité – et l'armée impériale qui doit certainement y avoir posté des hommes en nombre.

Que faire ?
Vous disparaissez sous l'ombrage de la végétation qui s'enchevêtre derrière la ferme. Dans une musette deux jours de vivres pour l'appétit des humbles, dans votre esprit assez de questions pour une vie.

Et cette petite fille marchant comme une âme en peine n'est pas la moindre.
Que va-t-il advenir d'elle, lorsque vous aurez repris contact avec la Légion ?

«Tu as de la famille dans les environs, à qui je pourrais te confier ?

— Non. On habitait à Bormes, avant.

— C'est loin – presque à la limite nord du Centre... Tes parents ont voyagé.»
Un instant plane entre vous. La voix de Claire a l'aigreur du mensonge éventé lorsqu'elle répond :

«On avait promis à papa et maman que la terre serait bonne.

— C'est ce qu'on en dit.

— On nous a roulés. Elle était trop près de la frontière.»

Elle saute au-dessus d'une bûche.
«Quand on sera sorties de là, je vais retrouver celui qui nous a vendu la terre. Et je vais le tuer.

— Tu ne vas rien faire de tel.

— Toi, tu seras bientôt repartie avec les autres militaires, et tu vas me laisser toute seule.»

Elle ne s'est pas retournée.
Vous ne savez que rétorquer à cela. Vous ignorez tout de cette petite fille et du destin qui l'attend lorsque vous ferez jonction avec vos camarades – si toutefois vous y parvenez.

Elle est affamée de coupable pour la perte de ses parents, mais qui lui sacrifier ?
La guerre a mille faces, et celle du soldat qui a levé l'épée sur ces innocents sera bientôt noyée dans quelque bataille idiote. D'ici un jour, une semaine, un mois, le meurtrier faisandera dans une fosse commune, pour toujours hors d'atteinte.

Claire est spoliée de justice.
«Comment as-tu été blessée ?»

La question vous désarçonne – c'est la première fois qu'elle vous témoigne le plus insignifiant intérêt.

«Je ne sais pas. J'ai été frappée par derrière durant la mêlée.

— C'est impossible, assure-t-elle, les chevaliers s'affrontent de face.»
L'aplomb qu'elle vous sert, sans même daigner un regard, vous déracine un ricanement que vous n'imaginiez même pas avoir en vous.

«Mais je ne suis absolument pas chevaleresse ; la piétaille se bat avec la piétaille. Et la piétaille n'a pas d'honneur.»

Elle pivote à demi.
«Donc tu n'as pas d'honneur ?

— Je. Mais. Moi-je. Enfin, si, mais-

— Je t'ai eue.»

Puis elle force l'allure sans même récolter les fruits de son humour sec – un sourire désabusé qui fane vite devant la muraille végétales à franchir. Les ronces ne vous épargnent rien.
La silhouette menue de Claire se faufile là où vous vous accrochez en bourdon maladroit ; vous n'êtes plus ce mastodonte de métal qui pouvait casser un couloir de branches sur son passage.

Si vous n'aviez pas conservé vos bottes, il va sans dire que-

Un cri lacère votre ouïe.
Vous portez la main au glaive sous votre pèlerine. Devant vous, il n'y a plus qu'un balancement de buissons là où se tenait l'enfant.

«Claire ?»

Vous dégainez et sautez d'un même mouvement, le souffle déjà court et la garde frémissante.

On toque à votre mollet.
Vous braquez votre arme sur l'origine du contact, sous le buisson. Les yeux noirs de Claire vous y scrutent ; elle a blanchi ses phalanges tout autour du manche de votre poignard.

Farouche, la p-

Le cri se répercute entre les arbres derechef.

Vous tournez sur vous-même.
Difficile de déterminer d'où il provient, et plus encore la créature qui l'a poussé – un quelque chose vous est bien familier, mais trois autres vous désorientent complètement.

Ça pourrait ressembler à un griffon, mais alors pourquoi-

À nouveau, le cri retentit. Long. Grave.
«Qu'est-ce que c'est ? murmure Claire.»

Vous levez un poing fermé, l'oreille grande ouverte.

«Je sais pas ce que ça veut d-

— Ça veut dire que tu te tais, grincez-vous.»

Silence.

Pendant une longue minute à surveiller le moindre chuchotis, la moindre feuille, rien.
Une fois de plus, un cri – non. Une certitude se solidifie en vous : ce n'est pas un cri.

C'est une plainte.

«Un griffon... ?»

On jurerait entendre de la détresse.

«Peut-être blessé, peut-être qu'il a besoin d'aide. Peut-être qu'il est enragé. Je ne m'y connais pas beaucoup.»
Maintenant que vous écoutez avec plus d'attention, vous pensez avoir une bonne idée de la direction à prendre pour rejoindre la source de cet appel.

Mais votre savoir en matière de griffonnerie ne va pas loin.
En admettant que vous ayez deviné juste, et qu'un griffon soit effectivement à l'origine de ce raffut, vous n'êtes pas sûre qu'y jeter un œil vous serait utile.

D'ailleurs, cet œil jeté pourrait tout aussi bien vous être retranché si vous approchez de trop près.

Que faire ?
Dans l'arène de l'indécision, prudence et curiosité se sont entretuées. Décoquillée de votre cuirasse, vous n'êtes qu'à coup de griffes du festin pour les prédateurs.

Mais pour votre salut ou votre perte, le doute vous laisserait plus profonde cicatrice encore.
Si votre oreille ne vous a pas trahie, c'est un griffon qui gémit et se lamente quelque part au loin.

Sans doute coupé de son unité, comme vous.

Peut-être même de son chevaucheur.

Vous êtes profane de ces animaux ; chacun sait pourtant que ce lien ne doit pas être rompu.
Pour les femmes et les hommes de la troupe, les griffons sont les anges gardiens de la dernière chance – ceux qui chutent du ciel tels des météores de plumes et de serres lorsque l'ennemi menace de submerger.

Ils sont l'ultime barrage face à la noirceur qui charge.
Un sanglot rauque, de cordes usées, achève de vous convaincre :

«J'y vais.»

Claire pointe un museau méfiant de sous le buisson où elle s'était accroupie.

«Et moi, je fais quoi ?

— Tu restes derrière moi, à bonne distance.»

La glaive baissé mais la prise ferme, vous avancez.
À plusieurs reprises, vous craignez que les échos démultipliés par le prisme des arbres ne vous ait fourvoyée : est-ce la distance qui augmente, ou ses râles qui se brisent et se morcèlent jusqu'à s'éteindre tout à fait ?

L'abandon vous effleure – vous touchez alors au but.
Un homme est allé mourir contre un arbre.

Il est toujours équipé pour les airs : cuirasse et cuissardes, écharpe d'un bleu affadi par les intempéries, lunettes fixées sur des yeux fixes.

Ne fût-ce pour le carreau d'arbalète fiché dans son cou, on le croirait endormi.
Sur sa gauche, le flanc d'un griffon se gonfle et se dégonfle à couinements aigus et endeuillés. L'animal scrute le visage de son partenaire de ses petites billes safran, luisantes d'incompréhension.

Il étend sa nuque vers le royaume de la voûte, et hurle.
À sa livrée sombre, vous déduisez que ce griffon est un verroi cendré. Des taches d'écarlate qui attendent de s'allumer sous les ailes, un bec comme un corbin à cran d'arrêt, le profil râblé et batailleur qui roule sous un poil court.

Mâle ou femelle, c'est l'énigme.
Un rayon filtre des feuillages, tape dans votre pupille. L'aiguille chaude passée, vous découvrez la boucle métallique qui a fait ricochet.

Et la sacoche qu'elle ferme, à un mètre du défunt tout au plus.

Ce chevaucheur était probablement une estafette – un agent de liaison.
Quoi qu'il devait transmettre, le secret s'est avéré trop capital pour tenir : quelqu'un a dû ébruiter son trajet pour qu'il se fasse abattre en plein vol.

Si la sacoche est encore là, c'est que les impériaux ont perdu la trajectoire sous les frondaisons après l'avoir poinçonné.
Vous jouez d'un maxillaire perplexe. Soit vous venez de constater le tir le plus outrageusement veinard de la création, soit l'arbalétrier qui en est l'auteur a la gâchette plus mortelle que les flèches de la déesse Ysios elle-même.

Le verroi hulule sa perte de nouveau.
Alors que son encolure s'abaisse comme un astre mourant, le griffon se raidit soudainement. Bondit sur ses quatre membres et droit devant son chevaucheur inerte.

Il vous a repérée.

Vous lâchez votre glaive et levez des paumes pacifiques.

«Tout va bien, je suis une amie.»
Vous savez les griffons intelligents – à quel degré, vous n'en avez pas la plus fine idée, mais vous espérez que celui-là comprendra l'intention.

«Je suis de la Légion.»

Et vous vous souvenez que vous n'avez plus d'uniforme.

Vous pourriez aussi bien prétendre être la reine.
Vous osez un pas vers le verroi cendré.

Il déploie immédiatement sa voilure pour vous défendre de recommencer. Un rideau de plumes tout de suie et de flammes, qui honore son titre.

Le griffon hausse la tête ; son bec s'ouvre.

Il glatit une menace qui se passe de traduction.
Vous n'approcherez pas davantage sans vous exposer.

Vous ignorez si la sacoche contient réellement des documents cruciaux pour l'effort de guerre, mais dans tous les cas, ce n'est pas votre objectif premier.

D'un autre côté, si les Alnorriens s'en emparent...
Le griffon ne paraît pas déterminé à vous poursuivre ; vous pourriez rebrousser chemin et reprendre votre route. Sa détresse vous vrille le cœur toutefois, et vous ne pouvez vous empêcher de vouloir le réconforter.

C'est risqué, mais peut-être qu'un peu de nourriture... ?
Les griffons sont de gros carnassiers. Pour satisfaire celui-là, il faudrait au moins lui offrir la moitié de vos provisions. Vous aviez des vivres pour deux jours ; il vous en resterait assez pour un.

Allez-vous faire une croix sur autant de vivres ?
Quel que soit votre choix, vous devez prendre une décision quant à la sacoche de l'estafette.

Allez-vous essayer de la récupérer, ou préférez-vous la laisser où elle se trouve ?

Claire pourrait sûrement se faufiler derrière le verroi pendant que vous faites diversion...
Avec cette lenteur dans le geste qu'on réserve aux monstres redoutés, vous ouvrez votre musette. En sortez une grasse poignée de viande.

La sensation du sel sur les mains est étrangère à la légionnaire que vous êtes : vous avez passé près d'une décennie à porter des gants.
Cette nourriture est un trophée et vous le brandissez comme tel face au verroi.

«Qu'est-ce que tu fais ? surit Claire.

— Je l'amadoue.

— Mais c'est notre manger ! Et puis d'abord, ça vient de chez moi !

— Cette sacoche vaut plus qu'un peu de barbaque.»
Le griffon vous darde un œil suspicieux. Le devoir finit par s'ébrécher, la faim à percer. Il se déchiquète un bout gros comme trois de vos doigts et le gobe avec un gargouillis qui vous rappelle les pélicans de Raldia.

Le verroi souffle ; sa posture fléchit d'une poussière.
«Claire, bruissez-vous à peine. Contourne-le tout doucement.

— Ça va pas ? Cette sacoche, je m'en fiche ! Il va me dévorer toute crue.

— C'est important. L'avenir de la guerre en dépend peut-être. Il ne te fera rien ; les griffons ont de la noblesse.»

La fillette grogne.
«Fais-le. S'il prend colère, ce sera envers moi. Regarde, j'avance la première.»

Votre agglomérat mâchonné de viande levé comme une torche par nuit noire, vous vous risquez à un pas. Puis à un deuxième.

Le verroi claque de la mandibule dans l'air. Il arrache une autre becquée.
«Oh-là, oh-là... Tu as souffert, mais c'est terminé. C'est terminé...»

Les iris du griffon sont des braises et votre main un tison. Lorsque vous commettez la folie de lui caresser le chanfrein, un éclair courroucé tonne dans ses yeux.

Il se cabre.

Vous êtes jetée à terre.
Vous pensiez votre destin scellé par un labourage en règle ; un volte-face du verroi vous en sauve.

Derrière lui, un moucheron devant la fureur : Claire le défie du regard, ses mains crispées sur la sacoche.

Le griffon a la serre ouverte sur le cou de l'enfant. Immobile.
La petite fille et le verroi se toisent. Claire a cet air indestructible et mutin qui parade de son menton haut perché. Le griffon lui porte une attention toute exorbitée de surprise.

Quelque chose vient de se produire qui retient son geste – une puissance impérieuse l'a figé.
Ils restent ainsi une longue minute, et vous à terre.

Vous avez peur de dissiper l'ensorcellement que Claire semble avoir sur le verroi.

Pourquoi la dévisage-t-il ainsi ?

Vous vous attendiez à de la clémence ; vous assistez à un avènement.

Claire se redresse.
Lorsqu'elle s'éloigne du griffon, il s'abandonne à son désespoir et s'effondre dans un râle qui pourrait précipiter la fin d'un monde.

«Qu'est-ce... Qu'est-ce que tu lui as fait ?

— Rien. Je ne lui ai rien fait.

— Comment tu as fait pour qu'il te laisse la sacoche ?»
Claire hausse les épaules avec un air d'évidence.

«Tu voulais cette sacoche, alors je l'ai regardé, et j'ai pensé très fort que nous avions besoin de la sacoche. Je crois qu'il a compris.»

Vous observez le verroi vaincu puis la petite fille.

«Les prétoriens n'ont rien dit ?»
Elle vous adresse un regard étonné.

«C'est quoi, un "prétorien" ?»

Vous en êtes convaincue : le verroi a senti le potentiel d'une chevaucheuse dans cette enfant.

Mais personne avant lui ne s'en était jamais aperçu.

«Tu as ce qu'il faut en toi... pour chevaucher un griffon.»
Vous ne savez comment interpréter cette prophétie que vous venez de proférer comme une mauvaise tireuse de tarot divinatoire.

Claire vous gratifie d'un nouveau haussement d'épaules.

«Je sais pas, mais tu as ta sacoche.»

Elle vous la lance négligemment.
Vous ouvrez la sacoche. Des rouleaux – trois.

«Alors ?»

Vous n'êtes qu'une simple soldate : les arcanes de la lecture vous ont été interdits par une éducation où pousser une charrue importait bien davantage que de déchiffrer des inscriptions sur un parchemin.
«Je ne sais pas lire.»

Claire soupire et lève une main fataliste.

«Mais ces documents ont forcément une importance stratégique, assurez-vous. Sinon, le messager n'aurait pas été abattu comme ça, au milieu de nulle part.»

Claire et vous observez le griffon sans plus de mots.
Le verroi mordille la nourriture que vous lui avez offerte sans plus de conviction qu'en aurait un mort en sursis.

Le jour agonise déjà ; la question du bivouac s'invite dans vos réflexions.

Vous pourriez monter le camp pour la nuit, ou poursuivre votre périple.
S'arrêter ici signifierait bénéficier de la protection toute relative du griffon, qui paraît avoir une affection instinctive pour Claire.

Mais vous ne pouvez oublier que l'estafette a été abattue en raison de ce qu'elle transportait – ce que quelqu'un, quelque part, recherche...
Aux crampes qui se durcissent dans vos muscles quand vous vous relevez, il apparaît que s'entêter dans la marche serait hasardeux.

Cette vitalité dont vous avez abreuvé le champ de bataille viendrait à manquer ; vous jugez même probable que la fatigue vous réclame avant Claire.
«On va faire halte ici pour la nuit. Je dois me reposer si je veux pouvoir tenir le glaive sans trembler.

— Ici ? À côté du mort ?

— Ici. À côté du verroi.»

Claire a une attention pour le griffon. Les yeux de la bête naviguent dans un brouillard hagard.
Ses sourcils forment un pli sans appel au moment de répondre :

«Demain matin, il ne sera plus là.»

Son assurance vous décolle les lèvres ; elle se moquerait certainement de votre bouche en cul de poule, si toutefois elle se dévissait du griffon.

«Qu... Comment tu... ?»
Claire a un de ses haussements d'épaules qui la vieillissent de plusieurs décennies.

«Je sais pas. Je sens qu'il va partir, c'est tout.»

Il y a quelque chose de prophétique chez cette gamine que vous préférez ne pas démanger.

«Tu peux aller chercher du petit bois ?
— Un feu ? Mais... on va nous retrouver.»

Vous posez genou à terre et commencez à déblayer de quoi accueillir un âtre.

«Quiconque a tiré sur ce chevaucheur est un arbalétrier d'exception, et il le sait. Je fais le pari que cette personne est convaincue d'avoir tué sa cible.»
Sans doute faut-il une poussée supplémentaire pour que Claire vous obéisse :

«Donc, cet arbalétrier recherche un cadavre ; les cadavres ne font pas de feu. Si on fait un feu, on repousse à la fois les animaux sauvages et notre plus grande menace du moment.»
L'enfant ne moufte toujours pas.

«Bref, vas-y.»

Vous pensiez votre tactique imparable, mais rien à faire : il vous faut exhumer une formule de votre vie antérieure, avant la Légion.

«S'il te plaît ?»

Vous ne pouvez réprimer des bras ouverts d'agacement.
Enfin, la petite fille consent à faire ce qui lui est demandé. Vous en profitez pour improviser un simulacre de bivouac : deux pauvres branches plantées dans le sol, une troisième en support de l'unique casserole emportée.

Par bonheur, elle est pourvue d'une anse.
Il n'y a pas de quoi revendiquer une recette ou même l'imagination : vous déversez le contenu de la musette dans le récipient.

Voilà toute l'étendue de votre rationnement – tout juste de quoi convaincre vos estomacs jusqu'au lendemain.

Claire revient bientôt.

Crépite le feu.
Le repas n'a guère de mérite que sa consistance, mais encore doit-il passer le nœud de vos estomacs. Le griffon s'est tu, et dans la lumière qui s'effiloche à cinq pas, il est égal à son chevaucheur.

Vous songez à la prédiction de Claire.

A-t-il déjà passé ?
«C'est la première fois que tu es en contact avec un griffon ?

— J'en ai déjà vus.

— Quand ça ?

— Aux défilés.

— Et ça t'a plu ?

— Je crois que je m'en fiche.»

Claire mastique avec une moue absente. Ce n'est peut-être pas le moment de remuer les rêves.
Vous rangez dans un coin de votre esprit le projet de présenter l'enfant à la gente chevaucheuse. La Légion redonne une famille d'acier à ceux qui n'ont pas celle du sang.

Plus tard, lorsqu'il sera temps de rebâtir. Plus tard, lorsqu'il sera temps de réfléchir.
À défaut de conversation, vous entretenez le feu. Il claque et pétille d'une joie qui imprègne le tissu de votre âme.

Vos pensées s'en rebouclent à la compagnie.

Vous croient-ils morte ? Sont-ils à votre recherche ?

Qui d'autre est resté face contre la terre du champ ?
Vous savez que vous ne devriez pas, mais un réflexe ramène toujours vos doigts à triturer les fils qui vous rebouchent l'arrière du crâne.

Ce n'est pas la première fois qu'on doit vous repêcher d'entre les mâchoires de Kérias.

«Danns, ma grande...»
Claire marmonne un «hum ?» distrait, à la lisière du sommeil.

«Danns, répétez-vous. Une amie qui m'a sauvée lorsque j'étais blessée. Comme toi. Il y a... plusieurs mois.»

Elle baille.

«Ah... alors, je dors.»

Vous n'avez pas le loisir de soupirer qu'elle est roulée en boule.
Vous tentez de raviver votre veille le plus longtemps possible. Mais à chaque fois que vous cillez, le déclin des flammes trahit votre somnolence.

Une branche, deux branches... vous donnez du poignet pour les braises autant que pour vous-même : l'engourdissement se répand.
Venues les heures les plus creuses et solitaires, un poids chaud appuie sur vos cuisses.

«J'ai froid, murmure Claire.»

Elle se pelotonne avec une grimace endormie, et ses huit ans lui sont rendus.

Vous faites couverture de votre bras.

Pour vous, la nuit n'est plus si sombre.
Le matin dévoile un vide où se trouvaient le chevaucheur et son griffon.

«Voilà, dit Claire, le timbre plat. Il est parti.»

Pour mystérieux qu'ils sont aux autres Hommes, les rouages du griffon lui sont comme une horloge sans couvercle. Un trouble diffus vous barre le front.
Vous reprenez la route dans un silence complet, épais – anormal, à présent. Les oiseaux n'ont plus d'ailes, les mammifères plus de pattes, les arbres plus de branches. Tout est d'une immobilité si dense que les quelques feuilles au sol en refuseraient presque de crisser.
Même le bruit feutré de votre lame qui s'extrait du fourreau n'a pas la tonalité habituelle ; il se dilate et se fige en une note unique, continue. Perpétuelle.

La réalité est en train de vaciller.

Vous avez déjà connu ça. Dans les marais.

Une magie est à l’œuvre.
Cinq mètres devant, Claire s'arrête raide.

«Un homme, et sa voix blanchit.

— Seul ?

— Un chevalier.»

L'air se rafraîchit sans avoir le piquant de l'hiver. Il se charge d'une moisissure indescriptible et rancit dans vos narines.

Vous pointez votre glaive.

Il émerge des bois.
Avant même de le détailler lui, vous êtes frappée du maléfice qui saisit toute la vie à son entour.

Là où son pied foule, l'herbe vrille, se contorsionne, grisonne et noircit ; meurt. Il pose un gantelet d'acier terne sur l'écorce et celle-ci pourrit aussitôt.
Son armure aurait trois fois votre âge, et plus de taches de rouille que vous n'avez de grains sur la peau. Sa cape flotte dans une brise qui ne souffle point ; on y voit à travers la besogne des mites et de l'oubli.

Sous son heaume, à moitié la chair, à moitié l'os nu.
Une visière d'un or éclatant dissimule ses yeux.

«Qui êtes-vous, hoquète Claire.

— C'est un des reîtres.»

Un envoyé de Kérias, scribe des défunts, galopant dans le sillage de l'armée impériale pour moissonner la terreur qui y croît.

En sa main gauche, une arbalète.
L'on prête tant de pouvoirs à ces funestes cavaliers qu'à dix fables pour une vérité, vous seriez encore impuissante face à lui.

Le reître garde l'éloquence du silence.

Tous ses mouvements sont d'une lenteur étudiée pour embrasser l'éternité.

Il vous propose une paume ouverte.
L'idée de défier la Mort en combat singulier flatte votre fibre de soldate ; celle tourner les talons, et de fuir sans vous retourner, découle de racines plus anciennes encore.

Le reître se permet la patience de celui que le temps effleure sans toucher. Sa paume demeure.
Une sensation serpente dans les recoins obscurs de votre esprit ; elle s'enroule et crachote des filets d'encre qui noircissent peu à peu vos pensées. La lutte vous est bientôt vaine, puis la fuite – et la vie elle-même se décharne de toute saveur.

Les souvenirs s'écornent.
Un désespoir impérieux strangule tout ce que vous chérissiez au plus haut de vos principes, chuchote «à quoi bon» à l'oreille des désirs, des vœux et des allégeances.

Car la Mort est devant vous, et sa seule présence suffit à vous vaincre.

Vous haussez une sacoche tremblotante.
Alors que vous approchez votre main de celle du reître, elle se parchemine, se desquame à vue d’œil ; s'assèche. Sans un cri du corps, la peau se disloque et commence à s'essaimer au vent insensible.

Dans la paume du reître, vous lâchez la sangle de la sacoche. Elle se craquèle.
Une à une, les phalanges du mortuaire chevalier se rabattent sur la lanière comme on enclencherait, un à un, les loquets d'une sépulture. Le déclic métallique de son gantelet sonne un glas.

Toujours et pour toujours solennel, le reître vérifie pesamment le contenu de la sacoche.
Un souffle caverneux enfle de la fente osseuse qui lui tient de bouche.

«QU'ILS SOIENT RÉCOMPENSÉS, cataclysme-t-il, CEUX QUI EXÉCUTENT...»

Il marque une pause remplie de l'écho qui explose.

«... LES VOLONTÉS DE KÉRIAS.»

Il siphonne à longs traits de l'air morne.
«BEAUCOUP AURAIENT PÉRI. PAR CES MISSIVES.

— Qui aurait péri ? L'armée impériale – ceux que vous servez ?»

Vous avez une voix de souris enrouée, qu'il inhume d'un rire tout en raclements de griffe sur une pierre tombale.

«MON DIEU JAMAIS N'A CEINT. LA MOINDRE COURONNE.»
Le reître écarte une main où viennent se lover les naseaux d'un destrier. Vous ne l'aviez pas même remarqué. Il brise l'enchantement qui vous empoignait le cœur d'un agile bond dans sa selle.

Et comme un songe fiévreux qui se déchire, sa cavalcade s'évanouit tout à fait.
Vous observez vos mains.

Rien.

Elles n'ont rien.

Quant à la végétation qui s'était torsadée d'agonie un moment plus tôt, la revoici verdoyante dans la clarté du zénith.

«Tu ne t'es même pas battue.»

Un sanglot chuinte pudiquement. Claire s'est recroquevillée au sol.
«Tu m'avais dit que la sacoche était importante. On n'a plus de nourriture. Dès que quelqu'un veut me prendre quelque chose, il me le prend. Ils ont pris mes parents, tu m'as pris notre nourriture, il a pris la sacoche...»

Son timbre se fissure ; des larmes s'y infiltrent.
«Je ne veux plus avancer. Je préfère rester là et tant pis. On me prend tout.»

Vous la prenez contre vous, et elle vous console autant que vous la consolez.

Vous êtes seules, au milieu d'une forêt hostile, et votre fierté de légionnaire n'est plus qu'une ruine souillée.
Vous n'êtes pas douée pour le réconfort, mais les pleurs de Claire l'entraînent dans l'épuisement et le sommeil rapidement.

L'allure lestée par son poids dans vos bras, vous marchez sur une lieue et demie avant qu'elle ne se réveille et reprenne son rôle de guide.
L'enfant trébuche plus qu'elle ne chemine, et vous écoulez trois fois plus de sabliers qu'il n'en aurait fallu pour atteindre l'orée des bois.

«Ils sont déjà là.»

Claire se laisse plaquer à terre par l'accablement.

Dans le village, les impériaux grouillent.
Des tentes et des réserves diverses ont été dressées aux abords de la bourgade, et il s'en faudrait de peu qu'on y ne croise plus d'uniformes que d'habitants.

Vos options s'amenuisent, mais vos vêtements actuels vous épargnent un décès aussi certain que rapide.
«Un dernier effort, Claire. C'est maintenant que tout va se jouer. Il faut qu'on trouve un moyen de transport – un cheval serait parfait.»

Vous plissez les yeux pour détailler le village, restez à l'affût jusqu'à ce que les soleils doivent être relayés par torches et lanternes.
La localité est petite – suffisamment petite pour que les opportunités rentrent dans un dé à coudre.

Vous avez repéré qu'une taverne était encore en activité. Qu'ils appartiennent aux officiers alnorriens ou à des voyageurs, des chevaux y sont probablement attachés.
De soudard à soulard, la distance est maigre : peut-être qu'à la faveur d'une nuit agitée, vous pourrez «emprunter» la monture d'un Alnorrien trop ivre pour le remarquer ?

Vous pourriez également tendre un guet-apens près d'ici, juste avant que la grand-route ne quitte la forêt.
Vous n'êtes plus très vaillante, mais armée de surprise, vous pourriez désarçonner un cavalier en vous laissant choir d'un arbre.

À condition que quelqu'un chevauche par cette route pendant la nuit, c'est entendu...

La perspective d'attendre ne réjouit pas votre estomac.
Votre regard n'a cessé d'errer sur la colline où pointe le clocher solitaire de la chapelle de Kérias, et les paroles du reître de se répéter dans votre mémoire.

Vous doutez qu'une récompense vous attende à la chapelle, mais les documents y sont peut-être encore.
Les Alnorriens vénèrent et craignent bien assez Kérias pour que le lieu soit sanctifié. Dans tous les cas, vous pourriez jouir d'asile temporaire entre les murs de son temple.

Mais une fois tout ceci dit et fait, serez-vous plus avancée ?

Qu'allez-vous décider ?
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